A Gabès près de l’usine de transformation du phosphate, le 29 octobre 2016, lors d’une mobilisation méditerranéenne pour une justice sociale et climatique. Photo de Raphaël Bodin

 

Il est difficile de donner une définition générique des mouvements « environnementaux » tant ces mouvements en Tunisie recouvrent des réalités différentes. Ils recouvrent des luttes et initiatives très diverses qui pourraient s’inscrire dans de multiples catégories : « écologiques » ou « pour une justice environnementale et/ou climatique », « contre l’extractivisme et/ou le productivisme », voire aussi « contre le capitalisme et/ou le néo-colonialisme »[1]. Néanmoins, il est rare que ces mouvements locaux en Tunisie formulent leur lutte en ces termes. Ces mouvements semblent davantage faire écho aux aspirations de la révolution tunisienne il y a maintenant six ans : « la dignité, le pain et la justice sociale ». La démocratie aussi. Ces mouvements sociaux dénoncent ainsi de manière générale des injustices socio-économiques relatives à l’exposition disproportionnée et non égale de certaines populations aux dégradations, privations ou risques environnementaux. En d’autres termes, sont défendues des nécessités écologiques, dans la mesure où elles constituent des conditions indispensables pour vivre dignement, et pour accéder à des moyens de subsistances. Dans ce sens, les problématiques environnementales qui animent ces mouvements, mettent en péril des droits fondamentaux et et sont directement reliées aux inégalités sociales et économiques.

Cette analyse s’appuie sur des entretiens avec des acteurs des mouvements et des visites de terrain réalisés en 2016 et 2017 à Kasserine, Siliana, Ksibet Mediouni, Redeyef (Sections locales du FTDES), Metlaoui, Sfax, Kerkennah, Gabès, et Kalaa Sghira. Elle emprunte aussi les données de l’Observatoire Social Tunisien (OST) du FTDES de l’année 2015 et du premier semestre 2016, ayant répertorié les mouvements « environnement » selon « la localité, les raisons du mouvement, la date du début du mouvement, le lieu de l’action, les groupes impliqués, les modes d’actions employés, les principales revendications, les cibles, des observations et aboutissements ». Des revues de presses sur « l’environnement » réalisées par le FTDES pour l’année 2015 et 2016 ont aussi été des sources d’informations utiles. Des présentations ont nourri et inspiré ces analyses pour leur approche transversale des mouvements relatifs à l’environnement en Tunisie : celle de Mounir Hassine lors d’une visite à de la section locale du FTDES à Ksibet Mediouni le 17 octobre 2016, mais également à celles des intervenants du 27 et 28 mai 2016 au 

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Pour la forme de restitution, ce papier suit le canevas « Luttes, Militants, Dynamiques, Réponses des pouvoirs » de l’article de Luiza Toscane « Révolutions arabes et Environnement : « Le peuple veut l’eau au robinet ». Enfin, d’autres lectures ont pu aussi alimenter cette réflexion, telle que « L’écologisme des pauvres » de Joan Martinez Alier, et aussi beaucoup de discussions informelles au fil des rencontres.

Cette analyse cherche à mettre en perspective des mouvements nombreux et divers qui existent en Tunisie afin d’identifier les enjeux stratégiques et organisationnels de ces formes d’actions collectives sur l’environnement, et d’analyser leur portée vis-à-vis du contexte national, régional et international, tant sur le plan des politiques que des mobilisations. Précisons, qu’il s’agit ici moins de s’intéresser  aux campagnes ou actions portées la société civile – en référence ici, essentiellement aux organisations non-gouvernementales (ONG), qu’aux dynamiques ancrées sur un territoire quotidiennement partagé, embrassant plus largement les populations et résultant d’initiatives moins structurées.

 

Les luttes

Certains mouvements luttent pour l’accès, d’autres pour contester les modes de gestion ou de protection des ressources naturelles. Accaparement, surexploitation, pollution de l’eau, de l’air ou de la terre et de leurs ressources sont ainsi les causes principales des mobilisations, notamment pour les atteintes et menaces que les dégradations environnementales représentent vis-à-vis des besoins essentiels et de la santé des populations.

L’Etat, les autorités locales ou certaines agences nationales peuvent également être tenus responsables pour les injustices générées par leurs politiques, notamment concernant la fourniture et la gestion des services de base : l’année 2016 a ainsi vu un nombre important de mouvements revendiquant l’accès ou la qualité de l’eau aux services de distribution (la SONEDE, vis-à-vis « des révoltes de la soif » notamment) ou d’assainissement (l’ONAS, comme c’est le cas partout en Tunisie, et à titre d’exemple à Kasserine en 2015).

