En décembre dernier, après un mois en Andalousie, je me suis enfin rendu à Melilla, enclave espagnole au Maroc. Pour rappel, Ceuta et Melilla sont les seules frontières terrestres de l’Union européenne avec l’Afrique. Elles constituent depuis plus de dix ans une route migratoire attractive, même si leurs frontières sont de plus en plus militarisées et fermées, avec le soutien de l’Union européenne et l’étroite coopération du Maroc.

J’ai décidé de relater ma première visite à Melilla en plusieurs articles, afin de ne pas surcharger la lecture. Voici le deuxième épisode (pour lire ou relire le premier, c’est par ici). Bonne lecture !

Après le « fascist tour », j’ai découvert une ville glauquissime. La quadruple barrière qui entoure la ville crée une atmosphère étouffante. Aux statuts et noms de rues franquistes, ajoutez l’omniprésence de la Guardia Civil, en uniforme comme en civil. Et quand les agents eux-mêmes ne sont pas là, on peut raisonnablement soupçonner la présence des membres de leur famille. Bref, un peu angoissant pour un militant qui passe plusieurs jours dans la ville…

De ma courte visite dans cette enclave suffocante, je vous ai rapporté trois histoires d’injustice, qu’il m’incombe de relayer.

Deux familles à la rue

Lorsque les personnes en migration parviennent à franchir la frontière de Melilla, elles sont enregistrées et logées dans un centre d’accueil appelé « CETI » (« Centro de Estancia Temporal de Inmigrantes »), en attendant d’être transférées à la péninsule. Plusieurs mois peuvent s’écouler avant qu’elles n’obtiennent le laisser-passer qui leur permet de prendre le ferry pour Málaga. L’attente est d’autant plus interminable et insupportable que la date du départ ne leur est communiquée que quelques jours auparavant (généralement le lundi pour le mercredi). Tout récemment encore, quinze Syriens ont engagé une grève de la faim pour protester contre le fait que leur séjour à Melilla s’éternisait et qu’ils n’avaient reçu aucune information sur leur situation de la part de l’administration [1].

En discutant avec des résident-e-s devant le CETI, Elsa et moi avons rencontré deux familles syro-marocaines expulsées du centre quelques semaines auparavant et vivant dehors. La raison ? Les demandes d’asile déposées par les deux femmes marocaines accompagnées de leurs enfants syriens ont été déclarées inadmissibles (« inadmitidas a trámite »), en l’absence des pères syriens respectifs. A partir de cette décision, les autorités considèrent que ces deux familles ne peuvent plus prétendre à une place dans le CETI. Après 22 jours passés à l’intérieur du centre, elles sont forcées d’en ressortir, sans aucune proposition de relogement.

Du jour au lendemain, les deux femmes et leurs enfants en bas âge se retrouvent donc à la rue, dans des conditions de vie extrêmement précaires : sans nourriture, sans eau, sans toit, sans sanitaire et sans assistance médicale, malgré les problèmes de diarrhée d’un enfant de deux ans et les infections dentaires et les poux d’une jeune fille de huit ans. Les deux familles dorment sous des tentes, face au centre d’accueil moins saturé que d’habitude (selon les dires des résidents eux-mêmes) et juste à côté d’un splendide terrain de golf verdoyant (financé à 80% par des fonds de l’UE destinés à « l’aide au développement »). Pendant qu’Elsa et moi discutons avec les familles, une golfeuse passe non loin, dans l’indifférence la plus totale. Quelle meilleure allégorie de l’Europe ?

Au premier plan, Melilla et le terrain de golf financé par l’UE. Derrière la barrière elle aussi financée par l’UE, le Maroc.

Nous avons rencontré ces deux familles le 8 décembre 2015. Malgré la mobilisation du militant José Palazón dès le mois de décembre, il aura fallu encore un mois, la visite d’une chercheuse d’Amnesty International Espagne et la pression médiatique pour qu’enfin, les deux familles soient réadmises dans le CETI.

Un jeune grièvement blessé à la barrière

Le 21 novembre dernier, Mamadou a réussi à entrer en Espagne mais il aurait pu y passer. Au terme de plusieurs heures difficiles au sommet de la barrière, le jeune malien âgé d’à peine 20 ans a fait une chute de six mètres de haut. La partie supérieure de la barrière a cédé. Mamadou a survécu mais n’en est pas ressorti indemne : il a passé deux mois à l’hôpital Comarcal de Melilla, dont les 14 premiers jours dans le coma.

