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Kasserine est la première région dans laquelle je suis venue rencontrer et discuter des problématiques environnementales et constater leur réalité. Ce point d’entrée me semblait pour Kasserine quelque peu insolite étant donné l’acuité de ses injustices socio-économiques qui font sa triste réputation en Tunisie. Cas d’école tunisien sur la mise sous silence des injustices environnementales ? Peut-être aussi portent-elles d’autres noms. Ce fut un cas d’école – tout court – sur ce que nous dit l’état de l’environnement d’un territoire : il reflète et aggrave les situations de grande vulnérabilité, et révèle de manière générale les logiques d’une gouvernance viciée par les recherches de profit et les abus de pouvoir.

Aller Tunis-Kasserine (par Siliana) : l’environnement peut surement attendre

capturekassJe profitais du départ d’un ami qui se rendait à Kasserine pour suivre l’avancée d’un audit citoyen qu’avaient engagé des associations et militants locaux avec la section kasserinoise du FTDES. Cet audit ciblait le blocage du projet de transformation du service d’urgence de l’hôpital régional – dans un état actuel catastrophique [1]- en service hospitalo-universitaire. En effet ce projet a été programmé en 2012 avec un budget de 11 millions de dinars alloué en 2015 mais les travaux n’ont toujours pas démarré.  On déplore plusieurs décès de patients qui n’auraient très probablement jamais perdu la vie dans des conditions hospitalières normales.

Avec une impatience assez singulière, je regardais perplexe, défiler les paysages à travers la vitre du bus. Leur splendeur et leur lumière transigeaient avec les pensées que j’avais pour ma destination finale, et pour ce que j’allais y faire sur la question de l’environnement.

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Kasserine est en effet une des régions intérieures les plus défavorisée de Tunisie. Dans mes lectures et conversations sur Kasserine, elle sonne toujours « miskina », à la fois pauvre et victime. Beaucoup de chiffres peuvent l’attester mais un seul suffirait : elle est ainsi classée 24ème sur 24 régions en 2012 selon un indicateur de développement régional (renseigné par l’Etat) qui s’intéresse à la qualité de vie, la santé, l’éducation, l’emploi, etc. Les activités de contrebande à la frontière algérienne ont fortement prospéré ces dernières décennies. Ainsi érigées en économie de la survie, elles ont été longtemps socialement acceptées par la population et « tolérées » par l’Etat qui d’ailleurs n’était guère étranger aux bénéfices de cette rente frontalière [2].

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Comme d’autres régions déshéritées de la Tunisie, Kasserine sort aussi en décembre 2010 pour exprimer sa colère contre Ben Ali et son système qui ne lui garantit ni le développement ni la dignité. Avant la chute du régime le 14 Janvier 2011, plusieurs kasserinois tombent tragiquement sous les balles de la police et de l’armée. Ces épisodes meurtriers ont fait ainsi de Kasserine un des bastions de la révolte les plus violemment réprimés, une région martyre de la révolution.

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Au lendemain de la révolution, Kasserine se constitue « région victime » [3] dans le cadre du processus de justice transitionnelle engagé par la Tunisie afin de dévoiler la vérité, reconnaître et réparer les préjudices subis par des individus ou des groupes d’individus de 1956 à 2013. Le dossier, vise ainsi à démontrer que la région a été victime d’une marginalisation organisée par l’Etat, en l’occurrence d’une exclusion socio-économique. Pour le prouver, des indicateurs socio-économiques ont été définis pour comparer la situation de Kasserine aux moyennes nationales ou à celles d’autres régions. Les résultats qui constatent l’injustice régionale sont accablants, notamment en matière de chômage quand le taux s’élève à 26,2% à Kasserine pour une moyenne nationale de 17,6%.  Aujourd’hui, le dossier est toujours en cours de traitement par l’Instance Vérité et Dignité (IVD) et il est encore difficile d’en connaître l’issue voire les modalités de réparation. Néanmoins Kasserine a été la première à ouvrir la voie pour une reconnaissance des « régions victimes » en Tunisie, et une des pionnières dans le monde à se saisir de la justice transitionnelle pour des motifs socio-économiques [4].

