En décembre dernier, après un mois en Andalousie, je me suis enfin rendu à Melilla, enclave espagnole au Maroc. Pour rappel, Ceuta et Melilla sont les seules frontières terrestres de l’Union européenne avec l’Afrique. Elles constituent depuis plus de dix ans une route migratoire attractive, même si leurs frontières sont de plus en plus militarisées et fermées, avec le soutien de l’Union européenne et l’étroite coopération du Maroc.

J’ai décidé de relater ma visite à Melilla en plusieurs articles, afin de ne pas surcharger la lecture. Voici le troisième et dernier épisode (pour lire ou relire les deux premiers, c’est par ici et par ). Bonne lecture !

Ma première fois au Maroc. Pas celle que s’imaginent la plupart des gens. Ni excursion « typique » à dos de dromadaire dans le désert, ni club Med. Je ne suis pas venu comme touriste.

Le dernier jour de notre mission à Melilla, Elsa et moi nous sommes rendu de l’autre côté de la frontière hispano-marocaine pour rencontrer deux militants locaux. Et forcément, avant d’atteindre le Maroc, nous avons dû franchir le fameux poste-frontière international de Beni Ansar.

Beni Ansar

Ce poste-frontière, j’avais tenté de l’imaginer maintes fois. C’est en effet par là que tentent d’entrer les Syriens, en payant les autorités marocaines ou en se faisant passer pour des Marocains avec des passeports achetés. C’est aussi non loin de là que se trouve le bureau d’asile, censé permettre à tous les étrangers à la frontière de demander l’asile auprès des autorités espagnoles. Le bureau a été ouvert l’année dernière, à peu près au moment où une nouvelle loi espagnole prétendait légaliser les refoulements immédiats vers le Maroc à la barrière, en toute violation du droit international et européen. Si le législateur a fini par introduire une clause de respect des droits de l’homme dans cette loi, les refoulements « à chaud » continuent aujourd’hui en dehors de toute procédure légale (y compris celle qu’exige implicitement la nouvelle loi), et donc en toute illégalité.

Sur place, on comprend mieux l’escroquerie politique que représente le bureau d’asile. Depuis son ouverture, le gouvernement espagnol soutient régulièrement, y compris devant la Cour européenne des droits de l’homme, qu’il n’est plus justifié pour les personnes d’Afrique subsaharienne de sauter par-dessus la barrière pour demander l’asile en Espagne, puisque elles peuvent désormais se rapprocher du bureau d’asile. Mais alors, pourquoi en 2015 n’y a-t-il eu aucune demande d’asile déposée auprès de ce bureau par un Subsaharien ? Serait-ce parce que ce ne sont à la vérité que des « migrants économiques » comme l’affirme en toute mauvaise foi le ministre de l’Intérieur espagnol ? Non.

Sur place, on comprend tout de suite beaucoup mieux. En fait, le bureau d’asile en question se trouve du côté espagnol du poste-frontière, si bien que pour arriver jusque là, il faut d’abord que les autorités marocaines laissent passer. Pour un Syrien, c’est difficile mais pas impossible. Pour un Noir, c’est tout simplement impossible. Et en amont, les migrants subsahariens sont visés par des opérations régulières des forces de l’ordre marocaines qui visent à démanteler tout campement dans la zone frontalière. Récemment, ces opérations se sont généralement soldées par des arrestations arbitraitres et un transfert forcé vers le Sud du pays (Tiznit notamment). Dans quelques cas, cela s’est accompagné de la mort de plusieurs personnes. Et vous imaginez bien que les autorités lancent rarement une enquête dans ces cas-là, sauf sous la contrainte et pour ensuite étouffer l’affaire au plus vite.

Pourtant, le Haut-Commissariat aux Réfugiés des Nations-Unies (HCR), qui de manière tout à fait exceptionnelle a ouvert un bureau à Melilla, signe de sa préoccupation, estime que 60 à 70% de ces migrants sont de potentiels demandeurs d’asile. Mais aucun n’a pu se rapprocher du bureau d’asile. Et à la barrière, les refoulements vers le Maroc continuent, sans aucune identification individuelle ni possibilité de demander l’asile ou d’être défendu par un avocat.

Voilà pourquoi j’estime que ce bureau relève de l’escroquerie politique. Le gouvernement espagnol nous prendrait-il pour des demeurés ?

