Suite du premier article de la série sur le phosphate : A cause d’un insecte ?

 

Après l’indépendance, les mines ont continué à fonctionner. Des millions de wagons de phosphate sont partis vers les ports. Des milliards de dinars sont partis vers la capitale. Ni la Compagnie de Phosphates de Gafsa (CPG) ni l’Etat n’ont fait les investissements nécessaires au développement de la région et à la diversification de l’économie. L’exploitation souterraine a cessé, laissant place à des mines à ciel ouvert et à l’explosion à la dynamite. La mécanisation du travail, appuyée par la Banque mondiale dans le cadre de la « rationalisation » de la production [1], et des accords avec le syndicat, visant à augmenter le salaire des employés de la CPG [2], ont fait chuter le nombre d’employés : ils ont été divisés par trois. Aujourd’hui le taux de chômage dépasse les 30%. Il frappe surtout les jeunes diplômés et les femmes.

Abdessalem Zaybi et Sghaier Khleifia, près de Moularès

Abdessalem Zaybi et Sghaier Khleifia, près de Moularès

Nous parlions de tout cela avec Sghaier Khleifia, de l’Association du Bassin Minier pour l’Investissement et le Développement de Moularès, et Abdessalem Zaybi, de l’association Amal Environnement Bassin Minier Metlaoui. Sghaier soulignait le fait que le taux de femmes parmi les employés dans la CPG est de 3%. Être ouvrier à la mine est considéré comme un travail d’homme. A la CPG, les femmes ne peuvent pas obtenir beaucoup de postes, à part celui de secrétaire. Et comme la CPG est de loin le principal employeur dans les villes du bassin minier, on retrouve cette tendance dans la société dans son ensemble : malgré le nombre de femmes diplômées, il est rare de voir des femmes travailler. La plupart restent à la maison.

Selon Abdessalem Zaybi, cela se répercute sur l’atmosphère et les mentalités du bassin minier. Il est rare d’y voir des femmes en dehors de la maison ou de l’école, dans l’espace public. Dans ce café de Moularès où nous étions assis, j’étais la seule, objet des regards. A Redeyef, avec les sœurs de mon ami, nous empruntions des rues parallèles à la rue principale, pour éviter de passer devant les cafés, pleins d’hommes. Un nombre très restreint de femmes à la CPG, cela se traduit aussi par un nombre restreint de femmes au syndicat, qui oriente la vie politique de la région. Les femmes sont sous-représentées dans la société civile. Alors Sghaier et Abdessalem ont fait en sorte qu’il y ait des femmes actives dans leurs associations respectives.

Le marché, à Redeyef. On croise surtout des hommes dans la rue...

Le marché, à Redeyef. On croise surtout des hommes dans la rue…

 

Le modèle économique qui repose sur l’extraction de phosphate laisse de côté une grande partie de la population, mais tous souffrent des nuisances liées aux activités de la CPG. En effet, l’extraction des phosphates pollue gravement la région. Pour dégager les couches rocheuses superficielles et accéder aux couches de minerais phosphatés en profondeur, la CPG utilise de la dynamite, sans respecter les normes d’utilisation qui limitent la quantité de dynamite par surface et donc la quantité de poussières en suspension.[3] Cette technique entraîne des glissements de terrain et la formation de fissures dans les maisons. L’atmosphère se charge de particules de phosphate et des métaux lourds, comme le cadmium et l’uranium, qu’on trouve dans les minerais phosphatés. Une poussière grise recouvre les plantes, les rues, les toits des maisons à plusieurs kilomètres à la ronde. Elle se dégage aussi des camions d’une société de transport privée qui se substituent aux wagons pour le transport du phosphate jusqu’aux usines de traitement de la côte depuis les blocages des voies de chemin de fer des révoltes de 2011 et même après l’arrêt des protestations, ce qui coûte cinq fois plus cher mais arrange peut-être, c’est la rumeur, les intérêts particuliers d’un homme d’affaires qui siège aussi au parlement…

Les camions transportent le phosphate du bassin minier vers les usines de la côte. Pourtant cela coûte cinq fois plus cher que par voie de chemin de fer, et ça défonce les routes.

Les camions transportent le phosphate du bassin minier vers les usines de la côte. Pourtant cela coûte cinq fois plus cher que par voie de chemin de fer, et ça défonce les routes.

