Il est 18h ce lundi 13 février. Comme tous les lundis, c’est l’assemblée de gestion au Cantiere, centre social milanais. Cela fait des années que ce rendez vous rythme le début de semaine et dernièrement, ils essaient de commencer à peu près à l’heure. 

Aujourd’hui était pour moi une sorte de jour de congé, si l’on considère le travail comme élément structurant l’emploi de mon temps quotidien. Je me presse donc pour assister à l’assemblée, mais dès mon arrivée, je comprends que les choses ne seront pas comme d’habitude.

 

En entrant, le sas est étrangement vide. Seul un homme qui ne vient jamais aux assemblées fume sa clope. Tiens, étrange de le voir là, lui. Je pousse les portants en plastique et le rez de chaussé est plein de monde s’activant. A droite, un groupe discute sérieusement : Combien nous sommes ? As tu appelé X pour la prévenir ? Il nous manque une voiture ! Est ce que A est arrivée ? J’essaie d’intercepter les conversations et comprend qu’une action se prépare. 

A mesure que j’avance dans la pièce, je découvre les éléments de celle ci. A droite, un petit groupe enroule du tissu rouge sur des bâtons de bois. Je comprendrais plus tard que le tissu sert à faire croire que ce sont des drapeaux pliés. Sur la gauche, une table est remplie de casques que Jak avait ramené la dernière fois, récupéré on ne sait où. Partout, des petits groupes discutent, s’affairent, attendent. Les cigarettes portées du bout des doigts sont constamment sollicitées. Il est de ces moments où l’on comprend sans avoir les mots. Étrange sensation due à la migration linguistique. 

J’arrive à interpeller Gia pour lui demander ce qui se trame. L’assemblée est reportée. Deux « associations » fascistes organisent ce soir une rencontre publique dans un espace prêté par la municipalité, dans la zone 4 de Milan. Nous allons faire un rassemblement pour empêcher la rencontre. L’anti-fascisme en acte. Après avoir parcouru les livres d’écoles et ses horreurs, il est de ces collectifs où la mémoire est réelle, où l’on apprend du passé pour construire le futur, où la barrière aux idées racistes et sexistes se construit à plusieurs un lundi soir de février. 

 

18h30. Les tubes en cartons qui servent habituellement à protéger les posters serviront ce soir à protéger les avants bras des militants, tous masculins. Découpés en deux, sur une longueur de trente centimètres, je comprend qu’ils n’en sont pas à leur première utilisation. 

18h34. Dieu que je regrette d’être habillée en jupe. Le simple collant noir me semble dorénavant beaucoup moins opaque que ce qui était écrit sur l’étiquette. 

18h45. Après un point collectif, hommes et femmes prennent un casque tant qu’il y en a et nous partons à 7 voitures. J’essaie d’avoir plus de détails mais c’est le genre de moment où les discussions ne sont pas vraiment fertiles. Je m’en tiens à la confiance que j’ai développé pour eux depuis déjà un mois. C’est le genre de moment où celle ci prend forme réellement. 

 

« On part ensemble, on rentre ensemble ». 

 

Les voitures avancent les unes derrière les autres, comme un cortège compacte et rapide, à griller les feux rouges s’il le faut. Et je suis dans la voiture balai ! Régulièrement sur la route, ce petit cortège d’automobiles s’arrête en double file pour nous attendre, même si le trafic de fin de journée affiche le voyant rouge. L’occasion de tester la conduite italienne, entassés à trois à l’arrière d’une corsa sans ceinture. 

19h30, nous arrivons dans ce quartier périphérique et allons d’un pas rapide au rendez vous, doublant les salariés sortant du boulot. 

Nous découvrons alors que les carabiniers avec 5 fourgons protègent l’entrée du bâtiment. La Police protège donc l’expression des idées fascistes ! Nos camarades étant de l’autre côté, nous faisons pour les rejoindre un cortège sur la rue, quarante que nous sommes ! Les choses se font rapidement et chacun connait sa place. Diable que c’est beau à voir cette organisation ! Nous marchons ainsi, bras dessus bras dessous, d’un pas alerte au son de slogans mondialement connus comme le Siamo tutti antifascisti  ou A-A-Antifa, et ce, bien que la route soit une immense avenue à l’heure de pointe.