On a également vu se développer des mouvements contre la pollution des déchets, et en particulier des décharges anarchiques, qui visent en particulier l’Agence Nationale de Gestion des Déchets : un peu partout en Tunisie (Grand Tunis, Sidi Bouzid, le Kef, Nabeul, etc. – données de l’OST), et notamment un mouvement important sur de l’île de Jerba depuis 2014.

Il y a enfin les conflits sociaux relatifs à l’accès aux ressources et plus particulièrement dérivant de la gestion des terres domaniales (propriétés de l’Etat), comme c’est le cas de la lutte emblématique des habitants et agriculteurs de Jemna en 2016. Pendant la révolution en 2011, l’occupation puis l’exploitation de terres et fermes domaniales par des paysans en Tunisie, leur a permis d’arracher des droits spoliés successivement par la colonisation, puis par la dictature qui les avaient concédés plutôt à des opérateurs privés peu soucieux du développement local. Aujourd’hui, ces exploitations par les paysans sont considérées comme « illégitimes » aux yeux du gouvernement. Ainsi les comptes bancaires de l’association de défense des oasis de Jemna qui réinvestissait le revenu des récoltes dans les infrastructures du village, ont été gelés. Le sit-in de paysans observé au lendemain de l’expulsion de terres agricoles à Beja par la direction générale des forêts en 2015, en est un autre exemple (données OST).

Certains mouvements ciblent la responsabilité du secteur public dans le cadre de ses activités marchandes : le Groupe Chimique Tunisien pour ses activités d’extraction, lavage et transformation du phosphate à Sfax, Gabès et la région de Gafsa principalement. Bien que la pollution affecte toutes les composantes des écosystèmes locaux, et qu’elle soit très élevée, les contestations s’avèrent plus vives et les mouvements plus structurés, sur les territoires de transformation du phosphate pour les fumées et les déchets – « phosphogypses » – que l’activité engendre (mobilisations à Sfax et Gabès en particulier, et Mdhilla près de Gafsa).

A Mdhilla, où la Compagnie de Phosphate de Gasfa (du GCT) extrait, lave et transforme le phosphate en engrais, en acide phosphorique.

Les mouvements dénoncent également les impacts environnementaux d’activités économiques privées. Dans le secteur industriel, il y a les usines de textiles qui sont la cible des mouvements contre la pollution de la baie de Monastir depuis 2006, une usine d’alluminium à Bouficha près d’Hammamet en 2016, de plâtre près de Tataouine en 2016, ou une briqueterie à Kalaa Sghira près de Sousse depuis 2015. Le secteur des hydrocarbures, particulièrement investi par les multinationales, fait également l’objet de contestations locales : en 2016 s’est formé  un mouvement à Menzel Bourguiba près de Bizerte pour dénoncer la pollution induite par le transport de charbon pétrolier ; plusieurs manifestations ont eu lieu en 2015 et 2016 à Ouled Khalifa près de Mahdia pour dénoncer les impacts environnementaux des champs pétroliers (données OST) ; et une manifestation de pêcheurs sur l’île de Kerkennah a été organisée en 2016 suite à une marée noire provoquée par des exploitations offshore. Dans ce sens, on peut également citer pour mémoire le mouvement d’agriculteurs et d’habitants d’Ouled Nsir près de Kairouan en 2013, qui s’était érigé contre les activités d’exploration suite aux tremblements (beaucoup de bruit et des fissures aux maisons), aux nombreuses coupures d’eau potable, et aux pollutions des eaux et des sols agricoles.

A ce stade, il faut souligner que les mouvements appellent en priorité une action des autorités publiques (de résolution, de contrôle ou de sanction), les sources des nuisances ayant tendance aussi à se cumuler et s’aggraver mutuellement : le cas des pollutions relatives aux eaux usées est bien souvent la résultante à la fois d’abus des acteurs économiques (déversement illégal) et de carences des services publics d’assainissement par exemple.

l’illustre bien, s’agissant des industries textiles et des services de l’ONAS.