Ce jour-là, ils étaient une trentaine à avoir atteint le sommet de la barrière. Comme d’habitude, la plupart ont été refoulés vers le Maroc, sans aucune possibilité de demander l’asile ou de contester cette expulsion collective, ce qui est contraire au droit européen des droits de l’homme. La Cour européenne des droits de l’homme examine actuellement deux plaintes déposées contre l’Espagne concernant ces « refoulements à chaud » (« devoluciones en caliente ») [2], que le législateur espagnol a tenté de légaliser en mars dernier sous la nouvelle figure juridique des « renvois à la frontière » (« rechazos en frontera »).

Avec Elsa, nous avons rendu visite à Mamadou à l’hôpital, pour lui apporter notre soutien et prendre de ses nouvelles. Nous l’avons trouvé dans un état critique. Il ne parvenait presque pas à parler et semblait désorienté, absent. A la sortie de l’hôpital, le silence a eu raison de nous. L’envie de se taire et de crier tout à la fois. En y repensant, l’envie de gerber. Face à ce genre de situations, comment ne pas être écoeuré par les conséquences des politiques migratoires européennes, toujours plus restrictives, sécuritaires et mortifères ?

Plus tôt dans la journée, nous avons été voir la quadruple barrière qui sépare l’Espagne du Maroc, cette fameuse barrière qui, avec celle de Ceuta, coûte chaque jour plus de 22 000 euros aux contribuables espagnol-e-s et européen-ne-s. Et c’est sans compter les dépenses liées à la présence quotidienne d’effectifs importants de la Guardia Civil.

Nous avons longé la barrière en silence. L’atmosphère était pesante. Dans les barbelés, j’ai aperçu des lambeaux de vêtements, sinistres témoins des dernières tentatives de franchissement de la barrière. Je me suis imaginé la scène si souvent répétée : plusieurs dizaines de jeunes d’Afrique subsaharienne, qui n’ont pas eu la chance de naître au même endroit que moi, perchés en haut de la barrière et déterminés à passer de l’autre côté.

DSC_5989

La quadruple barrière qui sépare l’Espagne du Maroc

Malheureusement, la situation indigne de Mamadou s’est prolongée au-delà de la frontière. Alors qu’il est aujourd’hui toujours en convalescence et qu’il n’est pas autonome, il a été transféré au CETI, dont les installations ne sont absolument pas adaptées pour recevoir quelqu’un dans sa situation. Grâce à la voix du militant José Palazón et à la pression médiatique, il devrait prochainement être transféré à la péninsule pour être accueilli dans un centre adapté à ses besoins. Mais une fois de plus, l’administration se contente sans vergogne d’attendre l’indignation publique pour improviser une solution et ainsi sauver son image.

Un adolescent mort en essayant de rejoindre le port

Oussama, je ne l’ai pas rencontré. Il était déjà mort quand j’ai été à Melilla. J’ai seulement pu voir l’endroit où il a perdu la vie au printemps 2015 en tentant de rejoindre le port pour embarquer vers la péninsule.

Il y a à Melilla plusieurs centaines de mineurs isolés marocains, dont au moins une cinquantaine vivant dans la rue. Ce dernier chiffre n’a jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui, selon José Palazón, président de l’association Pro Derechos de la Infancia (Prodein). Les jeunes entrent dans l’enclave grâce au régime spécifique réservé aux ressortissants marocains, parfois en rusant les autorités au poste frontière. Une fois à l’intérieur de la ville, l’intention de certains est de rejoindre la péninsule. Toutefois, à l’inverse des adultes et des mineurs accompagnés, les mineurs isolés étrangers ne sont pas transférés à la péninsule par les autorités, soi-disant car Melilla ne fait pas partie de l’espace Schengen, et malgré la saturation des centres d’accueil dans l’enclave.

Les quelques cinquante jeunes sans abri refusent d’être accueillis dans le principal centre « La Purísima », qui a déjà fait l’objet de plusieurs plaintes pour mauvais traitements et dont les mineurs ont peur d’être expulsé une fois majeurs, avec en prime une éventuelle expulsion vers le Maroc. Ils préfèrent donc essayer d’embarquer « clandestinement » [3] vers la péninsule. Pour déjouer la surveillance du port par la Guardia Civil, ils descendent de l’un des murs du phare pour se faufiler par un petit sentier jusqu’au port. Et puis en mai dernier, un adolescent marocain, Oussama, a glissé du mur et s’est fracassé contre les rochers en bas. Il est décédé.

Tout près du lieu de l’incident mortel (je n’ose parler de tragédie car le dénouement n’était pas inéluctable à mon sens), Elsa et moi scrutons le mur et les rochers en contrebas. Le silence est assourdissant. Je me demande comment on peut en arriver là, comment les autorités de la ville peuvent être si indifférentes face à la situation des jeunes marocains. Je ne comprends pas.

