Au début des années 1990, les deux enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla deviennent une route migratoire attractive pour les migrant-e-s cherchant à rejoindre l’Europe. Bien qu’exclues de l’espace Schengen, ces deux villes, résidus du colonialisme espagnol, sont les seuls territoires européens à partager une frontière terrestre avec l’Afrique. Il y aurait donc là une route a priori moins dangereuse, car n’impliquant pas de traverser la mer Méditerranée pour arriver en Europe. De plus, les routes alternatives comme celles des Canaries et du détroit de Gibraltar ont été progressivement fermées par les autorités espagnoles et européennes dans la deuxième moitié des années 2000[1]. 

Ceuta-melilla
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La coopération historique entre l’Espagne et le Maroc

Pour autant, la frontière de Nador-Melilla est elle aussi devenue de plus en plus dangereuse et infranchissable. Dès l’automne 2005, les migrant-e-s qui tentent de la franchir font régulièrement l’objet de refoulements immédiats vers le Maroc et de violences policières parfois mortelles[2]. Plusieurs plaintes ont été déposées au fil des années, mais la majorité des dossiers sont classés sans suite. L’impunité règne ainsi à la frontière hispano-marocaine depuis 10 ans[3].

Dès 1992, l’Espagne obtient du Maroc sa coopération par la conclusion d’un accord par lequel le Maroc s’engage à réadmettre toutes les personnes ayant transité par son territoire. Cet accord bilatéral de réadmission, bien que resté largement inappliqué (les renvois vers le Maroc se feraient plutôt sur la base d’accords informels) et ratifié vingt ans après sa signature, est néanmoins emblématique de la coopération historique entre le royaume chérifien et l’Espagne.

Une frontière de plus en plus dangereuse et infranchissable sous la pression de l’Union européenne

Par la suite, l’Espagne et l’Union européenne font de plus en plus pression sur le Maroc pour que ce dernier joue un rôle prépondérant dans la « lutte contre l’immigration irrégulière ». Dans les années 2000, le Maroc durcit ses politiques migratoires et réprime durement les migrant-e-s qui s’approchent de la frontière Sud de l’Europe. Les autorités marocaines pratiquent des rafles régulières et renvoient parfois les personnes vers l’Algérie ou le Sahara occidental.

De chaque côté de la frontière, on note une présence policière et militaire de plus en plus importante et des barrières de plus en plus hautes (six mètres de haut aujourd’hui) et nombreuses (une côté marocain et trois côté espagnol). Ces barrières sont accompagnées de technologies toujours plus avancées pour empêcher tout franchissement et parfois renforcées de barbelés à lames tranchantes. L’Union européenne finance en partie cette militarisation de la frontière dans l’optique d’une meilleure « gestion des flux migratoires ».

Bloqués dans l’enclave de Melilla dans des conditions inacceptables

Une fois à Melilla, les migrant-e-s se retrouvent de facto enfermés dans la ville. Ils doivent en effet attendre l’autorisation des autorités espagnoles avant de pouvoir prendre le bateau pour la Péninsule, ce qui peut prendre très longtemps : entre quelques semaines et plusieurs mois dans la plupart des cas, et plusieurs années dans certains cas.

En attendant la « salida »[4], les personnes sont logées dans le CETI[5], un centre « d’accueil » supposément ouvert (les personnes peuvent circuler à l’extérieur du centre durant la journée) mais qui demeure inaccessible aux journalistes et à certains élus espagnols[6]. En plus d’être largement soustrait au contrôle de la société civile, ce centre est de plus en plus surpeuplé et inadapté au profil aujourd’hui majoritaire des personnes en provenance de Syrie : des familles comptant des enfants, des femmes et des personnes âgées.

Discrimination à l’entrée selon la couleur de peau

Contrairement aux Syrien-e-s de plus en plus présents de part et d’autre de la frontière, les personnes d’Afrique subsaharienne sont facilement identifiables de par leur couleur de peau et particulièrement visées par les rafles des autorités marocaines dans le Nord du royaume chérifien. Aux yeux des autorités espagnoles, les personnes subsahariennes sont des « migrants économiques », alors que le HCR considère que 70% d’entre elles sont de potentiels demandeurs d’asile[7]. Pour autant, les bureaux d’asile ouverts en mars 2015 à Ceuta et Melilla, dédiés à l’enregistrement des demandes d’asile à la frontière, n’ont pour l’instant accueilli aucune personne d’Afrique subsaharienne.