Les déterminants de l’injustice peuvent être ainsi tout à la fois politiques, économiques, technologiques, sociaux et « naturels ». Dans les villes du Bassin minier, la surexploitation et la pollution de l’eau par la Compagnie de phosphate de Gafsa sont ainsi perçues comme une prédation d’une ressource rare, dans la mesure où les coupures d’eau potable destinée aux ménages sont régulières et de longue durée, et où la région connaît des phénomènes de sécheresse et de désertification très avancés.

Aux environs du Bassin minier, l’oued disparait sous les effets cumulés des boues dues au lavage du phosphate et de la sécheresse.

Ainsi, selon les luttes et les territoires urbains ou ruraux, côtiers ou intérieurs, les revendications peuvent connaître différentes ascendances, priorités, ou évolutions. À Sfax par exemple, la lutte contre la pollution s’est engagée non seulement sur le droit à un environnement sain, mais s’est étendue à des préoccupations plus générales sur le cadre de vie, l’aménagement de la ville, etc. À Gabès où la pollution détruit la biodiversité autrefois exceptionnelle de son golfe maritime et de son oasis littorale, les mouvements dénoncent les atteintes graves à la santé des habitants, les pertes d’emplois dans la pêche et l’agriculture, et la disparition d’un patrimoine constitutif de l’identité du territoire. Dans le bassin minier, les militants dénoncent les impacts écologiques du secteur du phosphate pour ce qu’ils génèrent comme problèmes de santé et d’accès à l’eau potable. Mais ils tiennent ces impacts pour également responsables de l’absence d’investissement alternatif qui permettrait d’augmenter et diversifier les sources d’emplois, emplois désespérément attendus dans cette région.

Dans ce sens, les revendications des mouvements sont empreintes de références aux disparités régionales, ce qui se justifie particulièrement dans les régions intérieures souffrant de graves insuffisances en matière d’infrastructures. A Sfax, à Gabès et dans le Bassin minier, les références au « sacrifice » socio-environnemental de ces régions qui connaissent les pollutions liées au secteur du phosphate, sont récurrentes et se construisent en rapport aux régions du Sahel notamment, « préservées voire privilégiées » par la priorité donnée à l’agriculture et au tourisme. Enfin, les mouvements dans leur ensemble identifient et posent des problématiques plus structurelles telles que la corruption, l’absence de transparence et de concertation des autorités publiques.

 

Les militants  

De manière générale, la composition des mouvements est hétérogène : ils peuvent être dans la grande majorité des cas définis comme « des mouvements d’habitants », bien que d’autres se présentent comme « des mouvements de citoyens ». Cela peut s’expliquer par le fait que l’injustice environnementale a une assise territoriale : les fumées et pollutions, les coupures d’eau potable, distinguent ainsi rarement les victimes selon leurs origines sociales, leurs milieux professionnels, leurs conditions d’âge ou leurs opinions politiques. A noter que certains mouvements peuvent se distinguer par la forte présence de jeunes (Stop pollution à Gabès), ou de professions qualifiées (à Sfax, beaucoup d’hommes d’affaire, d’ingénieurs, de médecins), sans doute en partie lié à la composition « des initiateurs et/ou noyaux durs » des mouvements.

Toutefois, il s’avère très souvent que l’usine, la décharge polluante, ou le manque d’accès à l’eau touchent davantage les quartiers populaires ou les régions défavorisées ; que les travailleurs dont la santé et l’emploi sont les plus menacés sont les ouvriers de ces mêmes usines, les petits pêcheurs et agriculteurs[2].

A Metlaoui dans le Bassin minier, l’unité de lavage du phosphate a maintenant plus de cent ans. Située au cœur de la ville, l’état du matériel et son fonctionnement exposent directement les travailleurs et les habitants aux risques et pollutions de l’air, de l’eau et de la terre.

Ainsi les mouvements peuvent résulter d’une convergence : à Gabès par exemple, le quartier de Chott Salem qui est en première ligne des pollutions du Groupe chimique tunisien dispose d’un mouvement d’individus et d’associations autonome, qui rejoint régulièrement le mouvement Stop Pollution à l’échelle de la ville.

Le 20 mars 2017, la marche dans le cadre de la campagne « Seker Lamssob » (« Fermez les canaux de déversement ! » – de phosphogypses dans la mer) a été organisée à l’initiative d’organisations et d’habitants principalement de Chott Salem.

