Rosarno, Rosarno, Rosarno… Depuis que je travaille sur la thématique des travailleurs migrants en agriculture c’est un mot qui revient.

J’ai pris l’avion de Paris à Naples. Je suis désormais dans le train et j’en ai pour 4h30 avant d’apercevoir Rosarno. Alors j’attends, je n’ai pas d’apriori, j’attends de voir. Je surveille l’heure, c’est la prochaine gare.

Le train ralenti et s’arrête. J’arrive dans une gare de campagne, simple et un peu défraichie. C’est le genre de gare fantôme par laquelle on passe lorsqu’on voyage dans un train intercité mais où l’on ne s’arrête pas.

C’est ici que débarque par milliers des réfugiés économiques, climatiques, politiques, des exilés, des migrants, des hommes, des femmes, des enfants. Ils n’arrivent pas aussi facilement, confortablement installés dans un train impeccable et chauffé. Par quoi sont-ils passés, je n’ose imaginer.

Rosarno est connu et tristement connu (détails ici).

 

C’est Gi, italien, qui m’accueille, souriant et jovial. Il parle Français, ouf. Alors on est parti pour 30min de voiture à travers les oliviers et les orangers. Il parlera tout le long de son parcours professionnel et personnel, le temps pour moi de me décrisper. Je me rends compte alors que mon regard est à l’affut et que mon corps est tendu. De quoi ais-je peur ? Qu’est ce que je m’attends à voir surgir ? Rien de spectaculaire à l’horizon, rien à l’image de sa réputation. On pourrait passer en voiture sans se rendre compte de quoi que ce soit, quelle drôle de sensation.

 

 

Je finis par rencontrer la fine équipe. Ils sont tous sensibles à ces questions et résistent à leur manière : anciennes usines occupées, coopératives agricoles qui emploie dignement ses travailleurs, AMAP. Tous ces mouvements font partis du même réseau qu’on appelle Fuori Mercato, ils ont de commun qu’ils forment une alternative au marché, qu’ils luttent pour une souveraineté sociale et alimentaire. Autogestion et autodétermination sont les maitres mots.

 

 

Et puis j’ai rencontré ceux dont on parle. D’abord Lam’, grand et discret. Bavard lorsqu’on l’interroge et curieux. Ca fait 4 ans qu’il est en Italie. Il est sénégalais, je connais le Sénégal alors on parle de son pays. On parle de tout et de rien et on rigole. On évite de parler d’avenir et du passé. Puis autour d’une table je rencontre Mam’ et Mo. Mo est berbère comme moi et ça fait 8 ans qu’il est en Italie. J’adore ma région berbère et j’ai adoré le Sénégal, eux ont fui ces régions. Moi je retournerais bien travailler au Sénégal et rentre tous les ans dans le Souss marocain, pourtant eux l’ont fui. Le regrette-t-il ? Sont-ils coincés ici ? Parle-t-on du même Sénégal et du même Maroc ?

 

On est tous attablés : italiens, sénégalais, marocains, jeunes, vieux, bébés, chiens et on parle de tout et de rien.

Mo, Mam’ et Lam’ frôlent la quarantaine et ils attendent d’économiser pour retourner furtivement au pays voir leur famille.

J’ai la drôle impression qu’ils ne construisent pas une vie ici, ils attendent, ils travaillent, ils économisent et se battent et ça fait 4 ans, 8 ans ou 10 ans qu’ils sont ici. Ils sont entourés d’Italiens qui ont des enfants, une famille, une vie. Mais eux ce n’est pas ici qu’est leur attache et ce ne sera jamais ici. Un avenir serein et épanouie leur a été refusé.

Sont-ils intégrés ? Sûrement… parfois… à certains égards… auprès de certaines personnes… Ils se sentent chez eux ? Certainement pas.

Lam’, Mam’ et Mo sont là avec nous mais qu’à moitié.

 

 

Mon cerveau boue, j’imagine leur peine, leurs épreuves, les raisons de leur mutisme, les raisons du regard las de Mo’, le regard fuyant de Mam’, l’extrême discrétion de Lam’.

Je me sens révoltée par ces destins qui nous sont assignées. J’ai le luxe d’espérer putain, d’avoir une emprise sur ma vie, d’aimer et de construire. Je suis libre, ils ne le sont pas.

Je suis abattue par tant d’injustices, par l’écart d’espoir que l’on a dans l’avenir de nos vies respectives, par l’écart de nos possibilités et perspectives individuelles. On est pourtant si proches tous attablés à partager le même repas mais tellement loin d’être nés sous la même étoile