En m’installant à Beyrouth, j’ai eu la chance de connaitre de nombreux artistes syriens au gré des rencontres et du hasard. Des jeunes hommes et femmes tentant de trouver leur voie sur les routes sinueuses de l’exil et de vivre de leur art dans une situation désormais qualifiée comme « la plus grande tragédie de ce siècle ». A quelques semaines de mon départ, il est grand temps de rendre hommage, par ma modeste plume, à ces nombreux artistes et à leurs arts.

 [Si les tableaux et histoires de ces artistes vous plaisent, n’hésitez pas à diffuser leur travail, à les contacter même, si vous avez des idées d’endroits ou ils pourraient exposer et vendre ou des projets auxquels ils pourraient être associés.]  

Omar, peintre, sculpteur et fied officer

Situé au dernier étage d’une petite maison du quartier populaire de Karm Ezeitoun, mon appartement ressemble à une galerie d’art. Ce n’est sûrement pas pour le luxe des meubles ni pour la qualité du papier peint ! J’habite avec un ami peintre qui s’est mis en tête de recouvrir tous les murs de l’appartement avec ces tableaux, cela n’étant pas pour me déplaire, bien au contraire ! Je cohabite donc avec des sympathiques colocataires mais aussi avec des dégradés de couleurs, des chevaux, des chouettes inquiétantes, des personnages bibliques et dans un coin du salon, des montagnes de stylos, pinceaux, palettes, bombes de peinture et papiers de tous formats. Si nos murs sont embellis avec les tableaux d’Omar, ce n’est pas seulement parce qu’il a envie de vivre dans une galerie, c’est surtout parce qu’il n’a pas la possibilité d’avoir un atelier où exercer son art. A Beyrouth, les loyers sont beaucoup plus élevés qu’à Damas et payer une chambre en collocation demande déjà d’avoir des ressources régulières. Omar est diplômé de l’école des Beaux-arts de Damas en sculpture. Sculpter la pierre, donner des formes inédites a la terre et au métal, c’est ce qu’il préfère. Pourtant, il a décidé de se consacrer à la peinture pour l’instant, la sculpture demande des grands espaces de travail qu’il ne peut pas se permettre actuellement.

Omar Ibrahim - Beyrouth - 2013

Omar Ibrahim – Beyrouth – 2013

Omar est arrivé il y a environ une année au Liban. Quand la révolution a débuté en Syrie et que la vie est rapidement devenue difficile suite a la répression du régime, aux blocages des rues, à la hausse des prix, Omar a tenté sa chance en Arabie Saoudite où il est resté plusieurs mois afin de travailler pour une compagnie du pays. Sa femme, son fils et sa famille étant restés en Syrie, il lui fallait trouver des moyens de les soutenir financièrement. A côté de son travail « alimentaire », il a bien essayé de peindre mais il raconte que la censure est telle en Arabie Saoudite qu’il est difficile d’exposer ou même de vendre des tableaux qui parlent de soulèvements, de pouvoir populaire ou de femmes nues. Il a aussi essayé de faire venir sa famille mais il n’a jamais réussi à obtenir un visa pour eux. Il est donc rentré à Damas puis a commencé à faire des allers-retours au Liban, pays ou déjà plusieurs dizaines de ses amis artistes s’étaient installés. Menant des petits projets de peinture et de graphisme à droite à gauche pendant plusieurs mois, dormant sur le canapé d’amis, la situation financière n’a plus été tenable à un moment et Omar a opté pour la solution d’un nouveau travail alimentaire qui lui fournisse des revenus stables mais qui lui permette également de travailler avec les réfugiés. Envie de mettre les « mains à la pâte », de faire quelque chose pour les Syriens qui n’ont pas sa chance. C’est ainsi que notre ami s’est retrouvé field officer dans une ONG française et a ainsi découvert les joies du travail humanitaire. Payé 900$ par mois, travaillant 9 heures par jour, le travail est dur et répétitif. Il faut distribuer des bons aux réfugiés qui leur permettront d’acheter à manger dans des supermarchés avec lesquels Omar et son équipe ont durement négocié au préalable. 10 jours par mois, Omar est debout dans un camp du sud de la ville, sous le soleil brûlant et doit contenir des centaines de personnes de son pays, dont beaucoup sont dans une réelle détresse. A tel point qu’on lui a déjà demandé à quelle plage il allait pour avoir un si beau bronzage… Le genre de réflexions desquelles il vaut mieux rire que pleurer ! Ce travail, s’il lui apporte un revenu mensuel, ne lui offre aucune sécurité: les Syriens employés le sont tous en free lance et signent des contrats de trois mois renouvelables. Parler de sécurité de l’emploi? Non apparemment ce n’est pas la priorité, même pour les ONG étrangères au Liban.