Il est néanmoins très rare que les travailleurs des usines rejoignent ou jouent un rôle actif dans les mouvements. D’ailleurs, les sections locales de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) se présentent plutôt comme les adversaires des mouvements que leur allié. Les impératifs économiques sont systématiquement présentés par les pouvoirs comme prioritairess et donc incompatibles avec les revendications environnementales : par ricochet, les emplois en dépendent aussi. Les travailleurs et l’UGTT défendant la sauvegarde de l’emploi, se positionnent donc par incidence contre le mouvement. Depuis février 2017, le sit-in « Yezzi » (ça suffit !) organisé par le mouvement sfaxien devant le gouvernorat, « côtoie » le sit-in organisé en réaction par les travailleurs de l’usine polluante, à quelques mètres, avec l’appui de l’UGTT.

Le 8 mars 2017 à Sfax : à quelques mètres l’un de l’autre, le sit-in pour fermer l’usine polluante (photo à gauche), et le sit-in pour défendre les emplois dans l’usine (photo à droite).

La section gabèsienne de l’UGTT est en cela une exception quand elle soutient le mouvement au nom des conditions de santé et de sécurité des travailleurs. En octobre 2016, l’UGTT et le mouvement Stop pollution se sont d’ailleurs rassemblés en hommage à Abdelkader Zidi, un travailleur décédé quelques jours plus tôt dans la zone industrielle sous les effets d’une fuite de fumées toxiques.

Enfin, ils s’inscrivent ou interagissent de manière variée avec la société civile locale ou nationale : certains mouvements n’ont aucun lien, d’autres résultent en partie d’une coalition d’organisations locales (Sfax, et Kalaa Sghira par exemple) ou bien de la réunion horizontale d’activistes actifs dans d’autres associations (Stop Pollution à Gabès). Les militants associatifs qui gravitent autour ou soutiennent les mouvements peuvent faire partis des sections locales de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme, des associations locales diverses mais généralement à fortes dimensions environnementales, ou bien des associations se projetant sur tout le territoire national. Ces dernières peuvent être d’ailleurs « spécialisés en environnement » ou non. Au-delà des associations locales, elles sont peu nombreuses à se solidariser aux mouvements, et de manière générale à appréhender la cause environnementale sous l’angle d’une lutte à la fois populaire et politique. Et bien que certaines se spécialisent dans des activités de plaidoyer vis-à-vis de lois ou de stratégies nationales, elles laissent le « terrain » à une grande majorité d’associations privilégiant une vision et des objectifs complémentaires, mais davantage « développementalistes » (planter des arbres, recycler des déchets), et une approche parfois davantage « descendante » (consistant à « mettre l’expertise au service de la sensibilisation citoyenne »).

Enfin, certains mouvements invitent des élus ou militants de branches locales des partis politiques (Sfax et Kalaa Sghira) quand d’autres sont peu ou non marqués par un dialogue ou une coordination avec les partis politiques.

Dynamiques des mouvements

Les mouvements se distinguent également par leur forme et leur durée dans le temps : ils peuvent être très structurés ou spontanés, et donc se maintenir ou plutôt s’inscrire dans une perspective de pression sociale immédiate (réaction à un fait inhabituel, comme une coupure d’eau ou un accident).

Les dynamiques des mouvements dépendent d’ailleurs fortement du niveau et du modèle de développement du territoire, et dans ce sens, d’autres mouvements locaux. Selon divers témoignages, la lutte est plus difficile à mener quand elle coexiste avec des mouvements forts pour des droits économiques et sociaux. La marée noire générée par la société TPS qui a touché les activités de pêche de Kerkennah en 2016 est intervenue dans une actualité charnière du mouvement des diplômés-chômeurs qui bloquaient la société Pétrofac pour accéder à la régularisation de leur situation et obtenir des fonds pour le développement de l’île. Dans le Bassin minier qui connaît parmi les plus forts taux de chômage, les mouvements contre la pollution peinent à gagner de l’ampleur pour s’attaquer aux impacts environnementaux d’une activité source rare voire unique d’emploi : c’est une certaine rivalité qui existe entre les mouvements, leurs droits revendiqués pouvant être perçus (construits) comme exclusifs les uns des autres. À Kasserine, certains considèrent que ce sont les mêmes raisons qui expliquent l’absence totale de mouvement contre les pollutions catastrophiques d’une société étatique de production de pâte à papier. À contrario, dans une région plus prospère comme à Sfax où le mouvement gagne en mobilisation d’année en année, il ne s’agit pas seulement de réclamer la dépollution, le respect des lois ou la mise à niveau environnementale, mais littéralement la fermeture de l’usine polluante.

