Depuis la crise bancaire de 2008, la mondialisation néolibérale se pose comme un véritable défi aux Etats et aux peuples, creusant les inégalités et pillant la planète au dépend de la justice sociale et climatique[1]. En Europe, les Etats du Sud (France, Grèce, Espagne, Italie, Portugal) subissent de plein fouet des politiques au service des intérêts financiers et au dépend des peuples. Les ennemis de l’intérieur sont pointés du doigt (les classes populaires, pour ne rien inventer) ainsi que la figure de l’étranger, traditionnel bouc-émissaire ressorti des tiroirs à l’heure où l’on s’interroge sur les responsabilités. Mais derrière ce tableau bien noir en apparence, des alternatives, souvent solidement ancrée dans l’histoire politique des pays et régions concernés, naissent, s’adaptent et se renforcent[2]. Ce sont souvent des périodes de crise qu’émergent les plus belles utopies : quand on n’a plus rien à perdre, on se prend à rêver…


 

L’histoire est écrite par les vainqueurs, dit-on. C’est peut-être pour cela que l’histoire des mouvements autonomes italiens, mouvements insurrectionnels de masse et durement réprimés, ainsi que celle des Centres Sociaux Autogérés (CSA), émanations de ces mouvements, n’ont que rarement été rapportés aux jeunes – et moins jeunes – français. Pourtant, la survivance de ces CSA comme lieux incontournables des luttes sociales italiennes depuis les années 1970, signe de leur vitalité et de leurs capacités d’adaptation, laisse à penser que ces multiples expériences ont largement de quoi nourrir et inspirer les mouvements citoyens de l’autre côté des Alpes…

Les centres sociaux autogérés, héritages des mouvements autonomes

 

Les mouvements autonomes : cosa è ?

Rome, 1er mars 68. Les étudiants s’affrontent avec la police lors de la tentative d’occupation de la Faculté. On compte 46 blessés dans les rangs des forces de l’ordre au cours de cet affrontement, qui restera gravé dans la mémoire nationale sous le nom de bataille de la Valle Giulia. C’est le point de départ d’un « long mois de mai qui dura dix ans »[3] pour les mouvements autonomes italiens.

On appelle mouvements autonomes les mouvements contestataires qui ont émergé à cette époque en Italie et dont l’influence sur la scène politique nationale s’est durablement fait sentir tout au long des années 1970 – avant d’être réprimés dans les années 1980. Les débuts du mouvement s’enracinent dans un contexte de transformation de la classe ouvrière suite à l’arrivée massive de jeunes ouvriers immigrés de l’intérieur, qui vont renouveler les méthodes de lutte dans les usines. Des liens sont faits entre luttes ouvrières et étudiantes, permettant au mouvement de gagner de l’ampleur.

Face à l’émergence de cette gauche extra-parlementaire, qui se construit hors des syndicats et des partis traditionnels, et donc potentiellement indomptable, l’Etat prend peur. Des attentats sont menés et imputés aux autonomes, ouvrant une période nommée « strategia della tensione » (stratégie de la tension) ; encore aujourd’hui les responsabilités ne sont pas clairement établies mais certains indices laissent à penser que ces attentats ont été commandités par le gouvernement italien avec l’appui de la CIA et de groupe néofascistes. Milan est au cœur de cette actualité profondément troublée : le 12 décembre 1969, une bombe explose Piazza Fontana faisant 16 morts et 88 blessés. Cet attentat, orchestré par l’extrême droite, constitue une étape déterminante de la strategia della tensione. En parallèle, une partie du mouvement autonome opte pour l’action directe contre le capital, et en particulier pour  la lutte armée. Ces insurrectionalistes s’organisent au sein de l’ « autonomia operaia », l’autonomie ouvrière, qui prône l’autodéfense du prolétariat : «la propagande armée ainsi que d’autres tendances armées se développaient indépendamment de la stratégie de la tension et des attentats d’extrême droite »[4] affirme Orestre Scalzone, figure de l’Autonomia Operaia.