Sit-in de l’AMDH Nador

A Nador, nous avons assisté à un sit-in de la section locale de l’Association Marocaine des Droits Humains (AMDH), . Banderoles trilingues (arabe, amazigh et français), claquement de mains, slogans chantés dans une langue que je ne comprends pas (je ne saurais dire si c’était de l’arabe ou de l’amazigh, ou un peu des deux). On est forcément frustrés. Heureusement, une militante âgée, jadis professeure de français, nous fait la traduction. Ca parle de corruption, de chômage, de guerre inutile, de libertés, d’inégalités sociales, de justice, de jeunesse. La manifestation n’est pas seulement l’expression d’une colère, elle se fait au moyen de chants, qui semblent célébrer des idéaux et des revendications. Ca me rappelle un peu l’Afrique du Sud où j’ai vécu quelques mois et où les manifestations consistent en des processions dansantes et chantantes.

Ci-dessus une vidéo du sit-in. Pour voir des photos et une vidéo d’Elsa qui répond aux questions de la presse locale, c’est par ici et par .

J’étais un peu stressé au début de cette manifestation. Même si le droit a manifester existe théoriquement au Maroc, ce n’est pas sans risque que les militants manifestent sur la voie publique. Dans le royaume chérifien, la critique de la société civile, même exprimée pacifiquement, est parfois violemment réprimée par les forces de l’ordre. Finalement, le sit-in a eu lieu sans incident. Mais j’admire d’autant plus les militants locaux qui prennent de vrais risques pour défendre leurs idées.

Après cette expérience au Maroc, je comprends mieux l’intérêt d’un droit aussi fondamental que celui à manifester, qu’on peut avoir tendance à prendre pour acquis. Même si ce droit a récemment fait l’objet de restrictions importantes en France avec l’état d’urgence, nous ne sommes pas confrontés au même niveau de répression que dans beaucoup de pays du monde.

Père Esteban

Après le sit-in, nous avons été discuter avec Esteban Velázquez, un sacerdote jésuite espagnol. A l’époque de notre rencontre, il vivait encore au Maroc et agissait depuis plusieurs années auprès des migrants dans la zone. Il se rendait régulièrement dans les forêts où campent celles et ceux qui ont pour projet de franchir la barrière. Son organisation, la Délégation des Migrations de l’Archêché de Tanger, apportait une aide humanitaire aux personnes, leur fournissant de quoi survivre, dans des conditions on ne peut plus précaires. En décembre, le « père Esteban » nous racontait les dernières difficultés de son organisation avec les forces auxiliaires marocaines, qui obstruaient l’assistance humanitaire aux migrants dans les forêts.

Mais les difficultés ne se sont pas arrêtées là. Un mois plus tard, alors qu’il rentrait d’Espagne, le prêtre s’est vu refusé l’entrée sur le territoire marocain. Il a alors appris que son titre de séjour avait été annulé. La raison ? Ce n’est pas très clair, du moins officiellement. La presse a spéculé d’un côté comme de l’autre de la frontière. Les organisations espagnoles membres de Migreurop ont écrit un communiqué pour dénoncer ce qu’elles considèrent comme une mesure répressive à l’encontre d’une personne qui dérange le régime.

Repasser en Europe en l’espace de quelques minutes… 

A la fin de la journée, Elsa a repris le train pour Rabat et je suis parti reprendre le bateau pour Málaga. Mais avant, je suis évidemment repassé par Beni Ansar.

En l’espace de quelques minutes, une fois le passeport français et le formulaire de sortie présentés, j’étais repassé de l’autre côté sans autre formalité. Bon d’accord, après que les policiers marocains à la frontière me demandent si j’étais marocain ou d’origine marocaine… Mais j’étais de nouveau à Melilla en très peu de temps.

Une fois en Espagne, j’ai eu une pensée émue pour toutes les personnes pour qui cette frontière reste un immense obstacle. J’ai détesté mes privilèges. J’ai détesté la facilité avec laquelle j’ai pu franchir cette frontière, qui reste fermée pour tant d’autres.

C’est pour toutes ces personnes que nous devons nous battre, pour que l’égalité ne reste pas un concept théorique, pour que chacune et chacun ait les mêmes chances dans la vie, pour que le destin des gens ne soit plus déterminé par l’endroit où ils sont nés.