A Gabès, par moments, je me croyais dans un roman d’Antoine Volodine. Les romans d’Antoine Volodine, et des écrivains du post-exotisme en général [1], sont peuplés d’Untermenschen, d’humains presque animaux ou l’inverse, de vétérans révolutionnaires agonisants ou bien déjà morts. Ils errent au milieu d’usines carcérales et de ruines irradiées et énumèrent leurs guerres perdues. Mais toujours ils résistent, d’une manière ou d’une autre, par la folie, l’humour, la tendresse.

 

Oui, à Gabès, par moments, j’avais l’impression de me trouver dans le décor d’un livre de Volodine.

Je suis arrivée en train depuis Tunis à la tombée du jour. A l’approche de la zone industrielle, l’air s’est chargé d’une odeur épaisse, insidieuse. Par la fenêtre, les cheminées, les fumées, les cuves, les tuyaux, les conduits. Les ombres massives des installations. Quelques minutes plus tard, le train a freiné en crissant et il est entré dans la gare de Gabès. L’odeur était toujours là. Même si les usines ne sont pas dans le champ de vision, l’odeur témoigne de leur présence toute proche, permanente, menaçante.

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Vue de la zone industrielle depuis le port de Gabès

Le lendemain, il faisait jour sur la zone industrielle. Derrière des grillages ornés de panneaux d’interdiction, un amas de bâtiments pour la plupart vétustes. Interdiction de pénétrer dans l’usine. Interdiction de photographier. Les cheminées fument des gaz aux diverses couleurs : blanches, grises, noires, jaunes, orangées… Sur les bords de la route poussiéreuse, des arbres mal-en-point. Ce sont les sociétés de jardinage du groupe chimique qui les arrosent et les entretiennent [2]. La cérémonie de plantation a lieu chaque année avec certaines associations pour célébrer l’environnement. Mais on raconte que les arbres qui ont été plantés il y a deux ans n’ont pas survécu aux poussières, aux particules qui les recouvrent jour après jour, échappées du Groupe Chimique Tunisien, des Industries chimiques de fluor, de l’usine Alkimia, de Timab Tunisie ou de la société des ciments de Gabès.

Z-Alkimia

Z-usine

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On peut remarquer ici les arbres qui bordent les routes de la zone industrielle,
fruits du travail de la société de l’environnement et du jardinage de Gabès,créée par le GCT (Groupe Chimique Tunisien).
Merci au GCT pour agrémenter ainsi la zone et réabsorber le CO2 émis par les cheminées !

Z-arbres

Un peu plus loin, la plage de Chott Essalem est noire et s’y accumulent les boues gypseuses chargées métaux lourds et de radioactivité, qui vont tapisser les fonds du golfe marin. On y trouve par moments les cadavres d’oiseaux, de poissons échoués. Les troncs des palmiers morts se dressent vers le léger voile nuageux que le vent ne peut pas chasser, et rappellent à ceux qui sont assez âgés pour avoir pu le vivre le temps où l’oasis de Gabès était foisonnante et où l’eau la parcourait. Souvenir de paradis perdu.

 oiseaumort

médusesPour plus d’images d’oiseaux morts et de méduses échouées, voir ici :

https://www.facebook.com/sos.environnement.gabes/photos_stream

Z-palmiers

A Gabès, par moments, des déclamations qui semblaient échappées des livres d’Antoine Volodine se faisaient entendre, nourries d’une foi totalitaire dans le Progrès et la Science. Déclamations émises par certaines branches de la société civile, le groupe chimique employeur, le syndicat hégémonique… Et cette foi qui ronronne dans leurs discours entretient la machine absurde.

Comme des mantras qui ici sont prononcés par des pelotons de petits et moyens bureaucrates, ventres proéminents installés confortablement derrière leur bureau orné de petits drapeaux, régnant sur leurs temples de papiers, leurs colonnes de dossiers.

« Une approche scientifique » – « Faire appel aux compétences des experts de chaque spécialité » – « Une administration éveillée des technocrates éclairés » -« Décortiquer les problèmes » – « Elaborer des solutions adéquates en temps opportun » – « Faire une étude scientifique »- « Tirer les conclusions qui s’imposent » – « Agir de façon logique ».

Et de façon logique, scientifique, rationnelle, le Groupe Chimique Tunisien continue sa production de phosphogypse, son projet de tapissage des fonds marins et d’éradication des espèces vivantes, avec comme productions secondaires la fabrication d’acide pour boissons gazeuses à effet obésifiant et d’engrais pour monocultures stériles et stérilisantes.[3] [4]

 phosphogypseLa plage de Chott Essalem, noire de phosphogypse

 

Les énumérations de Gabès m’ont rappelé celles qui fourmillent sur les pages de la littérature post-exotique. A Gabès c’étaient les énumérations des polluants gazeux : dioxyde de soufre, dioxyde de carbone, ammoniac, oxydes d’azote, gaz fluorés, gaz soufrés, gaz soufrés malodorants ; des polluants liquides : eaux gypseuses, eaux fluorées, eaux usées, eaux d’assinissement, des polluants solides : petcoke, crasses de soufre, crasses de gypse, fluosilicates, métaux lourds.