Le soir et les weekends sont les seuls temps libres où l’artiste peut se consacrer à sa peinture. Parfois c’est difficile de trouver l’énergie quand tout s’écroule autour de soi. Parfois le corps a juste envie de repos après une journée passée debout, dehors. Pourtant, il faut continuer à prendre le pinceau, à peindre un peu, au moins pour ne pas perdre cela en plus du reste. Cela me donne envie de paraphraser la grande chorégraphe allemande Pina Bausch « Paint, paint, otherwise we are lost. » (La phrase initiale étant « Dance dance otherwise we are lost »)

A la fin d’une journée de travail bien remplie, la tradition de la maison veut que les colocataires se retrouvent sur le toit pour siroter un maté[1], la boisson préférée des gens de Al Suwayda, ville de Syrie dont est originaire Omar et à laquelle j’ai été convertie. C’est le moment des grandes questions sur la politique libanaise, la situation syrienne, l’histoire des kurdes et des druzes, les solutions à chercher et à trouver pour nos vies respectives. Aujourd’hui, c’est décidé, Omar va aller refaire le tour des galeries de Beyrouth pour leur laisser un CD de photos de ces tableaux. Ses tentatives d’exposer et de vendre sont restées sans succès jusqu’à maintenant. Pourtant, il intéresse et intrigue des journalistes et des directeurs de galerie. Plusieurs journalistes originaires de

, d’Algérie ou encore des États-Unis sont venus l’interviewer à la maison et l’entendre raconter son art et sa vision du conflit en Syrie. Il a même créé un profil sur un site dédié aux artistes pour mieux diffuser ces œuvres et se faire connaitre. Mais il est bien loin d’être le seul artiste syrien à avoir posé son baluchon d’exilé à Beyrouth…

L’art syrien en exil à Beyrouth

Lumières tamisées et musique posée, le Mezian (مزيان) est un petit bar situé au fond d’un grand bâtiment du quartier d’Hamra. Distribuant des verres d’arak et des mélanges de cacahuètes très prisées des clients, Aïcha et sa sœur, les deux serveuses éthiopiennes du bar déambulent entre les joueurs de taoula (jeu de palets qui se joue à deux personnes répandu en Turquie et au Moyen-Orient) et les habitués du lieu. En début de soirée, on y rencontre tout la clique artistique syrienne exilée à Beyrouth, qui s’y retrouve pour refaire le monde, travailler sur des projets ou juste passer une bonne soirée entre amis. Celui-ci est metteur en scène et a monté un spectacle magnifique récemment sur le thème du déracinement. Cet autre est poète, celle-ci est peintre. On y trouve des musiciens, des vidéastes, des photographes, des comédiens, des sculpteurs.

Nombreux sont ceux-ci qui se sont installés à Beyrouth, certains par choix, beaucoup par manque d’alternatives. Les galeries ne sont pas nombreuses et l’heure est à la crise humanitaire, pas forcément au soutien d’initiatives artistiques. Certains n’hésitent plus à vendre leurs œuvres au rabais, pour des sommes qu’ils n’auraient jamais acceptées il y a encore deux ans de cela. Mais maintenant ont-ils vraiment le choix? Pourtant, certains lieux permettent à des artistes reconnus ou en devenir, de montrer leur travail. La galerie Ayyam par exemple, qui avait ouvert une salle d’exposition et de travail à Damas en 2006, a proposé à ses artistes syriens de venir travailler à Beyrouth. Cela leur permet de continuer à peindre dans des conditions plus stables et même d’exposer ici et ailleurs. Une artiste syrienne et un libanais ont ouvert en 2011 à Aley, ville située dans les montagnes qui surplombent Beyrouth, une résidence pour accueillir les jeunes artistes syriens souhaitant trouver un peu de repos et d’espace pour pratiquer leur art. L’association collecte des tableaux de leurs hôtes et sont en train de constituer une réelle collection.

