A l’écoute ici et .

Ce sont les villes qui nous habitent, au contraire de ce que l’on pense. Un an plus tard, et sans m’en rendre tout à fait compte, Rabat m’a apprivoisée. Comme le dit Gio en arrivant sur ce « terrain » qui nous est maintenant si familier alors que nous en repartons ; tout ce qui fait un monde, qui nous fait l’aimer comme le détester, c’est cela qui nous reste. Le Maroc à cela de bien à lui qu’il m’a soumise constamment à l’ambivalence des deux sentiments.

Il faut croire que c’est en arrivant à son terme qu’un moment de vie affleure dans sa pleine ampleur. Enfin quelque part au bout du voyage, comme d’autres de mes compagnons d’e (in)fortunes, je ressens le besoin de me retrouver. Comme si, perdu.es par inadvertance, il fallait prendre un instant pour admettre ce que l’on a laissé de soi, et reconnaître comme sien ce qui s’est adjoint pour nous en grandir.

Je n’ai pas eu le sentiment d’être à ma place. Un thé à la menthe parmi tant d’autres, la réflexion d’un ami : peut-être était-ce parce que je ne l’étais pas, simplement. Ne partageant du pays et des gens qui y naissent ni la langue, ni l’Histoire, ni la culture et ses subtiles expressions du quotidien, je ne peux imaginer y appartenir d’une volonté performatrice. Et ne saurais faire sourde oreille à l’écho venu d’un passé colonial sonore, de ma présence. Chacun à l’échelle de sa vie, a – t – on alors réellement besoin de trouver sa place partout où l’on soit ?

Aujourd’hui j’ai le sentiment que le Maroc m’a proposé de prendre une place. C’est ainsi que pour un temps donné ma vie a pris une place au Maroc, et que le Maroc a pris une place dans ma vie. Subtilement il m’a dépouillée de mes références et de mes comparaisons craintives. Les regrets et les manques d’une vie d’avant se transforment et perdent de leur pertinence. Les questions qui pouvaient brûler mes nuits se sont imprégnées de l’évidence.

On a Rabat dans la peau, nos corps respirent la ville. Nos cœurs battent au rythme du trafic, sans passage piéton, on traverse avec sérénité les artères passantes. On évite tant on les connaît les dalles des trottoirs, les rues trop bondées en fin d’après-midi,  les cafés pour hommes. On a sous la rétine la lumière d’un matin toujours printanier, s’éclatant sur les murs des maisons blanches de la Médina. Les couleurs des marchés, des vendeurs d’épices, de fruits, les bruits des chats chiens ânes poulets, les prix à la criée dans une langue devenue coutumière, les odeurs des cacahuètes ou des saucisses qui grillent dans la fumée des soirs. Ces noms qui nous possèdent : Bab el Had, Bab Laahlou, Bab Chellah. Jemaa el-Fna, ewili ‘Shuma. Les oasis à perte de vue au détour d’un voyage, la poussière de paysages arides et inviolés, les Mercedes taxi où l’on s’entasse lourdement à quatre à l’arrière, longeant la route côtière à pleine vitesse en écoutant la radio islamique. Les regards curieux ou fiers des inconnu/es.

Les espoirs du 20 février qui soupirent dans les voix de ceux qui le racontent encore.

La maladresse timide des jeunes qui partent seuls annuler les frontières, pour un avenir meilleur. Leurs rêves d’enfants malgré la misère, leur détresse ordinaire, leur jour le jour désorienté.

 

Rabat m’avait tout pris pour mieux donner.

 

On garde sous les doigts les mosaïques froides et le marbre des murs, les grains du pain traditionnel qui sert de fourchette au tajine, le savon noir qui glisse dans la chaleur du hammam laissant l’odeur de l’huile d’argan sur la peau et le corps en coton. Les hibiscus et les bougainvilliers, à en pleurer.

Les soirs frais et doux. Le muezzin s’est tu depuis longtemps, il marquera vers 5h le jour prochain. Les récitations coraniques qui le précèdent au creux du jour ont souvent accompagné mes nuits d’insomnie. Lorsque je me trouve à l’écouter suspendre d’autres instants, j’en éprouve une profonde tendresse un peu spirituelle.

C’est ce qui écume à la conscience, la veille de ce qu’on sait être la fin d’une époque. Il reste des cheesecakes au citron sur terrasse ensoleillée, ces moments vides qui nous remplissent d’amitié et amortissent la tragédie du quotidien. Il me reste une salle de sport vétuste et propre à la musique assourdissante mêlée aux rires des femmes qui se voilent et se dévoilent dans la proximité de l’effort et du jeu. Des douches communes, où parfois l’AITEC et Migreurop parlaient COP22 et définissaient des stratégies communes en se passant le savon. Rabat vue du cinquième étage, d’un balcon la nuit d’où l’on pouvait boire de l’alcool en ayant les pieds nus.

Et puis des hasards poétiques et des prières traduites en murmures sous de lourdes couvertures. Fièvres passagères qui convertissent à l’abri des rumeurs du monde – la politique du secret. Une route infinie entre collines et palmiers aux reflets roses de la fin du jour pâle, dans l’émotion d’une chanson qui parlait si justement d’amour, comme l’arabe en est la langue. Fait battre les cœurs sans comprendre.

Sur une soirée de thés et d’échecs, j’avais perdu ma reine, laissée de bonne grâce à l’ennemi/e. J’y ai gagné beaucoup.

 

Dieu, la Patrie, le Roi

Joies et peines pour un royaume, il me reste

La mer dévastratrice, et l’océan sous la lune

 

L3nik wa bismillah barakAllahu fik !