Quand on vient au Liban, que ce soit pour quelques jours ou quelques mois, on ne tarde pas à repérer rapidement les travailleuses domestiques migrantes (MDWs pour migrant domestic workers) qui s’activent dans les rues, sur les balcons, dans les maisons. Elles sont plus de 200 000 au Liban, travaillant pendant des années pour les ménages libanais dans l’espoir de gagner leur vie et de soutenir leur famille au pays. Venant d’Éthiopie, des Philippines, du Sri Lanka, du Népal ou encore du Bangladesh, ces femmes sont les petites mains invisibles du Liban.

Voici un récit en trois temps où nous parlerons tout d’abord de la question de l’enfermement dans le parcours de ces migrantes (1) puis du début de prise de conscience dans la société libanaise (2) pour enfin dresser un portrait de plusieurs de ces travailleuses si présentes au Liban et pourtant invisibles (3). Ces articles n’ont pas la vaste ambition d’expliquer, de détailler, de ratisser toute la problématique mais ils permettront au lecteur d’aborder le sujet et de trouver des références à creuser si le cœur lui en dit !

MDWs working on balconies - Photograph by Nathalie Naccache

MDWs working on balconies – Photograph by Nathalie Naccache

1 – L’enfermement comme fil rouge du parcours migratoire 

Il est intéressant et important d’envisager l’enfermement de manière plus large que la seule détention dans des prisons ou postes de police car cela permet d’appréhender le système dans lequel de nombreuses MDWs se retrouvent prises au piège, dans sa globalité. Depuis l’arrivée à l’aéroport où leur garant vient les récupérer à la détention en vue de leur « retour volontaire », les travailleuses domestiques jouissent de peu de marge de manœuvre dans leur vie et travail étant donné la situation de dépendance vis-à-vis de leur garant et/ou employeur dans laquelle elles se retrouvent L’enfermement devient alors la trame de leur parcours au Liban.

La KAFALA ou l’institutionnalisation de la dépendance

Dans le temps, les ménages libanais les plus aisés avaient recours à des jeunes filles venant de zones rurales ou des camps palestiniens mais aussi venant d’autres pays arabes, tels que l’Égypte ou la Syrie. C’est au cours des années 1970 que des travailleuses originaires d’Afrique et d’Asie commencèrent à arriver au Liban pour offrir leurs services comme employées de maison[1]. A partir de la fin de la guerre civile (début 90) cette migration exclusivement féminine a pris des proportions très importantes, de nombreux ménages libanais – et ce même au sein de classes moyennes basses – ayant recours à une force de travail corvéable à merci et très bon marché.

Les travailleuses domestiques migrantes sont exclues du champ d’application du code du travail libanais et doivent respecter des règles migratoires très strictes basées sur un système de parrainage – Kafala – qui implique que la travailleuse migrante est liée légalement à son employeur libanais. Cela signifie pour les MDWs qu’elles perdent leur statut légal dans le pays si leur sponsor met fin au contrat ou si elles décident de quitter (ou fuir) leur employeur et ce même si cela est largement justifié (abus, non-paiement de salaires etc.).

Les ménages libanais, lorsqu’ils souhaitent employer une personne dans leur maison font appel aux services d’agences de recrutement spécialisées[2]. Celles-ci collaborent avec des agences dans les pays d’origine afin d’organiser la venue de l’employée domestique. Dans certains pays comme en Éthiopie, les agences ne disent pas toujours aux femmes le genre de travail qu’elles feront, leur laissant entendre qu’elles seront secrétaires ou assistantes et leur faisant signer des contrats qui ne seront de toute façon pas reconnus au Liban. Une fois arrivée à l’aéroport de Beyrouth, la travailleuse doit attendre en compagnie des forces de sécurité que son sponsor vienne la récupérer en personne. Le passeport de la migrante est alors directement remis à ce dernier.