Mohammad Abbas et Afaf Sy ont tous deux pu exposer leurs peintures à la galerie ARTLAB, un lieu encore peu connu mais en devenir, du quartier branché de Gemayze. L’exposition de Mohammed, peintre originaire du Nord de la Syrie, appelée « Are we not human? » questionne les limites entre l’humain et l’animal. L’angoisse, la peur, l’anxiété, la guerre ne transforment-elles pas les hommes et femmes en créatures différentes, en troupeaux de moutons informes ? Si les allusions a la guerre en Syrie ne sont pas directes, comment ne pas reconnaître dans ce portait de famille de cochons, la famille présidentielle?

Portrait de famille - Mohammad Abbas - 2013

Portrait de famille – Mohammad Abbas – 2013

Ce sont des ânes qui dansent avec des parapluies, des drôles de têtes d’autruche et des petits chats aux yeux tristes qui peuplent le fantastique univers de Mohammad. Mon préféré est un tableau qui représente des moutons ressemblant à des zombis: ils ont tous la même posture et tous la même silhouette. Seul l’un d’entre eux est rouge. Sommes nous voués à être des moutons dans une masse toute notre vie ou comment trouver notre propre chemin?

Le rang de moutons – Mohammad Abbas 2013

Afaf et Mohammad se sont rencontrés a la faculté de Damas. Depuis son exposition à Beyrouth, cette jeune artiste peintre a quitté le pays pour la Turquie où elle se sent bien mieux dans ses baskets qu’à Beyrouth. Les tableaux que je connais d’elle sont surtout des natures mortes chargées de couleurs pastel: des tables anciennes sur lesquelles sont posés des crânes pâles qui narguent ostensiblement le public, des verres de vin rouge à moitié plein qui attendent vainement d’être bus par des personnages bien habillés. Des traces de nostalgie et du passé viennent discrètement habiter ses toiles.

Table au crâne - Afaf Sy

Table au crâne – Afaf S

Rabee Kiwan est sur le point de partir pour un mois en Italie où il prendra part à un atelier avec des artistes de plusieurs pays. Il peindra sur scène pendant que d’autres danseront ou joueront ou encore chanteront. Le collage est le procédé qu’il préfère, en tous cas qu’il utilise beaucoup en ce moment. Superposer des morceaux de tissus ou de toiles les uns sur les autres, leur donner des formes, des couleurs et des textures différentes, des heures de travail, des dizaines de cigarettes, une bonne demie douzaine de maté et le salon de son appartement est sans dessus dessous. Ses tableaux sont parfois très abstraits, parfois assez durs et laissent le champ libre aux interprétations et surtout a l’imagination[2]. Un artiste plein d’avenir en tous cas.

Tableau de Rabee Kiwan

Jeune fille endormie – Rabee Kiwan

Rabee Kiwan

Tank collage – Rabee Kiwan

 

