C’était quelques jours avant l’Aïd. A Tunis, avec un ami originaire de Redeyef, nous avons pris le train de 20h45 vers sa région natale, le bassin minier. Le train était bondé. Surtout des hommes. Dans la moitié du wagon, au-dessus des sièges, les barreaux manquaient sur les étagères, alors certains bagages ont dû rester au sol, encombrant un peu plus l’espace. La porte du wagon ne fermait pas bien. Des gens ont passé la nuit debout ou avachis dans un coin. Les conversations étaient animées. Il y a eu des bagarres. Mais la plupart des visages avaient les traits fatigués, impassibles : des habitués des voyages pénibles. Le train a pris du retard à Sfax, au moins deux ou trois heures, mais nous ne comptions plus le temps. Au petit matin à Metlaoui, nous avons pris un bus, bondé lui aussi, sur une route un peu défoncée, pour traverser les plaines du bassin minier. Nous avons dépassé les montagnes et les stocks gris de phosphate grands comme des montagnes. Une halte à Moulares, et finalement nous sommes arrivés à Redeyef. Douze heures pour parcourir les moins de 400 kilomètres à vol d’oiseau qui séparent Tunis de Redeyef…

 

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La bassin minier et ses villes-usines : Metlaoui, Redeyef, Moulares et Mdhilla.

 

En me rendant dans le bassin minier, je voulais en savoir plus sur l’impact de l’extraction du phosphate sur l’environnement et sur les habitants : rencontrer les associations actives sur cette question, visiter les alentours des mines. Et comme toujours, la situation de l’environnement dans la région est inextricable de la situation générale et de la manière dont elle est vécue. Avec les habitants, les associations, ce n’est pas seulement de pollution et de maladies que nous avons parlé, mais aussi de chômage, des sentiments d’injustice et d’abandon, des traces laissées par l’histoire, du désarroi face aux lendemains amers, passés et futurs. Et de la façon dont on continue quand même à se battre contre le quotidien.

Redeyef aujourd'hui, vue depuis la mine

Redeyef aujourd’hui, vue depuis la mine

Quand on discute avec les gens du bassin minier, il y a un nom qui revient toujours : Philippe Thomas. Un Français, géologue amateur. Celui qui a découvert la présence de gisements de phosphate dans les environs de Metlaoui. C’était en 1885, quatre ans après l’établissement du protectorat français. 1885, l’année où Jules Ferry justifiait, dans un discours à la Chambre des députés, la colonisation par le devoir des « races supérieures » de « civiliser les races inférieures ».

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Une mosaïque représentant Philippe Thomas place du centenaire de la Compagnie de Phosphates de Gafsa à Metlaoui

 

On m’a raconté que c’est un insecte extirpant du sol un petit grain noir qui a mis la puce à l’oreille de Philippe Thomas : il y a du phosphate dans cette région. Si cette anecdote n’est pas vérifiée, elle suggère que les choses auraient pu être tout-à-fait différentes, elle nous invite à songer à ce que serait le bassin minier sans la découverte des gisements du phosphate. L’insecte n’est pas mentionné dans le compte rendu que Philippe Thomas a dressé dans le Bulletin de la Société géologique de France. En revanche il y détaille les gisements de phosphate découverts en Tunisie et les potentiels d’exploitation et de profit induits par cette découverte :

« Il y a donc bien certainement, dans cette région du sud-ouest, tous les éléments d’une exploitation vaste et prospère, capable de défrayer pendant de longues années la voie ferrée, à la fois commerciale et stratégique, dont la construction s’impose dans le plus bref délai possible entre Tébessa et Sfax ou la Skira. » [1]

 

Cela a pris quelques années. La Compagnie des phosphates et des chemins de fer de Sfax-Gafsa a été constituée en 1896. L’année 1899 a marqué l’ouverture de la mine de Metlaoui et de la voie de chemin de fer vers Sfax. [2] Puis la mine de Redeyef a suivi, en 1903 et celle de Moularès l’année suivante.

Alors ils sont venus. Des quatre coins du Sahara, travailler à la mine. Algériens, Tripolitains, Marocains, Tunisiens…

« Poursuivant sa tradition d’appel à l’étranger, le déracinement assurant une plus grande stabilité à la main-d’oeuvre, la Compagnie fit venir les pauvres cultivateurs algériens du Souf, et les Tripolitains, dont beaucoup fuyaient leur pays pour des raisons politiques. Mais la Compagnie, qui avait besoin d’un personnel très nombreux, désirait aussi avoir sur place une réserve de main d’œuvre suffisante pour résister aux grèves et aux départs, et s’est assuré, de la sorte, grâce à des alternances d’embauchés et de licenciements massifs, un véritable volant de sécurité. Elle a dû, de plus en plus, faire appel aux tribus locales, qui observaient la situation depuis de nombreuses années et se trouvaient prêtes à entrer dans la mine qui devait leur assurer un niveau de vie supérieur. Tant que ces Tunisiens, d’autre part, n’avaient pas rompu tout à fait avec leur ancien genre de vie, basé sur le nomadisme et la culture sporadique de quelques terrains relativement favorisés, ils formaient une main-d’œuvre docile que les licenciements touchaient moins durement. » [3]

 

 

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Anciennes cartes postales de la collection de l’Association Environnement et Développement pour Promouvoir le Bassin Minier Redeyef (AEDPBM) : la mine

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Carte postale de la mine de Metlaoui

 

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La ville de Redeyef sous la colonisation : quartier « indigène »

