2 – Une prise de conscience de la société libanaise en demi-teinte

Dans la première partie de ce récit en trois temps a été évoquée la question de l’enfermement comme réelle constante du parcours migratoire des travailleuses migrantes domestiques (MDWs pour migrant domestic workers). Les violations des droits de ces travailleuses ont longtemps été tues et se sont répétées dans l’ombre d’une société qui a massivement recours à l’emploi domestique. Depuis plusieurs années cependant, les mentalités commencent doucement à évoluer sur le sujet, les MDWs se mobilisant de plus en plus avec le soutien d’acteurs de la société civile libanaise pour réclamer leurs droits et dire « Khallas ! » (Ça suffit !)   

« Ma sri lankaise est éthiopienne et la vôtre ?»

Anecdote. Je passe l’après-midi à écrire sur le thème de l’enfermement des migrantes et les abus auxquels elles sont soumises au quotidien, dans leur travail, dans la rue, sur les plages, dans les transports. En fin de journée, je sors en vitesse et hèle un service (taxi collectif) pour me rendre à mon cours d’arabe à l’autre bout de la ville. Je monte devant tandis que trois personnes – une jeune femme, une femme d’âge mûr et un homme âgé – nous rejoignent en cours de route. Trafic oblige, la discussion commence entre mes voisins de taxi et se fixe rapidement sur leurs « filles » (binet), comprenez par là leurs employés de maison. Mon arabe est trop approximatif pour comprendre les nuances de leur échange mais je saisis, avec l’aide du chauffeur-traducteur improvisé, le sens global. L’homme demande à l’une des femmes « Wa anti, chou 3ndik ? » (Littéralement : et toi, qu’est-ce que tu as ?), ce à quoi celle-ci répond qu’elle « a » une skri lankaise, tandis que l’autre ajoute qu’elle « a » une népalaise. Déjà que l’utilisation du verbe « avoir » et de la nationalité pour qualifier l’employée de maison me met mal à l’aise mais ce qui suit est édifiant, à tel point que je me demande si ce n’est pas un gag organisé spécialement pour moi qui ai passé ma journée à écrire sur le sujet. « La mienne ne travaille pas, la mienne est toujours sur FB et watsup, il faut toujours la surveiller sinon elle ne fait rien. Oh et puis elles sont sales, elles mangent avec leurs mains et s’essuient ensuite sur leurs habits etc. etc. Et combien tu lui donnes ? 150$ par mois mais bon quand même je lui donne tout, la nourriture, les habits, le logis alors c’est bien pour elle… ».

Cette anecdote n’en est qu’une parmi d’autres. Les femmes migrantes avec qui j’ai eu l’opportunité d’échanger à plusieurs reprises m’ont rapporté le racisme existant, les « madames »[1] qui arrêtent un service puis finalement détournent la tête en haussant légèrement les sourcils (signe constamment utilisé au Liban et en Syrie pour signifier le refus) dès qu’elles s’aperçoivent que des femmes d’une autre couleur de peau sont assises dedans. On entend aussi des choses aberrantes du style « Ma sri-lankaise est éthiopienne » ou encore « Si bien sûr elle peut sortir de la maison, on l’emmène avec nous le dimanche quand on sort en famille ». Une bande dessinée de l’artiste M. Kerbaj intitulée « Cette histoire se passe » relate avec un humour parfois teinté de cynisme des scènes quotidiennes à Beyrouth. Plusieurs de ces planches mettent en scène, sans détour, deux Libanaises qui discutent de leurs « bonnes ».

Discussion entre deux Libanaises sur leur employée de maison

Discussion entre deux Libanaises sur leur employée de maison

Discussion entre deux Libanaises sur leur employée de maison

Discussion entre deux Libanaises sur leur employée de maison

Plus grave encore, les nombreux cas de suicides d’employées de maisons qui sont répertoriés sur un blog appelé Ethiopian suicides et régulièrement mis à jour avec des articles de presse, des reportages ou des brèves. En 2008, Human Rights Watch  avait fait le décompte macabre d’une mort « non naturelle » de MDW par semaine en moyenne au pays du Cèdre, ceci prenant en compte les suicides et les chutes depuis les immeubles (dont une bonne partie en essayant de fuir leur employeur). Ça fait bien lourd comme bilan.