Le phosphate extrait par la compagnie doit être lavé pour le débarrasser des impuretés qui l’accompagnent, et les boues de lavage sont rejetées sans traitement en périphérie des villes. Dans un rapport de la Banque africaine de développement datant de 2002 sur la « réhabilitation de la filière phosphatière », cela est décrit comme une « solution provisoire » (auparavant, les boues pouvaient être déversées dans les zones urbaines ou dans des pâturages). Un « stockage des rejets boueux » était prévu pour la période 2002-2006 mais le projet n’a pas été réalisé (ou très partiellement) [4] et des millions de tonnes de boues continuent d’être déversées dans les oueds de la région. Ces boues sont chargées en métaux lourds (cadmium, nickel, cuivre, zinc, chrome, etc.) qui contaminent les sols, les ressources en eaux souterraines, et altèrent les écosystèmes ; elles changent les caractéristiques de perméabilité des sols, lui donnant une allure craquelée. [5] Plusieurs associations ont souligné que ces déversements ont mené à la ruine des familles de paysans de la région, que la CPG a fait taire en les rémunérant. [6]

Sol à l'aspect craquelé, après déversement des boues de phosphate. Photo de Hichem

Sol à l’aspect craquelé, après déversement des boues de phosphate. Photo de Hichem

L’eau de lavage des phosphate qui est ensuite déversée dans les oueds provient de la nappe du Continental intercalaire, située à 1000 mètres de profondeur, une nappe non renouvelable, une nappe que la CPG surexploite :

« Au sein du procédé de traitement de phosphate, l’élément débourbeur, qui permet la séparation des grains, est alimenté par 5 tonnes d’eau pour chaque tonne de phosphate. Sur ces cinq tonnes, 3,6 tonnes environ sont recyclées, 0,15 tonne accompagne le phosphate produit en tant qu’humidité et 1,2 tonne sont perdues : elles sont déversées dans la nature sous forme de boues contenant les grains fins d’argile dont on veut se débarrasser. » [7]

Pour une production de 8 millions de tonnes de phosphate par an – le niveau de production de 2010, qui a baissé depuis, ce sont donc 10 millions de tonnes d’eau perdues. Ainsi, suite aux mouvements sociaux de 2011 où la production a été largement réduite, on a vu apparaître dans la région des lacs et des petites sources. Les coupures d’eau sont fréquentes pour les habitants dans cette région désertique. Mais la CPG continue de surexploiter et polluer les réserves en eau, sans égards pour les les habitants. Le potentiel agricole est limité par le manque d’eau.

 

Les pollutions dues aux activités de la CPG se répercutent sur la santé. Pneumonies, asthme et maladies respiratoires, dues à l’inhalation des pollutions atmosphériques ; cancers liées aux éléments radioactifs contenus dans les minerais phosphatés, fluorose (une maladie qui donne une coloration brune aux dents – on dit qu’on peut reconnaître les habitants des villes minières à leurs dents due au fluor présent dans les poussières et les réserves d’eau contaminée à un taux trois à quatre fois supérieur au seuil limite recommandé par l’OMS [8]), silicose, calculs rhénaux, plombite, etc. [9] Mais impossible, comme souvent en Tunisie, d’obtenir des données chiffrées. La CPG, l’Etat et les hôpitaux donnent des chiffres différents (quand ils en donnent). En outre, de nombreux malades sont forcés d’aller se faire soigner dans les hôpitaux de la côte car l’hôpital de Gafsa ne traite pas leurs maladies, trajets qui sont à leur charge. A cela s’ajoute le stress, la fatigue liée au bruit, qui nuisent au bien-être.

L'excès de fluor dans l'eau donne une coloration brune aux dents des habitants des villes du bassin minier.

L’excès de fluor dans l’eau donne une coloration brune aux dents des habitants des villes du bassin minier (fluorose dentaire).

Le bassin minier n’est pas bien desservi en services publics et ce qui prédomine, c’est un sentiment d’abandon. Les institutions d’Etat semblent peu présentes. Mais la police est là et veille à sa conception de l’ordre. Un soir, à la gare « Philippe Thomas » de Metlaoui, alors que nous attendons le train et que les enfants braillent, deux jeunes hommes sortent des enceintes de leur sac à dos et commencent à mettre de la musique à faible volume. Il ne faut pas plus de deux chansons pour que des policiers arrivent. Ils leur ordonnent de couper la musique et entreprennent de les fouiller de la tête aux pieds. Les deux jeunes gardent le sourire. L’un des deux porte un T-shirt où est inscrit « Silence is the best answer ». Bientôt ils seront loin d’ici, loin du bassin minier et de ses problèmes, de ses entraves, loin du gris du phosphate et du morne quotidien… « Nos perspectives d’avenir, c’est la mort lente », déplore un membre de l’Association de promotion du développement de Redeyef.

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La mine de Redeyef, tout près de la ville.

La mine de Redeyef, tout près de la ville.

 

A Moulares, l'usine de lavage du phosphate est en plein centre-ville.