La violence gagne du terrain et est de plus en plus légitimée au sein des mouvements comme seul moyen de répondre aux exactions policières et aux provocations de l’extrême droite. Ainsi naissent par exemple les fameuses Brigate Rosse (Brigades Rouges), à la fois mouvement politique et organisation de lutte armée.

 Le mouvement autonome s’effondre en 1979 suite à l’arrestation et l’incarcération de près de 25.000 militants. Une partie importante des Autonomes se replie alors dans les Centres Sociaux des grandes villes (Turin et Milan en particulier) créés concomitamment aux mobilisations de la décennie précédente.

Les centres sociaux italiens aujourd’hui, au cœur des mobilisations citoyennes

Les centres sociaux constituent une spécificité italienne héritée de cette histoire des mouvements autonomes : l’autoproduction, l’autogestion, la contre-culture, la confrontation directe avec toutes les représentations de l’État, ainsi que l’occupation de lieux autonomes vis-à-vis des institutions sont toutes des valeurs hérités du Mouvement et qui perdurent aujourd’hui. Plus de trente ans après leur émergence, ces centres sociaux s’inscrivent toujours au cœur de la vie politique locale. En effet, les centres sociaux mènent et relaient de nombreuses luttes internes aux quartiers, souvent populaires, dans lesquels ils s’inscrivent. En particulier, leurs militant.e.s mènent une réflexion et des mobilisations liés au droit au logement et au droit à la ville[5]. Ces centres investissent également le secteur culturel, sportif et artistique à travers l’accueil de nombreuses activités et initiatives citoyennes et militantes. A une plus large échelle, les CSA s’inscrivent également au sein de luttes régionales, nationales ou internationales, en tant que relais et soutien de mobilisations touchant à des thématiques variées : antifascisme et antiracisme (thématique particulièrement prégnante en Italie qui fera l’objet d’un prochain article) féminisme, politiques migratoires, environnement et lutte conte les grands projets inutiles (mouvement No Tav – contre la ligne TGV Lyon-Turin, défense des droits, etc.). Grâce à des liens militants réguliers structurant leurs relations, les centres sociaux ont permis l’organisation de mobilisations importantes, à tel point que ce mouvement a été appelé « L’onda » (la vague) pendant un temps[6].

Depuis la crise de 2008, une vague de mobilisations sur les terrains politiques et sociaux a émergé en Italie, dans laquelle on retrouve beaucoup des caractéristiques des mouvements des jeunes espagnols ou grecs, les Centres sociaux constituant généralement une base arrière de ces mobilisations.

 Ainsi, par la continuité de leurs pratiques depuis les années 1970, sans cesse mises en discussion et améliorées par les groupes, les CSA constituent de véritables laboratoires d’alternatives à un modèle libéral en bout de course ; l’Italie semble donc constituer un vivier riche et foisonnant d’alternatives, en particulier au sein de ces lieux de mobilisations citoyennes.

Cinq mois pour relier des lieux au centre des mobilisations citoyennes

 

Il Cantiere, chantier d’initiatives politiques, culturelles et sociales à Milan

 

Le Nord de l’Italie se caractérise par le dynamisme des extrêmes, tant à droite qu’à gauche. Milan, importante ville industrielle et capitale de la région Lombardie, abrite de nombreux Centres sociaux issus de la tradition des mouvements autonomes. Cela dit, les liens entre ces centres sociaux sont loin d’être fluides, du fait de clivages politiques parfois issus des années 1970 mais aussi du fait de divergence en termes de modes d’action. Il Cantiere est l’un des CSA les plus important de Milan, voire même du Nord du pays. En 2001, un groupe de jeunes militants investit un immeuble à l’abandon. L’objectif est alors de créer un espace ouvert permettant d’accueillir les jeunes et les habitants du quartier et d’accueillir nombre d’initiatives sportives, culturelles, sociales et politiques. En 2009, les membres du Cantiere s’unissent aux habitants du quartier populaire limitrophe de San Siro, cible de spéculations immobilières, pour mener une lutte pour le droit au logement. En 2013, ces actions se concrétisent brillamment par la réquisition d’un ensemble de cinq bâtiments, le Spazio di Mutuo Soccorso, qui accueille – après d’importantes rénovations – des appartements, des salles de classe, un gymnase, une université populaire, etc.