 

Contre le fascisme ancien et nouveau, aujourd’hui et toujours, RÉSISTANCE !

 

Nous rejoignons les quelques camarades présents, composés notamment de retraités de l’ANPI (association nationale des partisans italiens) avec lesquels nous faisons front à la barrière de carabiniers. Très rapidement, ces derniers stoppent l’avancée du cortège avec des coups de matraques sur mes camarades trois rangs devant. Derrière, nous tenons les rangs et ne reculons pas face aux poussées. Certains ont les casques sur la tête. Si j’avais su qu’un jour je me retrouverais dans un cortège de tête…

Les choses se calment et laissent place aux slogans et chants destinés aux personnes entrant dans le bâtiment que l’on peine à voir. 

Vergogna (Honte)

Mia nonna partigiana me lo ha insegnato, combattere il fascismo non è reato 

(ma grand mère résistante me l’a enseigné, combattre le fascisme n’est pas un délit)

 

Deux airs de la résistance, Fiscia il vento et Bella Ciao, sont entonnés à plusieurs reprises par ce groupe inter-générationnel. Et ça fout la chair de poule de chanter tous ensemble ces airs, témoins et soutiens des différentes époques de l’histoire contemporaine italienne. Hélas, ils n’ont pas pris une ride et restent d’actualité. 

 

Se ci coglie la crudele morte                                     Si la mort cruelle nous surprend
dura vendetta verrà dal partigian,                             Dure sera la vengeance du partisan
ormai sicura è già la dura sorte                                 Il est déjà tracé le destin fatal
del fascista vile e traditor.                                         Du fasciste, lâche et traître.
Ormai sicura è già la dura sorte                                Il est déjà tracé le destin fatal
del fascista vile e traditor.                                         Du fasciste, lâche et traître.

 

21h. Nous décidons de faire une manifestation dans le quartier pour expliquer la situation. Nous sommes alors un peu moins de 200 à déambuler, sous l’oeil tranquille des carabiniers qui gèreraient presque la circulation automobile. Je suis là, à marcher, dans ce qu’on pourrait appeler une manifestation sauvage, heureuse d’avoir le droit de protester sans me faire gazer systématiquement comme cela l’est actuellement en France. A la vue du sourire sur mes lèvres, je peux partager ce sentiment avec les militants qui sont surpris d’entendre dire que ce genre de « balade » serait réprimé de l’autre côté des Alpes. Je réalise combien le droit de manifester est aujourd’hui en danger en France.

Après un tour des principales avenues du quartier, le cortège se sépare et nous reprenons la route ensemble. Le retour se fait de la même manière, à s’attendre en double file si une voiture n’est pas dans le champ de vision. Arrivés au Cantiere, à ranger les « affaires », assis sur les tables, la fatigue se pointe. Ça débrief rapidement au centre, puis chacun part reprendre ce qu’il avait mis en pause, le calendrier de la semaine comme le texte pour le projet de librairie pour enfants. 

 

Il y a des moments qui nous prennent et d’autres que l’on prend. Il y a ceux qui sont entre les deux, qui nous saisissent dès l’instant où l’on a décidé d’en être. 

 

Kerouac ne pouvait plus suffire. Les livres peuvent anticiper le temps, sentir le vent de loin, mais ils ne déchaînent pas le reste du corps. Pour cela, il faut de la musique, les chansons qui font se lever d’un bond, sortir dans la rue, ne pas sentir le froid, oublier de manger, crier ce qui est juste sans le demander à quiconque, le crier parce que tel est le terrain et que ceux qui sont à l’extérieur sont morts. » 

Le contraire de un. Erri de Luca

Article sur le site du centre social Il Cantiere 


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