Collages - Rabee Kiwan

Le pinceau et la palette pour protester

Le thème de l’art comme moyen de résistance n’est pas nouveau. Dans de nombreux conflits, ce sujet a été thématisé comme d’ailleurs au cours des printemps arabes. Il y a de nombreux moyens de protester à des situations d’oppression, de répression et de dictature et l’expression artistique est l’un d’entre eux. Dans les toiles des artistes syriens que j’ai cités ci-dessus mais aussi de tant d’autres, les thèmes de l’exil, de la guerre mais aussi de la révolution et de l’espoir sont palpables[3]. Dans les tableaux d’Omar (que j’ai eu le temps d’analyser tous les matins, mal réveillée en buvant mon thé), le cheval et la hyène sont des figures récurrentes  de son œuvre tandis que le bleu et rouge reviennent continuellement. Le cheval symbolise le peuple dans son ensemble, il est la plupart du temps représenté les pattes prises dans des rouleaux de barbelé, la tête en arrière en train de tomber du ciel damascène ou d’une autre ville de Syrie. La hyène désigne l’autorité, elle peut nous faire penser aux autorités politiques ou religieuses mais également à la figure patriarcale ou encore au système d’oppression dans son ensemble. Le bleu et le rouge s’écoulant généralement du corps des animaux représentés, est le sang. Le sang bleu est le sang versé mais aussi chargé de rêves et d’espoirs, le sang qui n’est pas versé en vain mais qui l’a été pour une cause et qui permet que les autres continuent à se battre pour cette cause. Le sang rouge est brut, c’est celui de la peine, de la douleur, de la perte de sens et d’identité. C’est le sang des tueries et des massacres. Au-delà des tableaux affichés sur les murs de l’appartement, les carnets de notre ami artiste fourmillent de petits croquis au stylo noir de manifestants, de drapeaux et d’appel à la liberté. Il faut toujours bien penser à arracher ces pages-ci avant un séjour de quelques jours en Syrie pour voir si la famille va bien, parfois les carnets de dessins aussi sont fouillés et une caricature a déjà envoyé des gens en prison.

Cheval qui tombe du ciel - Omar Ibrahim

Cheval qui tombe du ciel – Omar Ibrahim

Hyène rouge - Omar Ibrahim

Hyène rouge – Omar Ibrahim

 

Cheval qui tombe du ciel - Omar Ibrahim

Cheval qui tombe du ciel – Omar Ibrahim

الفراشة و السكين - Le papillon et le couteau - Youssef Abdelke

الفراشة و السكين – Le papillon et le couteau – Youssef Abdelke

Un petit tour sur le web et tout particulièrement sur les médias sociaux tels que Facebook fait prendre conscience de la profusion de créations et de productions de tableaux et dessins (et je ne parle même pas des supports vidéos, des photos, du théâtre, du son…) qui tournent autour de la situation en Syrie. Une page est consacrée spécialement à des planches de bande dessinée sur/pour la Syrie (Comic4 Syria كوميك لأجل سوريا ), une autre pour/sur les sculpteurs, une autre plus généraliste sur les artistes syriens et offre quotidiennement de nouvelles toiles au regard des internautes (Syria Art – Syrian Artists ). Lorsque l’artiste syrien Youssef Abdelke très connu dans son pays et à l’international est arrêté et emprisonné par le régime le 18 juillet dernier, le web s’emballe et des milliers de sympathisants se mettent à signer des pétitions, à organiser des manifestations et à attirer l’attention des médias qui publient des articles dans le monde entier. Entre autres suite à cette mobilisation et pression géante, l’artiste est libéré le 22 août. Soulagement général mais la vigilance reste de mise dans un pays ou des centaines de personnes continuent d’être enfermées, tuées pour leur opposition au régime, mais aussi depuis ces derniers temps aux groupes extrémistes qui ont fait leur entrée dans des dizaines de villes en Syrie.

أم الشهيد - La mère du martyr - Youssef Abdelke

أم الشهيد – La mère du martyr – Youssef Abdelke

Dans leurs bagages, les exilés syriens ont donc emmené leurs arts et leurs talents et tentent envers et contre tout de renouveler leur créativité, pied de nez à la guerre et à ceux qui essayent, de part et d’autre de maintenir la Syrie dans un état d’autoritarisme et d’oppression. Pour conclure ces quelques lignes en beauté d’ombres chinoises, je laisse à ce cher conteur damascène le mot de la fin (cliquer sur l’icône cc pour ajouter des sous-titres en français ou anglais). 

 


[1] Le maté est une boisson aux herbes originaire d’Argentine que l’on boit avec une petite paille en métal. Les Syriens, dont certains l’ont ramené d’Amérique du Sud, en sont fous.

[2] Pour voir plus de tableaux de Rabee Kiwan, voir ce site qui présente plusieurs de ces œuvres. Son profile FB permet également d’en consulter.

[3] Pour découvrir plus de médias par lesquelles la révolution syrienne s’est exprimée, lire l’article « De l’Art dans la révolution syrienne » de Nadia Leila Aissaoui et Ziad Majed déjà un peu daté (fin 2011) mais bien fourni.