Quant aux Syrien-ne-s, s’ils sont plutôt avantagé-e-s par leur couleur de peau et leur langue, semblables à celles des Marocain-e-s, il reste tout de même difficile pour eux de franchir le poste frontière marocain et d’accéder au bureau d’asile. Seules quelques dizaines de personnes entrent à Melilla quotidiennement, munies de documents de voyage loués ou achetés ou après avoir versé des sommes importantes aux autorités marocaines à travers des intermédiaires. En conséquence, près d’un millier de Syrien-ne-s demeurent actuellement bloqués à Nador, dans l’attente de franchir le poste frontière. Cette situation de blocage alimente la corruption et profite à l’économie locale.

Les bureaux d’asile, une stratégie de blanchiment d’image? 

En donnant l’impression que les demandeurs d’asile sont autorisés à franchir la frontière au titre de l’examen de leur demande de protection, les bureaux d’asile légitiment la politique répressive des autorités espagnoles à l’égard des personnes qui tentent de franchir les barrières. En effet, si les personnes nécessitant une protection internationale peuvent légalement entrer à Melilla, alors il deviendrait parfaitement justifié de refouler immédiatement vers le Maroc les personnes qui tentent de franchir les barrières.

En réalité, ces renvois « à chaud »[8] demeurent contraires au droit européen et international puisque les personnes concernées ne sont pas mises en mesure d’exercer leur droit à un recours effectif et leur droit d’asile. Malgré cette illégalité manifeste, le législateur espagnol a voté une loi en avril 2015, qui autorise formellement ces refoulements immédiats, jusqu’alors mis en œuvre en dehors de tout cadre légal.

Il faut documenter la situation de part et d’autre de la frontière

Au vu des nombreuses violations des droits des personnes en migration observées autour de la frontière de Nador-Melilla, il apparaît nécessaire de documenter le parcours migratoire de ces personnes et leur devenir. C’est dans cette optique que je tâcherai de poursuivre le travail d’investigation réalisé par Elsa Tyszler, volontaire envoyée par Migreurop à Rabat (Maroc) au sein du GADEM, en mettant l’accent sur les aspects moins connus de la situation, tels que les transferts des migrant-e-s vers la Péninsule, ainsi que le sort de ces personnes une fois transférées.

Envoyé par le réseau euro-africain Migreurop, je suis basé à Málaga (Espagne) au sein de l’association Málaga Acoge.

Notes:

[1] En 2006, du fait que la route du détroit de Gibraltar est de plus en plus surveillée et dans un contexte de militarisation des frontières de Ceuta et Melilla, de nombreuses personnes subsahariennes tentent de rejoindre les îles Canaries depuis la Mauritanie et le Sénégal (on parle de « crise des cayucos », en référence aux embarcations utilisées par les migrant-e-s). Suite à ce pic d’arrivées aux Canaries, cette route est également fermée progressivement, entre autres de par une surveillance accrue de la zone, coordonnée par l’agence européenne Frontex.

[2] Fin septembre 2005, des tirs à balles réelles tuent au moins onze personnes et blessent de nombreuses autres personnes. Sources : Asociación Pro Derechos Humanos de Andalucía (APDHA), « Derechos humanos en la frontera Sur 2005 : Informe sobre la inmigración clandestina », janvier 2006 ; Migreurop, « Guerre aux migrants : Le livre noir de Ceuta et Melilla », 2007.

[3] « Dix ans de violences aux frontières sud de l’Union européenne. L’impunité autour de l’externalisation des politiques de « gestion » des migrations doit cesser », Déclaration conjointe, 7 octobre 2015.

[4] « Sortie » en espagnol

[5] L’acronyme “CETI” désigne les “Centros de Estancia Temporal de Inmigrantes”. Il en existe deux : l’un à Ceuta, l’autre à Melilla.

[6] Lors d’une visite récente d’élus de Podemos à Melilla, seuls la sénatrice Maribel Mora et l’eurodéputé Miguel Urbán ont pu accéder au CETI. La députée nationale Teresa Rodríguez s’est vu refuser l’entrée.  Source : El País, “Podemos se topa con su propia valla en su visita al CETI de Melilla”, 9 octobre 2015, disponible sur http://politica.elpais.com/politica/2015/10/05/actualidad/1444071010_301126.html

[7] El Diario, “España, denunciada ante la ONU por discriminación racial en la frontera con Marruecos”, 26 juin 2015, disponible sur http://www.eldiario.es/andalucia/discrminacion-racial_0_402110096.html

[8] Il s’agit d’une traduction littérale de l’expression « devoluciones en caliente » qui désigne les refoulements immédiats auxquels les autorités espagnoles ont régulièrement procédé à la frontière Sud de l’Europe.