Maid style- Photograph by Nathalie Naccache

Maid style- Photograph by Nathalie Naccache

Exclues du code du travail libanais, les migrantes sont seulement liés par des termes contractuels à leurs sponsors – c’est-à-dire par un contrat de travail. Jusqu’à 2009, date à laquelle le Ministère du Travail a finalement mis en place un contrat unique, les contrats étaient réalisés au cas par cas, n’offrant que très peu ou pas de protection aux employées fraîchement arrivées. De plus, le contrat n’étant disponible qu’en arabe et sans traduction, la plupart des MDWs se voient obligées de signer un document dont elles ne comprennent pas les termes. K. originaire des Philippines, m’expliquait qu’elle avait refusé de signer son contrat en arabe en exigeant une traduction en anglais et que cela lui avait valu un sale quart d’heure avec l’agence de recrutement alors qu’elle ne demandait finalement qu’une chose qui devrait aller de soi, comprendre un contrat de travail avant de s’engager. Le contrat unique mis en place par le Ministère offre certaines garanties aux MDWs (horaires de travail, possibilité de communiquer avec la famille, obligation d’avoir un jour de repos, obligation de payer le salaire total à la fin du mois) même s’il n’est pas satisfaisant sur plusieurs points tels que le fait de pouvoir sortir de la maison en dehors des heures de travail ou sur la confiscation des papiers d’identité. De plus, il n’est pas équilibré puisqu’il est beaucoup plus difficile pour l’employée de casser le contrat que pour l’employeur. Enfin, il n’y a aucun mécanisme qui permette actuellement de contrôler le respect des conditions de ce contrat.

Enfermement sur le lieu de travail et confiscation du passeport

Le système de KAFALA place donc les MDWs dans une situation de forte dépendance envers leur sponsor (qui peut être également leur employeur ou pas)[3] : elles se retrouvent légalement liées à une personne en particulier et enfermées dans les termes de contrats qu’elles n’ont souvent pas pu comprendre.

Les conditions de vie et de travail sont pour beaucoup de MDWs très difficiles. Gagnant de 100 à 500$ (pour les plus anciennes) par mois et ce quand leurs salaires leur sont effectivement versés, travaillant plus de 10 heures par jour, séparées de leurs parents et enfants, ne parlant pas l’arabe, la vie quotidienne de ces femmes venant d’autres continents est loin d’être évidente. Lors de mes échanges avec des MDWs, les histoires d’abus sexuels, de racisme, d’employées que l’on fait dormir à même le sol sur les balcons et dans les cuisines et de fuites reviennent régulièrement. Beaucoup d’entre elles portent un regard très dur sur la société libanaise après ce qu’elles ont vu et vécu personnellement même si d’autres s’empressent de souligner que toutes les Libanais ne sont pas comme cela et qu’elles ont finalement trouvé des familles où elles travaillent dans des conditions décentes. En 2007 les Philippines interdisent à leurs ressortissantes d’aller travailler au Liban car elles n’y sont pas protégées, suivies de près par l’Éthiopie, le Népal, Madagascar et le Kenya. Cela en dit long sur les histoires que ramènent les migrantes dans leurs bagages…

Des travailleuses domestiques migrantes soumises à de nombreux abus

Des travailleuses domestiques migrantes soumises à de nombreux abus

Les infographies suivantes, réalisées dans le cadre d’un atelier de la société civile sur le sujet illustrent les principales violations des droits des travailleuses, entre autres le confinement dans les maisons et la confiscation des papiers d’identité. Ces deux phénomènes conduisent à une restriction de mouvement (voire à un enfermement) des MDWs. La plupart des rapports sur le sujet[4] et des discussions que j’ai eues personnellement avec des migrantes domestiques soulignent clairement que la plupart d’entre elles ne sont pas en possession de leurs papiers mais que ceux-ci sont gardés par l’employeur, arguant du fait que la migrante pourrait tenter de chercher un autre employeur si elle pouvait se déplacer librement. De plus, de nombreuses MDWs n’ont pas le droit de quitter la maison de leur employeur (ou alors seulement accompagnées pour aller à l’épicerie du coin) et se retrouvent enfermées sur un lieu de travail qui ne tarde pas à se transformer en prison. Elles sont ainsi privées de relations sociales et de vie privée. Deux chercheurs libanais ont mené des entretiens avec des employeurs et rapportent les paroles de l’un d’entre eux : « Non elle n’a pas de jour de congé. Vous savez j’ai peur qu’elle ne rencontre une autre fille si je lui permets de sortir. Celle-ci lui dira “viens, enfuis-toi”. Ou alors, elle peut rencontrer un homme. La plupart leur apprennent à s’enfuir … »[5]. Ainsi, la suspicion justifie la privation de liberté de mouvement : et vu l’investissement de départ qui a été fait par la famille libanaise (paiement d’une caution à l’agence, paiement du ticket d’avion et de l’assurance maladie), il semble aller de soi que l’employeur ait le droit de contrôler son employée.