A Kasserine, l’une des régions les plus marginalisées, la crainte que les revendications environnementales entrainent la perte des emplois à la fois dans l’usine polluante et dans l’agriculture, explique selon plusieurs témoignages l’absence de mouvement, et ce malgré une pollution manifeste de l’eau, de la terre et de l’air.

Ainsi selon la problématique environnementale, les territoires et les militants, les stratégies des mouvements diffèrent. Les interlocuteurs comme les échelles d’interpellation du politique varient (ministère de l’environnement ou des mines et de l’énergie par exemple, le gouvernorat voire la municipalité), pour accéder à une résolution immédiate ou à des négociations, presser une décision ou la concrétisation d’une promesse non tenue. Les revendications peuvent être en cela sommaires (consistant à faire cesser l’injustice), ou assorties de revendications supplémentaires voire de propositions d’alternatives (plus rare).

Les moyens d’action sont donc tout aussi pluriels : sont organisés des manifestations la plupart du temps ; des sit-in devant l’usine, les autorités publiques locales (gouvernorat) ou devant le théâtre municipal de l’avenue Bourguiba à Tunis ; le blocage de routes/ chemin de fer ou même de l’usine polluante ; des grèves générales ; l’occupation d’espaces (les plages à Sfax par exemple) ; ou tout simplement la pétition ou l’appel médiatique (communiqué, campagnes sur réseaux sociaux, etc.). Certains mouvements ont déposé des plaintes auprès de l’Agence nationale de protection de l’environnement (ANPE), et d’autres ont recouru à la justice des tribunaux.

Il n’existe à ce jour aucune « coordination » ou autre initiative de solidarité entre ces mouvements locaux. Certaines initiatives ont pu être rassembleuses, voire constitutives de mouvements : c’est le cas de la manifestation contre l’exploration et l’exploitation des gaz de schiste devant le Parlement en octobre 2012 (puis du Collectif STOP au gaz de schiste en Tunisie ).

Certains entretiennent toutefois des liens avec des dynamiques internationales : comme c’est le cas du mouvement contre la pollution de Monastir ou du mouvement Stop Pollution de Gabès, présents à des événements tels que les Forum Sociaux Mondiaux et au sein des espaces alternatifs organisés en parallèle des Conférences des Parties à la Convention des Nations Unies sur les changements climatiques (COP 21 et 22 notamment). 

Réponses des pouvoirs et des pollueurs

Quand les mouvements ne sont pas ignorés, ils peuvent faire face à la répression. À Djerba, des manifestants ont été gravement blessés en 2012 suite à une intervention violente de la police, et quatre jeunes furent arrêtés et incarcérés en 2014 : un an plus tard, le mouvement manifestait encore pour leur libération (données de l’OST). Dans le bassin minier, des jeunes d’El Berka ont été condamnés jusqu’à dix ans de prison pour avoir protesté contre la pollution et l’accaparement de l’eau par la Compagnie de Phosphate. Cette criminalisation des mouvements et des activistes va de pair avec une faible couverture médiatique, la presse étant rarement favorable à leurs revendications. Certains reliquats de despotisme surviennent parfois des pollueurs eux-mêmes : c’est le cas à Kalaa Sghira où le propriétaire de l’usine a déposé plusieurs plaintes contre les activistes, notamment pour « utilisation de rapport aux informations falsifiées » bien qu’il s’agisse en l’occurrence d’un rapport public.

Certains moyens plus pernicieux visent à faire pression ou décourager les mouvements. En octobre 2016 à Gabès, des autorisations administratives de principe ont été retirées au dernier moment pour empêcher l’organisation d’un forum sur l’environnement par le mouvement Stop Pollution, dans le cadre de l’escale tunisienne de l’Odyssée Ibn Battûta. Des militants dénoncent aussi les pratiques clientélistes consistant à recruter des activistes chômeurs dans « les sociétés de l’environnement » (structure aux emplois souvent fictifs, financée à l’origine par le Groupe Chimique Tunisien, puis élargie aux autres pollueurs locaux), ou à financer des associations locales afin de s’assurer certaines compromissions vis-à-vis de leurs revendications environnementales.