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En attendant, la situation sur place ne s’est pas vue améliorée depuis 2011, ce qui a laissé le temps et la place à la désillusion. Le sentiment que la révolution et ses martyrs n’ont rien changé pour Kasserine est largement partagé et continu d’être exprimé par les mouvements locaux. Les sit-in notamment devant le ministère de l’emploi ou le gouvernorat de Kasserine ont ainsi été sans cesse reconduits jusqu’à aujourd’hui. En signe de protestation et contre l’indifférence, le désespoir a poussé plusieurs fois des chômeurs à entamer des grèves de la faim, à se coudre la bouche, annoncer ou même tenter des suicides collectifs qui encore récemment ont mis en danger plusieurs vies [5].
Le 16 janvier dernier, Ridha Yahyaoui un jeune diplômé chômeur de Kasserine, meurt tragiquement électrocuté devant le siège du gouvernorat après être monté sur un poteau électrique pour crier sa colère. Ridha avait le jour même été retiré d’une liste de recrutement sans explication, alors que le gouvernorat concrétisait enfin ces promesses d’embauche [6]. Nouveau martyr du chômage et de la corruption, la ville et la région en deuil s’embrasent et des manifestations s’enchainent les jours suivants [7] non seulement à Kasserine, mais aussi dans le gouvernorat voisin de Sidi Bouzid et au Grand Tunis. Il y aura des heurts avec la police faisant encore une fois plusieurs blessés. Le ministère de l’intérieur ne tardera pas quatre jours plus tard à décréter un couvre-feu de nuit [8], sur fond d’état d’urgence en Tunisie relatif à la menace terroriste.

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En Tunisie, l’état d’urgence a été souvent un prétexte opportun pour « encadrer » ou contraindre les mouvements sociaux dans un contexte postrévolutionnaire puis post-attentats. Selon plusieurs témoignages, à Kasserine particulièrement cet argument d’autorité va bon train. Il est davantage rendu plausible étant donné la cohabitation très concrète du territoire avec le risque terroriste. Depuis quelques années en effet, des affrontements réguliers ont lieu dans ses montagnes entre les forces militaires et des cellules terroristes. Kasserine est donc une nouvelle fois et doublement victime : du terrorisme qui a déjà provoqué la mort de civils, mais vraisemblablement aussi de l’instrumentalisation de ces enjeux sécuritaires pour contenir les expressions contestataires.

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A travers la vitre du bus, je crois que j’essayais à ce moment-là de déceler dans ces panoramas des signes qui me rassureraient quant au sens principalement convenu de ma visite à Kasserine. Je m’interrogeais sur l’intérêt d’appréhender ses douleurs et ses causes légitimes à travers le miroir de son environnement. Mais la route était sans indice, magnifique, et à l’inverse ces paysages naturels nus d’habitation et d’homme offraient des horizons de possibilités. Les couleurs sont même devenues roses avant que la nuit tombe à notre arrivée à Kasserine…

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Le lendemain, je rencontre Amen, qui est à la fois journaliste et coordinateur local du FTDES. Il me raconte un peu la situation à Kasserine et ses problématiques toutes emmêlées. Sur l’environnement, effectivement aucun mouvement ne s’organise bien que les problèmes existent et qu’ils sont bien connus de tous. Plus qu’un point d’entrée donc, l’environnement, un autre visage de la marginalisation kasserinoise.

Une allégorie de la désintégration régionale : Une décharge unique et sauvage qui brûle

Nous partons du centre-ville en direction d’une décharge sauvage dont Amen m’avait parlé juste un peu plus tôt dans le café. A peine à un kilomètre des premières habitations, l’air devient irrespirable à mesure que l’on s’approche de cette grande étendue qui à première vue, évoque la décomposition et le chaos.

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Entassés et brulés à ciel ouvert, les déchets tapissent une terre aride tantôt colorées par les plastiques, tantôt noircies par les cendres.

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Il y en a de toute sorte qui forment des amas dispersés d’environ deux mètres de haut. On distingue dans ces masses putrides des déchets ménagers et médicaux et des cadavres de bétails malades. Amen me parle de la détérioration des sols et de la dégradation de la végétation mais aussi de la contamination de l’eau du canal qui passe en contre-bas. Il m’évoque aussi des problèmes sanitaires liés à la pollution de l’air mais aussi à la propagation de maladies par les animaux qui viennent s’y nourrir. Et ce n’est pas le seul endroit de la ville où sont laissés les déchets au sort de l’environnement, faute d’autres solutions.

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Une étude réalisée conjointement par la Banque Mondiale et le Ministère de l’environnement en 2012-2013 aurait pourtant déjà pu acter l’absence totale de décharge publique dans tous le gouvernorat de Kasserine. Une deuxième étude par la suite aurait identifié en 2013-2014 un emplacement potentiel pour une décharge controlée, impliquant notamment le gouvernorat, la municipalité, le ministère de la santé et de l’environnement. La faisabilité d’une décharge en périphérie de Kasserine aurait été par la suite validée par une étude mais qui n’a pas été publiée selon Mohamed, un kasserinois que je rencontrerais le lendemain. Bien renseigné sur les projets du gouvernorat, il y a en effet travaillé quelques années avant d’être suspendu puis muté pour avoir dénoncer certaines affaires de corruption. D’après lui, le blocage du projet de décharge resterait aujourd’hui « financier », du moins officiellement.