Un parcours migratoire semé d'embûches

Un parcours migratoire semé d’embûches

En toile de fond, le risque de détention

La contrepartie du système de Kafala et de la confiscation des papiers des travailleuses domestiques n’est bien souvent, rien de moins que le risque d’arrestation et de détention. En effet, du moment où la travailleuse se retrouve en dehors de chez son employeur sans ses documents d’identité, elle peut être soumise à tout moment à un contrôle de police qui l’embarquera au poste. Les MDWs ayant fui leur employeur se retrouvent du jour au lendemain sans statut légal aucun et vivent dans la peur d’être arrêtées et renvoyées dans leur pays d’origine alors même que certaines d’entre elles n’ont pas touché leurs salaires depuis des mois. Souvent, la migrante est alors accusée de vol et si elle se fait arrêter, elle part peupler l’une des prisons pour femmes du Liban (ou l’une des prisons de palais de justice si les prisons sont pleines).

Très peu de MDWs ont un accès effectif à la justice libanaise qui continue de faillir grandement à son devoir en favorisant systématiquement les employeurs et en ne menant pas les enquêtes sur les faits dont on accuse les migrantes comme le souligne le rapport de l’organisation Human Rights Watch de 2010 qui a analysé une centaine de décisions de justice concernant des MDWs.

Après avoir purgé leur peine dans une prison de droit commun, les MDWs sont transférées dans un poste de police des services de sûreté du Liban habilités à détenir les personnes 48h maximum en attente d’une décision judiciaire. En pratique, les femmes migrantes y sont détenues des semaines ou des mois le temps que leur « retour volontaire » puisse être mis en œuvre. On leur fait signer un papier comme quoi elles sont d’accord pour rentrer chez elles. C’est ça, la prison ou un employeur tombé du ciel qui viendrait leur proposer un nouveau contrat et avancer une somme considérable. Quand on connaît les conditions de détention des migrants dans un parking souterrain sans lumière du jour et air extérieur et la difficulté de trouver un nouveau sponsor, on est en droit de se demander ce que signifie le concept de « retour volontaire ». J’avais déjà soulevé le caractère contradictoire et souvent hypocrite du retour volontaire dans le contexte des Roms en Allemagne mais il semble bien que cette problématique reste la même partout, sous des couleurs un peu différentes.

Certaines femmes et familles avec enfants sont transférées dans des « maisons refuge » et « maisons d’abris » (shelters) gérées par des organisations caritatives ou des ordres religieux. Si les conditions y sont meilleures qu’au poste de police souterrain dans lequel les migrants dits illégaux sont enfermés à Beyrouth, les femmes n’ont pas le droit de sortir de ces maisons. Après la prison, le poste de police, la situation de détention se prolonge. Bien souvent elles restent dans ces endroits jusqu’à ce qu’un billet d’avion soit prêt pour leur retour. Des migrantes sri lankaises m’expliquaient récemment : « On aimerait bien rentrer au pays oui, mais avec de l’argent. On n’arrive pas à économiser, tout notre argent se finit au Liban, tout est cher. Rentrer avec des mains vides ? Impossible. Tu ne peux pas être partie pendant 10 ans, 20 ans ou plus et rentrer les mains vides : qu’est-ce qu’on aura fait ici finalement ? » Quand une MDW est arrêtée car elle a fuit son employeur qui refusait de lui payer ses salaires, elle est bien souvent renvoyée chez elle sans avoir pu porter son cas devant la justice et les mains vides. Combien d’années de gaspillées… ?

A suivre bientôt: 2 – Un début de prise de conscience dans la société libanaise


[1]  Pour obtenir des éléments plus détaillés sur l’histoire de la migration domestique au Liban, se rapporter au texte en anglais de Dr. Ray Jureidini, International Labor Organization, Women Migrant Domestic Workers in Lebanon, March 2002

[2]  Plus de 500 agences de recrutement sont enregistrées auprès du Ministère du Travail mais des dizaines d’autres agissent sans licence, cela donnant lieu à un grand nombre d’activités incontrôlées et au non respect des droits des travailleuses migrantes.

[3] Certaines migrantes travaillent chez leur sponsor qui est donc en même temps leur employeur. Mais d’autres sont en free-lance et offrent leurs services à plusieurs employeurs même si elles sont obligées, par la Kafala d’avoir un sponsor particulier.

[4] Human Rights Watch, Without protection. How the Lebanese Justice System fails Migrant Domestic Workers, 2010

[5] Ray Jureidini, « L’échec de la protection de l’État : les domestiques étrangers au Liban », Revue européenne des migrations internationales, vol. 19 – n°3 | 2003, Publié le 09 juin 2006, consulté le 03 juillet 2013.