Enfin, si les autorités ouvrent un dialogue à l’échelle locale, elles sont souvent impuissantes, les compétences restant très centralisées. Les négociations avec les ministères peuvent enfin s’avérer laborieuses du fait des différents remaniements ministériels, mais souvent par un manque avéré de volonté politique. Ainsi les procédures engagées et les promesses aboutissent rarement à l’éradication totale du problème. Suite aux revendications des mouvements de la région de Monastir (depuis 2006), si les travaux de dépollution de la baie viennent de débuter en 2017, aucune des solutions aux causes structurelles des problèmes n’a été jusqu’ici mise en place (installation d’une nouvelle station d’épuration, système de récupération, traitement et réutilisation des eaux usées des industries textiles). Certaines solutions peuvent d’ailleurs viser davantage la fin des protestations : à Kalaa Sghira par exemple, l’ANPE a assigné l’usine polluante à élever la hauteur de ses cheminées et à les équiper de filtres à manches, mais sur place les militants doutent très fortement de l’installation prochaine ou de l’efficacité des dispositifs. Enfin, certaines solutions avancées consistent à la délocalisation de la pollution et à l’émergence d’autres conflits sociaux. C’est le cas de l’usine SIAPE à Sfax dont les activités seraient potentiellement déplacées à Mdhilla près de Gafsa : en réaction, une manifestation a ainsi eu lieu là-bas en janvier 2016 pour s’opposer à ce projet de transfert (données OST). Les habitants d’Oudref  (17 km de Gabès) ont manifesté dernièrement en février 2017 en protestation contre le stockage prévu des déchets du phosphate – les phosphogypses –  actuellement déversés dans la mer à Gabès près du quartier de Chott Salem. Ces décisions sont non seulement des fausses solutions pour l’environnement, mais elles retardent ainsi les possibilités de solidarité entre mouvements (Sfax et Mdhilla), les menaçant même de division (les mouvements de Gabès).

Manifestation des habitants d’Oudref le 11 février 2017 à Tunis contre le projet de stocker les phosphogypses à proximité de leur village et en alternative à leur déversement dans le golf de Gabès.

 

Quelques mises en perspectives

Les mouvements pour « les droits environnementaux » sont caractérisés par leur diversité (causes, stratégie et modes d’action etc.) mais ils peuvent se distinguer d’autres mouvements sociaux dont les revendications en matière de « droits économiques et sociaux » ne dépendent pas, du moins directement, de la gestion des ressources naturelles des territoires. Néanmoins, ils ne bénéficient ni de la même ampleur ni de la même audience que les mobilisations relatives à l’emploi, aux conditions de travail, aux services de santé et d’éducation, etc. Beaucoup de ces mouvements dits « environnementaux » restent spontanés, ou bien s’essoufflent et finalement disparaissent sans qu’une solution (durable) n’ait répondu à leur(s) demande(s).

Les mouvements pour l’eau donnent un certain aperçu des enjeux stratégiques et organisationnels des mobilisations autour d’une ressource naturelle essentielle : bien que les coupures et pollutions de l’eau soient longues, récurrentes et répandues sur tout le territoire tunisien, l’action collective demeure localisée, peu organisée et épisodique. La grève générale qui était prévue le jeudi 16 mars 2017 par la ville minière de Redeyef pour revendiquer l’eau, aurait été assurément une première en Tunisie si elle n’avait pas été annulée au dernier moment suite à un -énième- accord conclu entre la SONEDE (services de distribution de l’eau) et la Compagnie de Phosphate de Gafsa, la veille… 

La question peut se poser de manière générale : quels facteurs favorisent le passage d’une dynamique de réaction à un mouvement qui s’organise et se projette dans le temps ? Qu’est-ce qui permet à un collectif, au-delà de la contestation d’un état de fait, d’engager une lutte politique ? Certains identifient des facteurs qui entravent ces trajectoires, tels que la faiblesse des connaissances sur les enjeux environnementaux vécus, le manque de capacités en matière de communication, de plaidoyer ou de négociations. L’isolement, et par là le manque de soutien à leurs causes légitimes, peut être aussi décourageant, surtout quand l’action ne donne suite à aucune attention médiatique et politique. Une solidarité et une coordination entre mouvements pourraient non seulement répondre à ces enjeux, mais également permettre de massifier une force de pression sur des causes communes à l’échelle nationale.

La journée de travail entre mouvements relatifs à l’environnement organisé par le FTDES le 12 mars 2017 à Gabès, a en cela offert un premier cadre d’échange d’expériences en matière d’action collective, mais a aussi permis de dégager certaines perspectives de travaux communs entre mouvements (défense du principe du pollueur-payeur, rassemblement le 5 juin, etc.). 

