Beyrouth, vraiment tu me déroutes.

Les gens qui m’avaient parlé de toi avaient des étoiles dans les yeux en évoquant tes charmes. J’avais entendu tout le tralala qu’on ramène en Europe sur ton compte, la mer et la montagne à deux pas, le moderne et le traditionnel, la nourriture beyrouthine, les douceurs de la Méditerranée, l’accueil sans failles des Libanais. Alors imagine mon étonnement quand je t’ai découverte telle que tu m’es apparue les premières semaines de mon arrivée : sale, bruyante, puante, difforme, rongée par les projets immobiliers, les voitures de rangers et les dollars à flots, en mal d’identité chronique.

Il y a certains jours où je t’ai détesté et je t’ai envoyé les toutes nouvelles insultes en arabe que je venais d’apprendre. Tu m’as amené à constater que la ville pouvait étouffer les hommes, les aliéner et les rendre mauvais jusqu’au fond de leur âme. Ton développement urbain m’a parfois amusé, il m’a souvent rendu triste : le luxe et le faste que les rues vides de Downtown exhibent m’ont paru n’être que des masques pour mieux dissimuler  ton passé tumultueux aux yeux du monde et te profiler comme une cité méditerranéenne à la pointe de la modernité[1]. Des tonnes de béton sont coulées sur ton sol, des kilomètres de gratte-ciel plus moches les uns que les autres envahissent ton air et tu ne dis rien ? Tu ne réagis pas ? Et cette manie de certains de tes habitants de conduire un 4×4 dans l’un de tes petits quartiers tranquilles où les routes sont dans un état parfait, la paume appuyée sur le klaxon de manière convulsive… Apprendre à te connaître et te découvrir avec le statut de piétonne, franchement, ça n’a pas toujours été une partie de plaisir.

Voilà Beyrouth. J’ai vidé mon sac. Et encore, j’ai été sympa, j’en aurais encore des vérités à te dire. Mais je pars dans quelques jours et l’idée de ne plus respirer ton air, de ne plus emprunter tes rues, de ne plus sentir ta chaleur, commence à me faire mal au ventre. Comment tu t’y es prise pour réussir à me faire tomber dans ton piège ?

Est-ce que c’est ton armée de chauffeurs de taxis , libanais, syriens, irakiens, grands, gros, beaux, chauves, vieux, comiques, dragueurs, pipelettes, fascinants, cultivés, intéressants, mal lunés, drôles ou généreux qui a finalement été l’un de mes meilleurs terrains de pratique des salutations et conversations de base de la langue arabe ? Est-ce que ce sont tes vieilles maisons abandonnées dans tous les quartiers de la ville, fragiles réminiscences de ton passé et aussi des années de violences que tu as traversées? Est-ce que ce sont tes innombrables petits quartiers, Mousseitbeh, Hamra, Mar Michael, Karm Ezeytoun, Badaro, G’eitawi, Furn E-Cheback, Burj Hammoud que j’ai sillonné, emprunté, monté et descendu sans jamais me lasser ? Est-ce que ce ne serait pas tout simplement les gens que j’ai rencontré chez toi et qui forment le creux de ton souffle? Les copains migrants de tous les pays du monde, les Libanais du cru et ceux qui t’emmènent en week-end dans leur famille à la campagne, les nombreux amis syriens et leur patience à m’apprendre l’arabe et à me parler de leur Beyrouth à eux, la belle Damas, les voisins et tous les commerçants de Karm E Zeytoun qui ont été et sont d’une ouverture et d’une gentillesse que j’ai rarement rencontré dans ma courte vie. Et encore beaucoup plus.

Tous les soirs, quand je rentre à la maison dans la nuit qui t’enveloppe (d’ailleurs je voulais te dire, tu es tellement belle et calme la nuit, on pourrait marcher dans tes rues jusqu’à en tomber de fatigue), je passe toujours devant le même grand bosquet de jasmin, situé à quelques pas d’une grosse poubelle puante. Selon le sens du vent, je ne sais jamais quelle odeur arrivera à moi la première. Un des nombreux suspens du quotidien ! Parfois, la poubelle n’est pas là et il n’y a que le jasmin qui m’offre son odeur indescriptible. Peut-être qu’avec toi Beyrouth, c’est pareil et qu’il m’aura juste fallu un peu de temps pour passer l’odeur de pourri et découvrir l’immense frangipanier fleuri qui était derrière.

Une dernière chose que je veux te demander. En France, quand on me demandera ce que j’ai pensé de toi, à ton avis qu’est-ce que je vais répondre aux gens ? Moi je crois que je vais leur donner la même version que celle qu’on m’avait donnée et ils n’auront qu’à creuser un peu pour découvrir ton vrai visage. Finalement, je te dois bien ça…

 

 


[1] Downtown est le centre-ville rénové de Beyrouth, à l’endroit où il y avait les anciens souks détruits pendant la guerre civile au Liban. Le choix d’un nom en anglais pour ce quartier est à mes yeux, révélateur de la schizophrénie de certaines classes sociales et politique au Liban. C’est la société de l’ancien premier Ministre Rafic Hariri, Solidere qui a reconstruit le quartier pour des millions de dollars et a largement refoulé l’architecture et l’ambiance jadis présents en ces lieux. On y trouve aujourd’hui presque exclusivement des boutiques de luxe, des cafés et restaurants hors de prix, des bureaux de banques et entreprises.