Des migrantes qui modifient la société et l’espace urbain

Après avoir dressé un tableau quelque peu pessimiste ou affligeant du rapport de la société libanaise à la question des femmes migrantes employées domestiques, renversons donc la perspective et allons chercher un peu dans les nuances. Rien n’est tout noir ou tout blanc. Si la société libanaise n’est en aucun cas un bloc homogène, c’est bien connu, il en va de même de même pour les MDWs qu’on appréhende pourtant souvent comme une masse uniforme et victime. Dans tous les pays du monde, les migrants modifient différemment les sociétés dans lesquelles ils s’installent en apportant leurs habitudes alimentaires, leurs langues, leurs cultures et d’autres manières de voir les choses.

La simple présence physique des migrants modifie profondément certains espaces urbains. Des quartiers beyrouthins tels que Burj Hammoud et Nabbah (quartiers à forte majorité arménienne et migrante), Daoura (place au Nord-Est de Beyrouth d’où partent de nombreux bus vers le Nord du pays) ou encore Karm E-Zeytoun sont investis comme lieux de vie et parfois de travail également, des migrantes. Elles y sont visibles quotidiennement en habits de tous les jours et non en uniforme promenant les animaux domestiques de leur employeur comme c’est le cas dans des quartiers plus riches. Des petites boutiques de produits éthiopiens, skri-lankais se trouvent désormais facilement et il est possible d’aller manger des beignets indiens ou une ingéra éthiopienne si tant est que l’on connaisse un peu les bonnes adresses. Près du camp palestinien de Sabra, le marché des Bengalais a lieu tous les dimanches et les couleurs des étals et des saris en feraient oublier aux passants qu’ils sont au cœur du Proche-Orient. Certains vendeurs se sont même installés en dur et modifient ainsi l’espace même du marché de Sabra. Dans une livre intitulé « L’Art du faible »[2], le chercheur A. Dahdah se demande dans quelle mesure la migration des femmes non arabes peut-elle participer à une redéfinition des espaces beyrouthins et à l’élaboration de nouvelles formes de citadinité beyrouthine. Il explore au-delà de l’invisibilité première de femmes migrantes présentes au Liban de manière temporaire et sous le système de Kafala, les notions et degrés de leur visibilité et de leur place dans l’espace public.

De par leur proche contact avec les familles libanaises, les MDWs viennent également modifier certains des comportements libanais. Les couples mixtes, s’ils sont loin d’être répandus existent désormais et l’on voit parfois dans la rue, un Libanais et une Éthiopienne ou Philippine avec leurs enfants. Ces derniers ont d’ailleurs droit à la nationalité libanaise étant donné que la nationalité se transmet uniquement par le biais du père[3]. Une chercheuse libanaise travaillant sur les églises évangéliques au Liban me racontait comment ces endroits de culte et les communautés religieuses gravitant autour étaient investis par des migrantes de nombreux pays. Portant leur foi et leurs convictions au sein des familles libanaises dans lesquelles elles travaillent, certaines élèvent les petits libanais de leur naissance à leur envol du nid familial en leur parlant de leur religion et sont comme des mères pour eux. Plusieurs migrantes ont rapporté à cette chercheuse libanaise que les enfants de leur famille s’étaient convertis à la même religion. S’il s’agit certes de cas de figures isolés, cela en dit long sur les changements à l’œuvre au sein de la société libanaise.

Soirée "Ethiopian Spring" dans un bar branché de Beyrouth

Soirée « Ethiopian Spring » dans un bar branché de Beyrouth

Dans les quartiers branchés, il n’est pas rare de voir des affiches annonçant une soirée éthiopienne avec danses traditionnelles, cérémonie du café et DJ envoyant du jazz éthiopien à fond dans les basses. Ces soirées – il faut d’ailleurs pouvoir se payer l’entrée ! – attirent une jeunesse libanaise qui s’intéresse à d’autres cultures et aliments, qui a peut-être déjà voyagé dans d’autres pays. C’est aussi sans doute un moyen de vivre sa « modernité » tout comme les jeunes parisiens qui se retrouvent dans les restaurants thaïlandais ou chinois à Belleville, désormais une habitude.