A Gabès, le 12 mars 2017 « Les mouvements écologiques et les perspectives de travaux en commun », en présence de représentants venant du Bassin minier, Tataouine, Gabès, Sfax, Kairouan, Monastir, Sousse, Tunis…

Lors du Congrès National des mouvements sociaux le 24, 25, 26 mars, les ateliers de ces mêmes mouvements ont conduit à la formation d’une coordination et à l’adoption d’une déclaration des mouvements socio-environnementaux.

Il y a enfin les effets d’une « concurrence » avec d’autres mouvements locaux, bien que nous ayons pu voir à quel point ils pourraient converger sur des revendications liées à l’emploi et la santé, et au développement de manière générale. Car c’est bien de cela dont il s’agit : un modèle de développement responsable d’une crise double, sociale et environnementale.

Le secteur du phosphate illustre cette poursuite effrénée de la croissance et des exportations au détriment du développement local et de l’intégration nationale.  Alors que la Tunisie se range à la 5ème place mondiale des Etats producteurs du phosphate en 2010, ses territoires d’extraction sont les plus pauvres de la Tunisie. Sur les territoires de la transformation en engrais et en acide phosphorique, cette industrie chimique a condamné les alternatives économiques, notamment de subsistance (pêche et agriculture), en raison de la pollution et la disparition de ressources naturelles. Et ce, en parallèle des désastres sanitaires qui affectent les populations de tous ces territoires…

L’argument économique est ainsi constamment érigé en priorité et en réponse à la crise de l’emploi, quitte à semer des conflits sociaux (travailleurs et habitants) et à contrevenir à la Constitution (l’article 45 consacre notamment le droit à un environnement sain), aux lois, et notamment aux conventions internationales. Cette forme d’exercice du pouvoir est probablement à replacer aussi dans le contexte postrévolutionnaire tunisien et de son héritage : certaines problématiques latentes comme la centralisation du pouvoir, la corruption, l’absence de transparence, la criminalisation de la contestation sociale sont autant de facteurs contraignant la revendication et l’accès aux droits environnementaux. Dans ce sens, le processus de décentralisation annoncé en 2014, sans cesse retardé, pourrait bien bouleverser certains rapports de force. En effet, l’environnement figurera prochainement au cœur des compétences des collectivités locales dans la mesure où l’aménagement et les services de base (eau et déchets notamment) devraient leur être délégués. La perspective des élections locales pourrait d’ailleurs préciser ou recomposer la position des partis politiques vis-à-vis des mouvements.

A une autre échelle, les crises écologiques et les mouvements qui luttent en Tunisie entrent en résonnance à un niveau africain, et notamment maghrébin. La crise hydrique s’aggrave de manière très préoccupante sur l’ensemble du continent, victime en première ligne des changements climatiques et de leurs effets, et des impacts des activités extractives. Le combat mené par les habitants de la ville d’Ain Salah en Algérie contre l’extraction du gaz de schiste pourrait ainsi en annoncer bien d’autres, notamment en Tunisie où le gouvernement a jusqu’ici montré tous les signes de son intérêt pour leur exploitation (des fracturations hydrauliques auraient déjà été réalisées, des études d’impact sont en cours et l’idée d’un projet pilote fait son chemin). Enfin, on retrouve actuellement des mouvements à travers le Maghreb qui se font particulièrement écho : à Gabès en Tunisie et à Safi au Maroc les mobilisations contre les pollutions de l’industrie chimique liée au phosphate. Ces productions nationales (d’acide et d’engrais) se poursuivent d’ailleurs sous le joug d’une concurrence redoutable sur les marchés internationaux qui engendre une pression sur les prix, et qui explique en cela les répercussions néfastes sur la gestion des ressources et sur les travailleurs.

Quand il ne s’agit pas de multinationales qui sur place s’accaparent, polluent et épuisent les ressources (bien souvent en toute impunité)[3], les importateurs étrangers, notamment européens, sont souvent les grands « absents » de l’équation environnementale en Tunisie comme dans d’autres pays où s’est progressivement « délocalisé » les risques environnementaux. En France par exemple, si beaucoup s’alarment des impacts environnementaux liés à la surconsommation des engrais phosphatés par les systèmes agricoles intensifs, les enjeux écologiques de l’ensemble de la filière du phosphate jusqu’en Tunisie par exemple sont peu problématisés[4]. Les mouvements pourraient ainsi œuvrer davantage à solidariser les populations victimes entre les lieux de production et de consommation afin de combattre de manière systémique les causes des injustices environnementales.