Le lieu de la chute mortelle d’Oussama

Le phare et en contrebas, le sentier emprunté par les mineurs marocains pour rejoindre le port

La zone du port où les mineurs marocains essaient d’embarquer pour la péninsule

Où sont les 500 millions de citoyens européens et leurs dirigeants ? 

Mamadou a failli mourir au pied de la barrière. Oussama est mort et il est loin d’être le seul. En 2015, plus de 3700 personnes – dont environ 20% d’enfants selon Unicef – se sont noyées en Méditerranée. C’est sans compter celles et ceux qui ont péri aux barrières de Ceuta et Mellilla ou dans les forêts autour des enclaves, à Calais, en plein désert du Sahara et à d’autres étapes des périlleuses routes migratoires vers le continent européen.

Aux portes de l’Europe, les personnes en migration ne se heurtent pas seulement à un mur physique. Elles se heurtent aussi à un mur d’indifférence et de silence. Certes, il y a eu « l’épisode Aylan » l’an dernier. Mais combien de temps le sensationnalisme des médias de masse a-t-il duré ? Combien de jours, de semaines, de mois ou d’années faudra-t-il avant que les politiques migratoires de l’Europe ne changent vraiment ? Et en attendant, combien de personnes trouveront encore la mort en tentant de rejoindre l’Europe ?

Après mon court séjour à Melilla, je me demande vraiment où sont les 500 millions de citoyens européens et leurs dirigeants. Où sont ces 28 pays de l’Occident qui se pensent si « développés » et « civilisés » ?

Oui, si développés et civilisés – et ô combien rationnels ! – qu’ils crient à l’invasion lorsqu’ils voient arriver à leurs frontières l’équivalent de moins d’1% de leur population.

Si développés et civilisés qu’ils sont incapables d’accueillir et d’intégrer dignement ces femmes, ces hommes et ces enfants.

Si développés et civilisés – et si honnêtes ! – qu’ils n’ont absolument aucun scrupule à laisser passer les actes criminels présumés de quelques individus pour ceux de tout un collectif de personnes.

Si développés et civilisés que l’un de leurs premiers réflexes à l’arrivée de ces exilé-e-s est de leur confisquer le peu de biens qu’il leur reste de leur vie antérieure.

Si développés et civilisés qu’ils poursuivent la militarisation des frontières de l’Europe à un coût financier et humain exorbitant.

Mon rêve pour l’Europe

Il est encore temps de choisir une autre voie. Il est encore temps d’ouvrir nos frontières et de permettre aux nouveaux arrivés de se construire une vie digne et paisible à nos côtés.

Face à la crainte que ces personnes ne s’intégrent pas, commençons par désinvestir les centaines de millions d’euros dédiés à la « protection de nos frontières » et réinvestissons ces sommes colossales dans l’avenir de nos futurs concitoyens. Les personnes en migration sont une richesse à tous égards. Elles sont un vivier d’énergie, de connaissances, de compétences, de résilience et d’espoir. Avec un minimum d’accompagnement au début, elles pourront contribuer activement à notre société, comme bon nombre le font déjà, sans notre aide et malgré nos politiques répressives.

Avec un peu de volonté politique, nous pourrions ainsi transformer la prétendue « crise des migrants » [4] en ce moment de l’Histoire où les Européen-ne-s ont décidé d’abattre leurs murs et de bâtir des ponts avec les autres continents.

Voilà mon rêve pour l’Europe du XXIe siècle. Aidez-moi à le réaliser !

***

[1] Au moins l’un d’entre eux était bloqué à Melilla depuis plus de huit mois. Possible cause de ce séjour anormalement long : le refus des grévistes de demander l’asile en Espagne, par crainte de devoir y rester en vertu du réglement Dublin (une loi européenne qui oblige les personnes étrangères à déposer leur demande d’asile dans le premier Etat européen où elles posent les pieds). Ils ont finalement abandonné leur grève de la faim, trop faibles pour continuer. En réaction, les autorités locales ont eu l’indécence et le cynisme de qualifier leur protestation collective de « chantage » auprès de l’administration, tout en affirmant que ces quinze Syriens auraient très bien pu demander l’asile et ainsi être transférés à la péninsule dans de meilleurs délais.

[2] La première affaire (N.D. et N.T. c. Espagne) concerne le refoulement d’un Malien et d’un Ivoirien le 13 août 2014, clairement documenté par José Palazón dans une vidéo disponible en ligne. La deuxième affaire (Doumbe Nnabuchi c. Espagne) concerne le refoulement particulièrement violent d’un Camerounais le 15 octobre 2014, également documenté par José Palazón dans une vidéo disponible en ligne.

[3] Je mets des guillemets pour souligner l’illégitimité des lois qui illégalisent la mobilité humaine.

[4] C’est en réalité une crise des politiques migratoires européennes, dont l’approche sécuritaire est un échec manifeste.