La fin du système de Kafala : cheval de bataille de la société civile et des MDWs 

International migrants workers day in Beirut - photo Al Akhbar

International migrants workers day in Beirut – photo Al Akhbar

Les MDWs soutenues par différents acteurs de la société civile – ONG, syndicats, activistes – n’hésitent plus dans certains cas à revendiquer ouvertement la reconnaissance de leurs droits. Au cœur de la lutte, l’abolition du système de Kafala[4], identifié comme la cause principale d’une longue série de violations de leurs droits. A l’occasion de la journée internationale des travailleurs, des centaines de migrantes et migrants ont ainsi défilé dans les rues de Beyrouth. Dans une ambiance festive ont eu lieu tout au long de la journée des danses, des prises de parole et une revendication qui revient en boucle : mettons fin à ce système de sponsorship qui viole les droits des migrants et les enferme dans des situations de précarité.  Une campagne de sensibilisation menée par plusieurs ONG libanaises intitulée «في شي غلط » (« Fi shi khalat » signifie « il y a quelque chose qui cloche ») vise à porter la question du système de Kafala dans l’opinion publique et auprès des responsables politiques afin de demander l’établissement de régulations qui protègent effectivement les droits des MDWs. La campagne espère également œuvrer à un changement de mentalités au sein de la société libanaise dans leur rapport aux femmes migrantes employées de maison. Sur le site de la campagne des Libanais de tous âges expliquent ce qui pour eux, « cloche » avec la situation actuelle.

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Suite à la lutte des migrantes et des associations de soutien, les médias ont sérieusement commencé à s’emparer de la question.

Madama/Mister Training Academy - an humorous initiative of the Migrant Task Force

Madama/Mister Training Academy – an humorous initiative of the Migrant Task Force

Des articles sont régulièrement publiés sur ce thème dans la presse libanaise et des journalistes télévision font des reportages spécifiquement sur cette question, qui sont ensuite diffusés sur des chaînes internationales à grande audience, par exemple sur Al Jazeera ou France 24. Des activistes libanais lancent aussi des initiatives sur internet avec un brin d’humour, comme la Migrant Task Force qui propose d’organiser un Mister/Madame Training Academy en se moquant par là d’une agence ayant ouvert une « House Keeper Training Academy » à destination des MDWs.  

Des initiatives ont également lieu du côté des syndicats qui commencent doucement mais surement à s’emparer de la question. La FENASOL – fédération nationale des ouvriers et des employés du Liban –  s’est engagée dans un processus de long terme avec des MDWs de différentes nationalités afin de mieux comprendre leurs besoins et problèmes et défendre leurs droits auprès des employeurs et des instances politiques. Ce processus, qui n’en est qu’à ses prémisses, est très important dans la mesure où il donne un espace (géographique, social et syndical) aux femmes migrantes pour discuter d’abus qu’elles subissent dans leur travail et trouver du soutien pour faire respecter leurs droits. Les MDWs n’étant pas protégées par le code du travail libanais, elles n’ont pas le droit en théorie d’appartenir à un syndicat qui puisse les représenter et intenter des actions en justice en leur nom. La FENASOL a donc commencé à mener des actions de plaidoyer au niveau international pour que le droit d’appartenance syndicat soit reconnu pour les MDWs au Liban. Finalement on en revient à la question du système de KAFALA et de l’urgente nécessité d’en sortir afin que les travailleurs migrants aient les mêmes droits et devoirs que les travailleurs libanais. Le mois dernier, des dizaines de MDWs ont publié, via la FENASOL une déclaration contenant un certain nombre de revendications adressées aux autorités, aux agences de recrutement et aux employeurs ainsi que des engagements de ces migrantes, avec en toile de fond cette phrase citée par une migrante philippine « After all…we are human beings, we need our freedom »

we can do it


[1] Les employées de maison appellent la femme chez qui elles travaillent « madame ».

[2] L’article est disponible en intégralité sur le site de l’Institut Français du Proche-Orient à Beyrouth. 

[3]  Au Liban, les femmes ne peuvent pas donner leur nationalité à leurs enfants. Cette mesure complètement discriminatoire donne lieu à des aberrations relatives au statut légal d’enfants nés au Liban de mère libanaise et de père étranger mais qui ne peuvent prétendre à la nationalité libanaise (avec donc tout ce que cela comporte comme désavantages). Ils héritent donc de la nationalité de leur père – s’il est français ou américain, ça va mais si le père est palestinien ou apatride ça pose tout de suite plus de problèmes.

[4] Voir l’article précédent pour une définition détaillée de la Kafala.