En Méditerranée en particulier, espace caractérisé par un rapport dit « Nord-Sud » et par des relations économiques importantes, une lutte écologique commune s’impose et ce bien au-delà de la sauvegarde de l’état environnemental de la mer que nous partageons.

L’assemblée méditerranéenne dans l’espace auto-géré lors de la COP22 à Marrakech, visait à travers différents ateliers thématiques à problématiser les crises écologiques locales et nationales à une échelle méditerranéenne, et penser des actions communes. Elle a notamment abouti à une déclaration finale.

Pour reprendre l’exemple de la filière du phosphate ou des potentielles exploitations du gaz de schiste, il est fondamental de mettre en perspective les modèles et niveaux de consommation européens avec l’impact que génère les modèles de production correspondant sur la disponibilité des ressources au Maghreb (notamment très vulnérables au stress hydrique). Sous le prisme de ces logiques historiques et de ces préjudices toujours déséquilibrés en termes de pollution et d’épuisement des ressources, il convient ainsi de continuer à défendre l’existence « d’une dette écologique », dans la mesure où elle est productrice d’inégalités et elle réduit les opportunités d’alternatives au Sud.

Mais il s’agit aussi d’anticiper certaines menaces relatives aux droits environnementaux que l’avenir des relations euro-méditerranéens pourrait induire. En effet, à l’heure où se négocie un accord de libre-échange complet et approfondi (ALECA) entre l’Union Européenne et la Tunisie, la libéralisation des marchés notamment publics, et le renforcement de la protection des investissements étrangers posent des questions cruciales de souveraineté et d’accessibilité aux ressources naturelles en Tunisie : à titre d’exemple, l’adoption de législations environnementales pourrait être fortement contrainte par les intérêts des investisseurs, et les services de base (comme la distribution de l’eau par exemple) risquent de s’avérer moins accessibles sous le coup de leur marchandisation et des logiques de rentabilité[5]. Enfin, c’est aussi dans cette perspective que le combat commun pour une justice climatique s’inscrit à une échelle internationale, les inégalités sociales et environnementales au Sud ayant vocation à s’exacerber davantage sous les effets des changements climatiques et de leurs impacts, dont les niveaux d’émissions de gaz à effet de serre au Nord sont largement responsables.

Sur la base de cette étude (non exhaustive) et des questions que soulèvent l’expérience des mouvements en Tunisie, une phrase d’André Gorz pourrait devenir l’un des slogans, ou idéaux possibles, d’une justice écologique commune et articulée d’une échelle à l’autre :

« Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne »

Sur une idée de Zoé Vernin (inspirée par la première visite de Gabès) et Bruno Revert, cette sérigraphie a été dessinée par Bruno Revert

 

Article disponible également :

Site de l’AITEC (en France) : http://aitec.reseau-ipam.org/spip.php?article1615


[1] Pour un « kaléidoscope » de notions et de concepts associés aux luttes environnementales, notamment au Maghreb, il est possible de lire la synthèse du Forum Maghrébin pour une justice sociale et climatique « Sur les jalons d’une lutte et d’une « culture » militante », Zoé Vernin, Août 2016, blog Vues d’Europe et d’ailleurs.

[2] Concernant les paysans, bien que « leurs actions revendicatrices se soient intensifiées et généralisées dans tout le pays depuis décembre 2010 » (pour le droit d’accès à la terre, à l’eau d’irrigation, etc.), elles resteraient encore invisibles : lire l’article d’Habib Ayeb « Le Rural Dans la Révolution en Tunisie : Les Voix Inaudibles », Septembre 2013, blog Dimmer.

[3] Lire à ce propos,

, Automne 2014, de l’Association Internationale des techniciens, experts, chercheurs (AITEC).

[4] Lire à ce propos, le reportage « La malédiction des phosphates : les dessous de l’agriculture chimique » de Sophie Chapelle, Simoin Guoin et Nathalie Crubézy, Juillet 2015, Bastamag.

[5] A titre d’exemple, suite aux privatisations des services de base au Maroc, des mouvements ont protesté contre la hausse continue des prix de l’eau, de l’assainissement et de l’électricité pratiqués par la multinationale Veolia (France) et sa filiale Amendis.