Les travailleurs nord-africains et leurs familles se sont établis dans différents villages suivant leurs origines. Encore aujourd’hui, on retrouve dans les villes minières de la région une répartition géographique par tribu. Ainsi, à Metlaoui, la voie de chemin de fer, protégée par un mur, divise la ville en plusieurs quartiers où vivent des tribus différentes. Ces divisions entre tribus sont toujours sensibles. En 2011, elles ont même été mortelles. Les résultats d’un concours de recrutement de la CPG avaient été frauduleux et injustes, une tribu semblant plus favorisée que l’autre. Ils ont lancé des affrontements entre tribus dans la ville, accompagnés par des incendies et des pillages : 12 morts, 150 blessés. Il semble que la police a laissé faire. [4]

Les membres de l’association Amal Environnement Bassin Minier Metlaoui déplorent ces dissensions. Eux-mêmes viennent de tribus différentes et, pour certains, sont des amis de longue date. Ils sont d’avis que les habitants se mélangeraient peut-être plus si un mur ne divisait pas la ville…

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Le mur le long de la voie ferrée divise la ville de Metlaoui en deux quartiers où résident des tribus distinctes

 

A l’époque coloniale, les cadres, les employés, et quelques ouvriers étaient Européens. Avec des situations différenciées selon l’origine : la direction venait de France métropolitaine, les cadres étaient tous Français, de métropole et, dans une moindre mesure, Français de Tunisie. Les étrangers (Italiens surtout, mais aussi Maltais et Polonais) pouvaient être employés, mais surtout ouvriers, etc. Les ouvriers « européens » tenaient à se distinguer des « indigènes », et il y avait entre eux une différence de traitement : « Pour un travail égal, l’Européen muni d’un contrat touche beaucoup plus que l’indigène payé à la journée. » (Même si certains « Européens » – non Français – pouvaient être payés à la journée eux aussi.)

Les « Européens » vivaient séparés des « indigènes », dans des logements construits par la compagnie, qui leur procurait des avantages : voyages gratuits, électricité bon marché, soins médicaux gratuits. Dans les villes du bassin minier, elle avait aussi construit des églises, des économats, des écoles, des hôpitaux, des cinémas et même un zoo à Metlaoui.

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L’église de Redeyef

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l’hôpital de Redeyef

 

 

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La salle des fêtes de Redeyef

 

Le travail était pénible et risqué dans les mines souterraines : les accidents étaient nombreux, les ouvriers risquaient leur vie. Avant 1936 où la journée de 8 heures est obtenue, ils travaillaient du soir au matin. Ces conditions de travail, ces conditions de vie, ont eu pour résultat d’unir les ouvriers, d’adjoindre une certaine conscience de classe à l’appartenance à la tribu dans la constitution de l’identité sociale:

« Les indigènes sont aujourd’hui, en fait, une masse de prolétaires qui n’ont plus rien de leurs anciens genres de vie, et qui ont des désirs, des aspirations et des mécontentements communs. » [5]

C’est ainsi que s’est constitué le pouvoir du syndicat, qui commandait nombre de grèves pour défendre les revendications ouvrières, et faisait autorité sur les habitants des villes minières.

 

Malgré ces conditions de vie très dures, aujourd’hui, beaucoup retiennent de l’époque coloniale les investissements faits par (et surtout pour) les Français. « C’était la belle vie à l’époque ». La compagnie des phosphates avait un rôle central dans la vie des habitants. « Pour nous, la CPG, c’était l’Etat ». Suivant un modèle de paternalisme industriel, la CPG s’occupait de tout. Les ronds points de Metlaoui ont été construits par la CPG. Dans les années 70, la CPG approvisionnait gratuitement en eau et en électricité ses travailleurs et leurs familles. Il n’y avait presque pas de chômage.

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Mosaïque à la gloire de la CPG, l’usine-mère, à Metlaoui, non loin du portrait de Philippe Thomas

Mais lors des vingt dernières années, les effectifs de la CPG ont été sévèrement réduits. L’entreprise s’est retirée de la gestion des affaires publiques, et son remplaçant, l’Etat, ne s’est pas montré à la hauteur. A Redeyef, l’eau est coupée depuis quatre ans pour une grande partie de la ville. En fait, aujourd’hui, selon l’avis de ceux que j’ai rencontrés, l’Etat n’est présent que par la police, sa main répressive.

A suivre…

 


 

[1] Philippe Thomas, ‘Recherches sur quelques roches ophitiques du Sud de la Tunisie’, Bulletin de la société géologique de France, 1890-1891 http://archive.org/stream/bulletindela319189091soci#page/388/mode/2up

[2] J.-L. de Lanessan, La Tunisie, 1917 http://archive.org/stream/latunisie00laneuoft#page/26/mode/2up

[3] R. Brunet, ‘Un centre minier de Tunisie : Redeyef’, Annales de géographie, 1958,

Un document très intéressant sur la sociologie des villes minières et le regard que pouvait porter un géographe français aux tendances marxistes en 1958, par exemple dans les distinctions – d’ordre instrumental – entre tribus : « Les Bouyahias sont les plus évolués des Tunisiens », « Les Tunisiens Abidis sont les hommes de la montagne. Ils forment la partie la moins stable de la main-d’oeuvre », « Ceux à qui la domination des grands propriétaires indigènes de Tozeur a donné une longue tradition d’humilité sont dociles », etc.

[4] Quelques articles sur les événements de 2011 : http://www.webdo.tn/2011/06/22/evenements-de-metlaoui-les-forces-de-lordre-et-de-larmee-nont-pas-leve-le-petit-doigt/, http://nawaat.org/portail/2011/06/06/les-racines-du-mal-a-metlaoui/, http://www.webdo.tn/2011/06/05/la-situation-a-metlaoui-de-plus-en-plus-chaotique-7-morts-et-150-blesses/

[5] R. Brunet, ‘Un centre minier de Tunisie : Redeyef’, Annales de géographie, 1958,