Aujourd’hui, j’éprouve le besoin de me détourner de mon terrain italien, le temps d’un article. A suivre, un autre sur la répression des mouvements sociaux en Italie.

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La lumière bleue de l’écran éclaire la pièce ; il presque une heure du matin, je rentre d’une longue réunion hebdomadaire d’organisation avec les camarades du centre social Cantiere. On a parlé des prochaines manifestations prévues, des élections municipales en cours à Milan, et aussi des procès qui pèsent sur de nombreux activistes du Cantiere.

La fatigue d’une semaine de meeting européen sur le droit au logement et à la ville retombe (voir l’article de Lucile). Je n’ai pris le temps de suivre les actualités depuis plusieurs jours. Dans le silence du Spazzio de Mutuo Soccorso, seules les touches de mon clavier résonnent, cliquetis empressés. Les informations arrivent en bloc : manifestations, violences policières, blocages. Violences policières, encore. Un jeune homme de mon âge a reçu un éclat de grenade de désenserclement dans la tempe. Il est dans le coma depuis plusieurs jours[1] et risque de graves séquelles. Cela, pour avoir osé manifester…

Je continue à cliquer, de liens en liens, dans un demi-sommeil. Est-ce un cauchemar, ou mon pays est-il en train de tomber dans un régime autoritaire, sans que personne ne s’en inquiète? Ces pratiques répressives, assumées, ce mépris ouvert à l’encontre des manifestants, des syndicats, des étudiants et lycéens, des propos hallucinants tenus par ce gouvernement dit socialiste (imposture depuis longtemps dévoilée)… Manuel Valls a délibérément jeté de l’huile sur le feu, en déclarant le 19 mai sur RTL: « Il n’y a aucune consigne de retenue, aucune consigne de ne pas interpeller, aucune consigne de ne pas aller jusqu’au bout pour ne pas appréhender les casseurs. » [2]. Des « consignes d’extrêmes fermeté » [3] qui avaient été également données aux forces de l’ordre quelques jours avant la mort de Rémi Fraisse, tué à 21 ans par la grenade offensive d’un gendarme mobile au cours de mobilisations contre la construction du barrage de Sivens. Plus de 2 ans ½ après le drame, aucun des gardes mobiles impliqué n’a encore été mis en examen dans cette affaire[4]. Encore un non-lieu qui s’annonce…

Eh oui, prends garde, manifestant, habitant des quartiers populaires, militant, étranger, tu ne le savais peut-être pas mais tu es toi aussi un ennemi de l’intérieur[5] à éliminer. Certains l’ont compris depuis longtemps, comme le collectif Urgence notre police assassine, d’ailleurs directement visé par Nicolas Sarkozy, qui a récemment demandé sa dissolution à l’antenne – par un délicieux lapsus en le rebaptisant « Silence la police assassine » ![6] Ni oubli ni pardon pour tous ces meurtres perpétrés dans le plus grand silence des médias dominants, tandis qu’une voiture de police brûlée déchaîne les rédactions.

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Les photos défilent sous mes yeux. Foules, gaz, blessures, sang, coups, cris, peur, sueur, pleurs. Boule dans la gorge. De lien en lien, je contemple, horrifiée, mes frères et sœurs muselés.

Clic. A Calais, un CRS poursuivi pour violences policières est relaxé. Calais Migrant Solidarity avait déposé plainte pour dénoncer les « violences policières ordinaires » dont sont victimes les migrants. Mais le tribunal a estimé que le prévenu n’avait « pas outrepassé les limites de l’admissible » [7]

Clic. A Rennes, la police charge les manifestants en voiture[8].

Clic. A Saint-Malo, la police pénètre dans l’enceinte d’un collège. Frappe des enfants. Trois d’entre eux ont été hospitalisés[9].

Les amalgames ont bon dos. Tous des casseurs, non ? De telles mesures, prises par un autre gouvernement, aurait peut-être suscité de plus amples contestations. Car oui, l’on assiste à un glissement certain vers un régime autoritaire. Tous les indicateurs sont au rouge. L’ONU a épinglé la France pour ses pratiques[10], et Reporters Sans Frontières dénonce les violences policières subies par les journalistes[11]. L’Etat d’urgence, déclaré au lendemain des attentats de novembre et prolongé de trois mois au nom de la sécurisation du Tour de France et de l’Euro, sert d’alibi à toutes les « bavures ». Le Syndicat de la Magistrature dénonce l’apnée sécuritaire qui se poursuit dans un communiqué : « Stigmatisant nos concitoyens musulmans d’un côté, ces outils servent de l’autre à museler les expressions politiques, de la COP 21 à la mobilisation contre le projet de loi de travail, par des interdictions de manifestations, des assignations à résidence ou des interdictions de paraître à l’encontre de militants. »[12] Dans la même logique, la loi de réforme pénale et contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, a été adoptée en mai. Elle inscrit de fait dans le droit commun les mesures d’exception permises par l’Etat d’urgence, normalisation préoccupante de mesure liberticides.