Le CICP, lieu emblématique de la solidarité internationale à Paris

Retour en France. Le CICP (Centre International de Culture Populaire) est une maison d’associations et un lieu de soutien des luttes et mouvements sociaux pour celles et ceux qui se consacrent à des actions de solidarité internationale, de défense des Droits de l’Homme. Le CICP se distingue sur la scène des lieux militants et autogérés parisiens de par son ouverture aux mouvements sociaux, rendue notamment possible du fait de sa complète autonomie financière vis à vis des pouvoirs publics : propriétaire des murs via une SCI (Société Civile Immobilière – la SCI et le CICP étant néanmoins indépendants l’un de l’autre), le Centre vit uniquement des cotisations de ses associations membres et de la location de ses salles de réunion et de spectacle aux extérieurs. Cette indépendance lui permet de perdurer quand d’autres lieux subissent de plein fouet les baisses de subventions généralisées.

Le CICP est également détenteur d’un héritage politique fort et singulier. Il est créé en 1976 à l’initiative du CEDETIM ; cette association s’est elle-même constituée à la fin des années 1960 en soutien aux mouvements de décolonisation et de lutte contre les dictatures, puis dans un objectif de lutte contre l’impérialisme, avant de redéfinir son projet associatif autour de la promotion des initiatives de solidarité internationale[7]. L’objectif du CICP, situé d’abord rue de Nanteuil dans le XVème arrondissement de Paris, puis au 21 ter rue Voltaire dans le XIème, est de mettre à disposition des associations, collectifs et mouvements sociaux les moyens matériels et humains à leur organisation, et à l’exercice de leurs libertés d’expression et de réunion. Ainsi, le centre est composé de bureaux loués par des associations et collectifs, des salles de réunion, d’un centre de documentation, etc.

Ma mission

Comprendre, relier, s’inspirer de ces histoires politiques singulières et méconnues du grand public, mais parfois également des mouvements militants : c’est dans ces objectifs que s’inscrit ma mission. Elle fait suite à un échange organisé en 2014 à Séville (Espagne) entre le CICP et la Casa Palacio del Pumarejo. Cet échange avait permis la relance d’un réseau informel de maisons et lieux culturels et associatifs autogérés en France, en Espagne, en Palestine et en Italie. Aujourd’hui, le CICP souhaite renforcer les liens existants avec Il Cantiere et mieux comprendre le contexte (historique, politique, social) dans lequel il s’inscrit. Plus largement, l’objectif de cette mission est de comprendre et de documenter la dynamique des CSA en Italie et de mesurer leur importance au sein des mobilisations citoyennes, mais surtout de favoriser les échanges entre ces deux structures et les solidarités entre les luttes par delà les frontières.


 

 

[1] Pour en savoir plus sur la notion de justice climatique : voir les articles de Zoé et Inès)

[2] Lire aussi, sur la situation en Grèce, l’article de Lucile

[3] Erri De Luca, Italie 70. Récits du mouvement autonome italien. In : Infokiosque. Disponible sur : https://infokiosques.net/lire.php?id_article=551 (consulté le 13/03/2016)

[4] O.Scalzone et P.Persichetti, La Révolution et l’Etat, Dagorno, 2000. Cité par : G. Origoni, « Les Autonomes italiens, la lutte armée et le terrorisme », 2014. In : Fragments sur les temps présents. Disponible ici. Consulté le 12/03/2016.

[5] Lire l’article de Caterina pour plus de détails.

[6] http://rebellyon.info/Squat-revolte-et-alternative

[7] La dénomination actuelle du CEDETIM est : Centre d’Étude et d’Initiatives de solidarité internationale.