Ce soir j’ai besoin de prendre l’air et de clarifier
Mes idées au sujet de ce poème pourquoi je ne peux pas
Sortir sans changer mes vêtements et mes chaussures
Mon attitude corporelle mon genre mon identité mon âge
Mon statut de femme seule le soir
Seule dans la rue / seule n’est pas le propos
Le propos est que je ne peux pas faire ce que je veux
Avec mon propre corps parce que je suis du mauvais sexe du mauvais âge de la mauvaise peau et
Supposons que ce n’était pas ici dans la ville mais à la plage /
Ou loin dans les bois et que je voulais y aller
Seule pour penser à dieu / ou penser
Aux enfants ou penser au monde / tout ce qui est
Révélé par les étoiles et le silence :
Je ne pourrais pas y aller et ne pourrais pas penser et ne pourrais pas
Rester là
Seule
Comme j’ai besoin de l’être
Seule parce que je ne peux pas faire ce que je veux avec mon propre
Corps et
Bon sang qui a mis en place les choses
Ainsi
Et en France ils disent que si le mec me pénètre
Mais n’éjacule pas alors il ne m’a pas violée
Et si après l’avoir poignardé après avoir crié si
Après avoir supplié le bâtard et même après l’avoir écrasé
Un marteau sur la tête si après ça lui
Et ses potes me baisent après ça
Alors j’ai consenti et il n’y avait
Aucun viol parce que finalement vous comprenez finalement
Ils m’ont baisée encore parce que j’avais tort j’avais
Tort encore d’être là où j’étais / tort
D’être qui je suis
C’est exactement comme l’Afrique du Sud
Qui pénètre en Namibie qui pénètre en
Angola et est-ce que ça signifie je veux dire comment savoir si
Prétoria éjacule à quoi ressemblera l’indice la
Preuve que Blackland a été forcée de recevoir l’éjaculation de ce monstre
Et si
Après la Namibie après l’Angola après le Zimbabwe
Après que tous mes frères et mes sœurs aient résisté
A détruire eux-mêmes par le feu leurs villages et si après ça
Nous perdons tout de même, est ce que vous pensez que ces messieurs
Réclameront mon consentement :
Me Suivez-Vous : Nous sommes les mauvaises personnes
De la mauvaise couleur sur le mauvais continent et
Bon sang pourquoi tout le monde doit être si raisonnable…

June Jordan (1980) Passion : New Poems, 1977 – 1980. Boston : Beacon Press.

Je repense aux semaines précédant mon départ vers mon terrain de mission, le Maroc.

Outre mon intérêt pour les migrations, outre la position stratégique du Maroc sur ce thème, outre la maitrise de la langue, l’on me parlait trop souvent pour ne pas m’alerter du fait d’être une femme au Maroc. J’entendais l’appréhension de mes interlocu-trices, soucieuses à la fois ni de me préserver ni de m’effrayer. Et je répondais que Non, je n’y étais encore jamais allée. Tranquille, sûre de moi-même et du chemin féministe parcouru, quoiqu’un peu perturbée par l’irruption répétée de cette question. J’avais le sentiment d’avoir plus ou moins le patriarcat under control en esprit, grâce au militantisme féministe, grâce à la pratique du roller derby, grâce à mes Copines. J’avais acquis une certaine maitrise des termes, des outils de réflexion, je jonglais avec les arguments je les connaissais et les attendais, j’attribuais les réponses aux cases d’un échiquier virtuel de la radicalité. J’identifiais la domination masculine, repérée, et souvent gérée efficacement grâce à un sentiment construit de confiance en moi même en tant que femme et en les capacités du collectif. J’avais et ai encore une foi inébranlable en la lutte pour l’émancipation des femmes vis à vis des cadres définis par une société trop phallocrate, trouvant sa place naturelle dans la convergence des luttes contre toutes les formes de domination.