A Moulares, l’usine de lavage du phosphate est en plein centre-ville.

Dans l'usine de la CPG, au centre-ville de Moularès

Dans l’usine de la CPG, au centre-ville de Moularès

Usine de Moularès

Usine de Moularès

A Metlaoui, les infrastructures de la CPG traversent toute la ville

A Metlaoui, les infrastructures de la CPG traversent toute la ville

Paysages de phosphate près de Metlaoui

Paysages de phosphate près de Metlaoui

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Paysages de phosphate près de Metlaoui

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Pour grand nombre des Tunisiens, la CPG doit continuer à produire sans en être empêchée par les mouvements de protestation. Car le phosphate est une richesse nationale, qui représente 10% des exportations. La réalité de la vie sur le terrain est souvent méconnue. En effet, sur le papier, les choses ne vont pas si mal. Sur le site internet de la CPG, celle-ci se présente comme un modèle de RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) : « La CPG accorde une attention particulière à la protection de l’environnement. Elle participe activement à la réalisation du développement durable et l’amélioration de la qualité de la vie et ce à travers son programme de mise à niveau environnemental ». [10] Pourtant, la coopérative Nomad08 souligne par exemple que la CPG n’applique pas la norme ISO14001 qui concerne l’instauration d’un système de management environnemental, contrairement à l’Office Chérifien des Phosphates, son équivalent marocain.

Sur son site, la CPG annonce qu’elle participe « au financement de petites et moyennes entreprises du bassin minier qui sont chargées de la propreté et la maintenance des espaces verts dans les villes minières ». Mais en réalité, ces sociétés, sortes de filiales à la gouvernance opaque, ont été créées pour embaucher artificiellement des milliers de chômeurs qui protestaient contre les politiques d’emploi de la CPG et le manque de perspectives de développement de la région. Faute d’avoir un lieu de travail, la majorité des employés de ces sociétés sont payés à ne rien faire. On raconte même que certains ont émigré au Canada et continuent malgré tout de toucher leurs salaires.

« Or ce dont nous avons besoin, ce sont de vraies filières économiques », revendiquent les associations de Redeyef, Metlaoui et Moulares.

« La CPG devrait garder un certain pourcentage de ses profits pour enrichir le tissu industriel », propose Rebeh ben Othmane de la section de Redeyef du FTDES. « Au début des années 1990, la CPG avait créé un fond de développement avec un budget important, mais il y a eu des problèmes de transparence et de mauvaise gouvernance, et les résultats se font toujours attendre. L’Etat doit assumer sa responsabilité ».

La région n’attire pas les investisseurs : elle est polluée et la CPG s’accapare l’eau. En outre, les gens du bassin minier ont la réputation d’être « un peu nerveux ». La plupart des jeunes que j’ai rencontrés dans le bassin minier, rentrés dans leur famille pour l’Aïd, étaient au chômage malgré leur licence ou leur master. Selon leurs dires, la première question des employeurs fait toujours allusion à leur lieu d’origine : « quand tu dis que tu viens de Redeyef, c’est foutu ».

« Les gens ici ont une haine », poursuit Rebeh Ben Othmane. « Mais il faut les comprendre… »

Sur un mur de Metlaoui...

Sur un mur de Metlaoui…


[1] Worldbank, Phosphate project, 06/15/1984


[2] Selon l’association Amal pour l’Environnement Metlaoui

[3] Selon diverses associations du bassin minier et les dires d’un ouvrier de la CPG

[4] Banque Africaine de Développement, Rapport d’achèvement de projet – Réhabilitation de la filière phosphatière, 2002

[5] Rapport intitulé « Impacts des Activités d’extraction De Phosphates Sur L’environnement Dans La Région Du Bassin Minier » réalisé par l’Association du Bassin Minier pour l’Investissement et le Développement de Moulares (ABMID)

[6] Section du Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux de Redeyef, Association de promotion du développement de Redeyef

[7] Rapport intitulé « Impacts des Activités d’extraction De Phosphates Sur L’environnement Dans La Région Du Bassin Minier » réalisé par l’Association du Bassin Minier pour l’Investissement et le Développement de Moulares (ABMID)

[8] Analyses de l’eau réalisées par Khaoula Chikhaoui. Taux de fluor : émg/L à Redeyef, 3mg/L à Moularès, norme de l’OMS : 0,7mg/L dans les pays chauds

[9] Selon un médecin de Redeyef et le rapport intitulé « Impacts des Activités d’extraction De Phosphates Sur L’environnement Dans La Région Du Bassin Minier » réalisé par l’Association du Bassin Minier pour l’Investissement et le Développement de Moulares (ABMID)

[10] Site de la CPG : http://www.cpg.com.tn/site/environnement.php