Les énumérations de maladies qui touchent les humains de Gabès et surtout ceux qui habitent les quartiers périphériques de la zone industrielle : cancers, asthmes, ostéoporoses, fracture de Gabès, pathologies cardiaques, malformations, pneumonies, pathologies respiratoires, forte fatigue, déficience de l’intelligence [5]

 

De même que les slogans désespérément farfelus des humains presque humains rencontrés à Gabès, échos burlesques aux oeuvres post-exotiques :

 

« Nous aussi voulons notre part de fausses promesses »

« Pour que la plage de Gabès soit elle-aussi déclarée interdite à la baignade »

« Pour que Gabès fasse sécession de la Tunisie, comme nous n’avons pas les mêmes droits que les autres tunisiens, notamment le droit de vivre »

« 24 cheminées à Gabès. 24 gouvernorats. Décentralisation ! Pour que chaque gouvernorat ait sa cheminée »

« Si nous ne nous suicidons pas, c’est que nous sommes déjà morts »

« Pétition pour déclarer Gabès Ville polluée ! »

télégramme

Les télégrammes envoyés au gouvernement pour que Gabès soit déclarée Ville Polluée

 

Ces « extrémistes » rencontrés à Gabès, qui ont l’impertinence de se donner comme but ultime le démantèlement de la zone industrielle, sont conscients qu’ils n’avancent pas. Ils essaient d’avancer mais c’est comme hurler dans les oreilles d’un sourd. « On a fait beaucoup d’actions, on n’a pas eu de résultat, on n’a reçu aucune réponse, ni positive ni négative, quoique si, des réponses négatives on en a eu ».

Alors ils tentent déjà de ne pas trop reculer, pour protéger ce qu’ils ont, le peu qu’ils ont. A la rigueur, leur victoire, c’est que la pollution, qui était un sujet tabou, flotte maintenant non seulement dans l’air mais aussi dans les conversations des cafés. Les gens osent en parler, sortent du déni, se rassemblent dans la complainte.

Et ils se moquent de leur situation et d’eux mêmes, parce que c’est comme ça qu’on tient, en se moquant.

gabèsvillepolluée

 

 


[1] Pour en savoir plus sur le post-exotisme : http://www.memoireonline.com/10/09/2821/m_Volodine–le-post-exotisme-est-il-un-genre-litteraire1.html

Le post-exotisme est traversé par une forme d’humour noir, l’humour du désastre. Ce qu’en dit Thierry Saint Arnoult :

Doubler ainsi le souffle épique d’une dimension carnavalesque relève de ce qu’Antoine Volodine appelle l’humour du désastre. Cet humour s’inscrit dans la crise politique profonde que traverse notre époque. La fêlure ouvre sur une dimension politique.
On sait que dans le post-exotisme la révolution a irrémédiablement échoué. On sait aussi qu’elle conserve une dimension spectrale. Le fantôme de la révolution n’a cessé de hanter le monde comme le remarquait Jacques Derrida : « […] un fantôme ne meurt jamais, il reste toujours à venir et à revenir ».

De la fêlure dans le post-exotisme, http://remue.net/spip.php?article2067

[2] La société de l’environnement et du jardinage de Gabès a été créée par le Groupe Chimique Tunisien pour apaiser les tensions sociales liées aux problèmes de chômage et de pollution à Gabès. Elle emploie environ 2500 personnes, mais hormis l’entretien des arbres plantés « pour l’environnement » autour des usines du groupe chimique, elle « n’est pas entrée en activité effective, malgré les sommes importantes dépensées en salaires, depuis sa création. »

http://directinfo.webmanagercenter.com/2014/07/07/tunisie-pour-la-dynamisation-de-la-societe-de-lenvironnement-et-du-jardinage-de-gabes/

 

[3] La production industrielle de phosphogypse par le GCT (Groupe Chimique Tunisien) est toutefois mise à l’arrêt lors des événements suivants :

– Lors de la visite du président de la République : pour rebleuir le ciel et préserver les poumons présidentiels

– Quand les grévistes turbulents du bassin minier décident de bloquer les convois de phosphates

 

[4] La production officielle du GCT est l’acide phosphorique et non le phosphogypse qui est un déchet. Néanmoins, pour produire 1 tonne d’acide phosphorique, on produit 5 tonnes de phosphogypse. On peut alors considérer que le GCT produit essentiellement du phosphogypse et que l’acide phosphorique n’est qu’une production secondaire. Bien sûr, c’est l’acide phosphorique qui voyage en cargo vers les usines de boissons gazeuses et les champs d’agriculture industrielle. Le phosphogypse est, lui, déversé dans la mer sous forme de boues gypseuses chargées en métaux lourds et faiblement radioactives.

 

[5] Il n’existe pas de statistiques officielles concernant les maladies à Gabès, étant donné que le gouvernement a refusé la création d’un hôpital universitaire à Gabès et que les malades vont se faire soigner dans les hôpitaux des autres régions.

La « fracture de Gabès », c’est un type spécial de fracture des os en longueur qu’on trouve beaucoup à Gabès, dû à l’excès de fluor.

Concernant le syndrome de déficience de l’intelligence, rien n’est sûr : j’ai repris les mots des gabésiens « extrémistes », selon qui la pollution a une influence sur tout, y compris « le stress, la fatigue et le degré d’intelligence ».