C’est Ines, qui la première m’avait avertie et perturbée avant de partir « Au Maroc, c’est différent, il faut changer la façon dont tu regardes les gens dans la rue. » A ce moment-là j’ai eu envie de rire. D’un rire un peu trop confiant, et répondre qu’il en faudrait beaucoup pour que je modifie ma façon d’aborder l’espace public durement gagné, et que me faire changer de regard nécessiterait un attentat à ma volonté.
J’ai bien peur que cet attentat redouté ne soit en train de se produire.
Ici une femme réapprend malgré elle à marcher seule. A marcher comme il faut, comme font les marocaines éprouvées. Se préparer mentalement avant de sortir. Si tu te sens vulnérable, tu sais d’avance que ce sera dur. Tu as vingt minutes de marche devant toi. Tu peux repenser aux slut walk auxquelles tu as participé, aux manifs féministes non mixte de nuit. Mais ici tu n’as aucun cordon de sécurité. Lunettes de soleil, même s’il y a des nuages, même le soir, écouteurs dans les oreilles. Les femmes qui marchent seules sont des guerrières. Chaque jour impassibles aux regards insistants, lourds, aux interpellations, au harcèlement glissé à l’oreille, crié d’un autre trottoir. Aux sourires sales. Vingt. Trente. Les yeux rivés sur un autre monde, elles marchent vite, crispées. Oui l’oppression contraint même leur champ visuel. Il ne faut laisser aucune faille, éviter de ralentir, éviter de divaguer. Alors que le regard des hommes balade, s’attarde quand ils traînent en terrasse ou négligemment appuyés aux murs bien trop certains que la rue leur appartient. Oui les femmes redoutent la rue, cet environnement hostile, si hostile, où ce harcèlement perpétuel les insécurise, les salit, les rend vulnérables et fragiles alors que leur journée avait si bien commencée. Parfois elles en pleurent, elles en crient, elles se révoltent avec leurs amies. Souvent dans la rue elles voudraient disparaître le temps d’arriver chez elle. Parfois, elles renoncent à sortir. Et ces sentiments là en amènent d’autres plus profonds d’injustice, de frustration et d’impuissance.

Est-ce spécifique au Maroc ? Non, loin de là.
Concernant le vécu du regard, voici une expérience retranscrite du métro parisien: « Je me demande combien de femmes connaissent ce regard, combien sauront de quoi je parle ou elles se rappelleront de ces moments insupportables, anormaux mais normaux, atroces mais banals où un simple regard devient une salissure, une blessure, une attaque. »

Un très bon article paru récemment sur Madmoizelle: « Ma colère (face au sexisme) et moi, de la noyade à la délivrance. »

Les violences de genre sont ce vaste panel aux milles nuances comprenant le harcèlement de rue, les violences psychologiques et violences physiques, mariages forcés, grossesses avortements forcés, mutilations génitales, lapidations, défigurations et autres crimes d’honneur, esclavages, agressions sexuelles et violences conjugales sans recours, viols, viols comme arme de guerre ou d’épuration ethnique, esclavage sexuel, féminicide, et privations traditionnelles / politiquement tolérées de libertés et droits humains fondamentaux.
Bonjour la France, bonjour les USA, bonjour le Brésil.

Le viol, « un crime sans frontière » selon Libération.