Alors, où est la violence ?

Les condamnations de manifestants s’accumulent, les blessés se multiplient, de l’éborgnement aux points de suture. Un nouveau fusil anti-émeute, à la dangerosité avérée, serait possiblement en train d’être testé[13]. L’Etat est en guerre contre sa propre population. Le détenteur du monopole de la violence légitime s’érige sans fard en défenseur des intérêts du capital.

En regardant ces images, j’ai senti l’odeur des lacrymos, j’ai senti la peur qui glace les entrailles en voyant charger un cordon de CRS lourdement armés, quand toi tu n’as rien pour te protéger, quand tu ressens très fort ta vulnérabilité. J’ai senti l’adrénaline qui monte quand tu sens la force de la foule qui derrière toi se lève pour défendre les mêmes idéaux. J’ai eu peur pour tou.te.s les manifestant.es qui à tout moment mettent leur vie en jeu (car oui, un mauvais coup est vite arrivé) afin exercer un droit fondamental en démocratie, celui de manifester. J’ai l’estomac noué. De l’autre côté de la frontière, mon pays tombe dans un cercle de honte et de violence. C’est l’histoire d’une société qui tombe. Je contemple sa chute à travers l’écran. Quel sera l’atterrissage ?

J’éteins mon ordinateur, la lumière artificielle laisse place à une tendre pénombre réchauffée par la lumière jaune des réverbères qui tombe dans la pièce. L’esprit brumeux, je quitte le petit bureau, sans bruit, je retourne vers mon appartement, je traverse la cour, ici tout est calme, l’air est doux, les murmures du vent dans les feuilles du grand tilleul semble vouloir me ramener à la réalité du moment présent et me susurrer à l’oreille, n’y penses plus, demain tout ira mieux, tu verras. Une bouffée d’optimisme me reprend. C’est la peur qui les guide, le rapport de force change, la prise de conscience débute. Je voudrais moi aussi être là, aux côtés des personnes mobilisés, et faire front commun contre un système qui ne fait que broyer des vies. Pour le moment, je continue la lutte en Italie !

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Si même TF1 le dit…

 

Pour en savoir plus sur le maintien de l’ordre et les violences policières :

Le groupe de défense collective (Defcol) s’est organisé à Paris au début du mouvement contre la loi travail et son monde afin de répondre à la répression. Plus de détails ici.

A lire également : le guide du collectif Cadecol Face à la police face à la justice, à télécharger gratuitement ici

Articles :

Bonnet et la rédaction de Mediapart, Violences policières, ouvrez les yeux, Mediapart, 31/05/2016, à lire ici

Entetien avec P.Douillard-Lefèvre, « La doctrine de maintien de l’ordre a changé. L’objectif est maintenant de frapper les corps », Reporterre, 18/05/2016, à lire

Fillieule et F. Jobard, Un splendide isolement. Les politiques françaises du maintien de l’ordre, La Vie des Idées, 24/05/2016, à lire

Ouvrages :

Didier Fassin, La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris, Le Seuil, 2011.

Mathieu Rigouste, La domination policière, une violence industrielle, Paris, La Fabrique, 2012.

 


 

[1] Manifestant blessé : de nouvelles images à charge contre les policiers, Libération, 05/06/2016, à lire ici

[2] Vidéo. Valls : «Il n’y a pas de consigne de retenue contre les casseurs», Le Parisien, 19/05/2016, à voir ici

[3] Mort de Rémi Fraisse: le récit des gendarmes place l’Intérieur dos au mur, Médiapart, 12/11/2014, à lire ici

[4] Mort de Rémi Fraisse : le gendarme auteur du tir ne sera pas jugé, Sud Ouest, 18/03/2016, à lire ici

[5] Sur cette notion, regarder la courte interview de Matthieu Rigouste, auteur de L’ennemi intérieur, généalogie coloniale et militaire de l’ordre sécuritaire dans la France contemporaine (Editions La Découverte) pour Mediapart

[6] Voir la vidéo ici

[7] Calais : le CRS poursuivi pour violences policières sur des migrants relaxé, La Voix du Nord, 31/05/2016, à lire ici

[8] A Rennes, la police charge les manifestants en voiture, Libération, 02/06/2016, à lire ici

[9] Collège évacué à Saint-Malo : la police a blessé mon fils, Le Plus du Nouvel Obs, 03/06/2016, à lire ici

[10] Violences policières : l’ONU met la France à l’amende, Le Point, 15/05/2016, à lire ici

[11] Lire le communiqué sur le site de RSF

[12] Lire le communiqué sur le site du Syndicat de la Magistrature

[13] Le fusil ARWEN serait-il arrivée en France ? Paris lutte info, 05/06/2016, à lire ici