L’ensemble des comportements individuels ou collectifs violents reposant sur une question de genre et s’appuyant sur un rapport social de domination subi par les femmes, sont culturellement quasi universel. Les formes de cette violence et les valeurs patriarcales sur lesquelles elles s’appuient s’expriment par contre différemment selon les contextes nationaux.
Les législateurs marocains s’apprêtent à débattre du projet de loi 103-13 relatif à la lutte contre la violence contre les femmes. Les associations militant en faveur des droits des femmes, dont l’AMDH, déplorent vivement que leur expertise n’ait pas été prise en compte dans le projet débattu. A ce stade on se demande ce qui sera dit à propos du harcèlement sexuel, et ce qu’en dit Amnesty international. Voyons plutôt.
L’article 503-1 du Code pénal définit actuellement le harcèlement sexuel comme un abus d’autorité dans l’objectif de « [harceler] autrui en usant d’ordres, de menaces, de contraintes ou de tout autre moyen, dans le but d’obtenir des faveurs de nature sexuelle ». Les sanctions prévues incluent des peines d’un à deux ans de prison et des amendes allant de 5 000 à 50 000 dirhams marocains soit 500 à 5 180 dollars environ.
Selon Amnesty cet article est particulièrement problématique car il qualifie des contacts sexuels forcés de « faveurs », terme vague et ambigu brouillant la question du consentement. Oui car tout contact sexuel forcé, y compris lorsque des ordres ou des menaces ont été proférés, constitue un viol selon les normes internationales en matière de droits humains. L’article fait par ailleurs référence aux agresseurs investis d’une autorité, notamment les fonctionnaires, tout en omettant de préciser que les viols commis par des représentants de l’État dans l’exercice de leurs fonctions constituent des actes de torture.
(C’est bien précisé monsieur le policier.)
Le projet de loi étend la définition du harcèlement sexuel à « toute personne qui s’acharne à harceler une autre personne dans les situations suivantes : 1 – dans les espaces publics ou autres, au moyen d’actes, de paroles ou de signes d’une nature sexuelle, ou à des fins sexuelles ; 2 – par le biais de messages écrits ou électroniques, d’enregistrements ou de photographies à caractère sexuel ou à des fins sexuelles. La sanction est plus lourde si l’auteur est un collègue de travail ou un individu chargé de maintenir la sécurité et l’ordre dans les espaces publics ou autres. » Il ferait passer la peine maximale à trois ans de prison au lieu de deux actuellement.
(Je sais pas vous, mais moi j’aime bien cette notion toute subjective d’acharnement.)

On rappelle que le harcèlement, c’est toute forme de comportement non désiré à connotation sexuelle, s’exprimant physiquement, verbalement ou non verbalement, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne, en particulier lorsqu’il crée un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant.

Voilà. Si la base juridique est balbutiante et tarde à mobiliser une volonté politique réelle au sujet de l’égalité des sexes, c’est un symptôme de l’emprise très prégnante des valeurs patriarcales sur la société. Ici comme ailleurs, la loi est avant tout faite par des hommes pour les hommes. [1] De plus la portée d’une réforme législative est à relativiser tout net lorsqu’on pense aux obstacles à sa mise en pratique au sein de la société marocaine. Combien porteront plainte pour harcèlement quand lorsqu’elles rentrent chez elles on leur répond qu’au Maroc c’est ainsi, qu’après tout ce n’est pas si grave, et puis d’ailleurs, peut-être qu’elle-même les a provoqués, hein, on n’y pense pas assez à ça. La plupart ne le mentionnent pas à leurs proches. Combien craindront les qu’en dira-t-on, l’humiliation des victimes au lieu des oppresseurs, le mépris de la police bien à l’aise dans une communion des privilégiés. Combien continuerons, à souffrir au grand jour, impassibles.

Alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Il est question de ne pas se laisser taire. Il est question de ne pas renoncer à notre droit à l’espace public. De ne pas laisser s’installer insidieusement une culpabilité d’exister. Répondre aux agressions que l’on vit, mais comment faire ICI ? Je vous arrête tout de suite si vous n’êtes pas une femme, si vous n’avez pas vécu quelques temps au Maroc ou si vous aviez des injonctions sur le bout de la langue : « ignore les. » – « baisse la tête » – « ne les regarde pas » – « ne réponds pas » – « sors avec d’autres garçons pour t’accompagner » – « ne sors pas la nuit ». Vraiment, ces conseils sont une double peine pour un peu que l’on soit intimement convaincue que tous les êtres humains doivent effectivement pouvoir prétendre aux mêmes droits dans la vie.

Avec sincérité, je n’ai jamais ressenti de tels élans de violence frustrée qu’en ces deux mois au Maroc. Je n’ai jamais considéré aussi sérieusement le fait de trancher d’un coup sec la carotide du premier « CaVa ? ».

Parlons de ce point Godwin des conversations militantes que peut être…
LA VIOLENCE DES OPPRIME.E.S –
J’ai choisi d’aborder le sujet de façon générale et en contexte français avec Emma, son album est ici. De jolis dessins, pour une violente réalité. Emma a atterri dans un univers professionnel extrêmement masculin, fait d’interactions hostiles et de propos insultants. Emma nous dit qu’il aurait été légitime pour elle de s’énerver. Sauf qu’une fille qui s’énerve, chez des interlocuteurs masculins ça entraîne ce genre de réactions : remarques désobligeantes, regards entendus, sourires de victoire. Cette façon d’agresser une personne et de faire croire que c’est elle qui réagit mal est une technique de manipulation très pratique pour empêcher les autres de se rebeller. C’est le gaslighting.
Il y a deux choses qui facilitent le gaslighting d’une personne ou d’un groupe de personne : La solidarité entre les dominants – ici la domination masculine, et des conditionnements sociaux qui biaisent notre perception de la réalité – ici le patriarcat, qui pousse à voir l’agressivité comme une façon légitime de s’affirmer pour les hommes, et pour les femmes comme une manifestation de l’hystérie.

Pour pousser la démonstration, prenons avec Emma l’exemple des suffragettes. Au XXème siècle, les femmes n’avaient pas le droit de vote, c’est-à-dire qu’on ne les considérait pas vraiment comme des êtres humains autonomes. Un peu partout en Europe, les femmes militaient pour obtenir ce droit. En 1903 le mouvement des suffragettes s’est formé dans l’optique de passer à un mode d’action plus direct et plus violent, comme s’enchaîner à des bâtiments publics, brûler des bâtiments emblématiques de la domination masculine, et faire irruption dans des assemblées masculines. Ces actions ont mené beaucoup d’entre elles en prison. Quand elles faisaient des grèves de la faim, on les y gavait de force. Elles faisaient aussi des manifestations pendant lesquelles elles étaient molestées par la police. Des groupes d’hommes extrayaient des manifestantes de force dans des ruelles et les violaient, la police fermait les yeux.
Pourtant ce qui était critiqué et médiatisé à l’époque, ce n’est pas la violence de priver quelqu’un de ses droits. Ce n’était pas non plus la violence avec laquelle on essayait de leur faire abandonner leur lutte. Ce qui était critiqué, et même parmi des militantes pacifistes, c’est la violence des suffragettes. L’on entend encore ces critiques aujourd’hui. (Notamment lorsqu’on cherche à justifier certaines répressions.)
Dans cet exemple on retrouve la solidarité des dominants entre eux – les hommes dirigent l’Etat, la Police, la Justice, et – un contexte qui biaise le ressenti des gens. Ce qui est perçu comme normal n’est pas considéré comme une violence. C’est toujours la violence des opprimées qui est montrée du doigt. Dénoncer d’accord, mais de la bonne façon, en parlez oui, mais pas trop fort. On tempère et culpabilise une colère légitime sans en condamner la cause. Sans vouloir inculper la violence systémique qui nous oppresse partout et toutes, jour après jour, après jour.

Du coup, l’on se pose avec Emma une bonne question.
Quel niveau d’humiliation, quel niveau de violence légale subie devra t on atteindre, pour qu’on nous estime légitimes à réagir en dehors du cadre que nos oppresseurs ont défini pour nous ?

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PS: Evidemment il y a des grandes militantes féministes au Maroc. Il y a des filles qui portent des jupes et qui utilisent leurs poings pour se faire respecter lorsque c’est nécessaire, il y a des filles qui insultent et il y a des filles qui répondent par la provocation. Elles ont toutes ma profonde admiration, mais comme je viens d’arriver et que je ne maîtrise pas la langue, moi j’ai du mal à trouver ma place dans tout ça. La lutte continue.