Un emblème des injustices multiples et des dilemmes : L’usine Alfa prend en otage la ville

On reprend la route en direction du centre ville. On s’arrête au niveau d’un pont sous lequel coule l’oued Andlou. Il irrigue les terres agricoles environnantes notamment les oliveraies que nous venons de traverser.

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L’odeur chimique qui en émane donne le ton à sa couleur jaunâtre. Et c’est du chlore entre autres, qui blanchit le lit du cours d’eau. Amen m’explique qu’y sont déversées les eaux usées non traitées d’une usine au centre-ville. Auparavant, il y avait aussi du mercure avant que son usage en Tunisie soit interdit en 1998.

Une étude réalisée par l’association SOS Biaa a récemment mesuré la gravité de cette pollution dans le gouvernorat de Kasserine : le taux de mercure dans 11 points d’échantillonnage est 70 fois supérieur à la norme tunisienne toléré et celui du chlore 8 fois supérieur à la norme tunisienne [9].

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Les pollutions liées à cette usine concerneraient non seulement les eaux superficielles, mais également les eaux souterraines et les sols. L’oued se jetant dans ce même canal reliant Kasserine et Sidi Bouzid, les impacts en particulier sur l’agriculture, sont donc étendus et parfois visibles par « la couleur bleue de certains oliviers » ou par « la taille de salades disproportionnées à plusieurs kilomètres à la ronde ». « La progression des zones endommagées s’évaluerait environ à 250 mètres carrés par an » selon Mohamed, mais les conséquences concerneraient également l’élevage qui connait aussi « des cas de troupeaux de moutons décimés après s’y être abreuvés» [10].

Les agriculteurs n’ont jamais dénoncé les effets de cette pollution. Ils ne souhaitent pas répondre aux médias qui s’intéressent à la situation. Certains journalistes se seraient fait récemment tabasser en guise d’avertissement. Ils craignent le boycott de leurs produits si la lumière est faite sur leur toxicité » m’explique Amen.

Premier maillon connu de l’omerta kasserinoise sur l’origine et les dégâts de ces pollutions, les agriculteurs ne seront pas les seuls à se résigner au silence…

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On se rapproche peu à peu de la fumée noire qui nous indique le chemin vers l’usine. Elle est située au coeur de la ville de Kasserine.

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Derrière ces murs, la SNCPA, plus connue sous le nom « d’usine Alfa ». Elle fut créé en 1980 à la suite d’une fusion entre deux sociétés nationales : une société de fabrication de cellulose à partir de la plante alfa (crée en 1956) et une société de production de papier alfa (crée en 1968) [11]. Considérée comme une source d’emploi essentielle au sein du gouvernorat, elle compterait entre 400 et 900 travailleurs permanents (selon les sources d’informations) et ferait vivre environ 8000 familles si on compte aussi ceux qui récoltent ponctuellement la plante alfa dans différents gouvernorats de l’ouest tunisien. Dédiés uniquement à l’exportation, ses produits occuperaient une place monopolistique sur le marché industriel de l’alfa en Tunisie.

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Toutefois l’usine serait aujourd’hui déficitaire. On m’apprend tout d’abord qu’elle serait dépouillée de ses activités de production de papier depuis la révolution. Objets d’un projet de rachat par des membres de la famille de Ben Ali juste avant 2011, ces activités seraient laissées en suspens. Certains émettent d’ailleurs à ce propos des craintes quant à leur privatisation à moyen terme.
Mais, cela n’explique pas tout. Il y aurait surtout de graves problèmes de gestion et des ruptures de stocks régulières en alfa. A Kasserine, on explique cette baisse des récoltes par la décision de l’usine de faire passer les récoltants, en contrat de chantier – contrat précaire sous-payé, et sans couverture sociale – en dépit de l’importance et de la pénibilité de leur travail pour l’usine.

Celle-ci ne comprend ainsi plus que la fabrication de pâte à papier. Cette vidéo promotionnelle de la SNCPA donne d’ailleurs un aperçu des étapes de production, de la cueillette à la mise sous emballage  :

C’est cette production de pâte qui implique un procédé d’électrolyse à membrane pour subvenir aux besoins en produits chimiques (acide chlorhydrique, soude liquide et chlore notamment). Et ce sont en partie ces mêmes produits que l’on retrouve par la suite dans l’oued Andlou. Le déversement sans traitement des eaux usées n’est d’ailleurs qu’un des nombreux signes de l’obsolescence du matériel et des violations des conditions minimales de production. De toute l’opacité également qui entoure ces défaillances techniques. En reportage sur l’usine Alfa il y a quelques temps [12], Amen témoigne de la grande difficulté d’accéder à des interlocuteurs ou des informations fiables. Non sans peine, une visite lui avait été accordée sous un contrôle quasi-militarisé.

« Les conditions de travail sont très difficiles voire dangereuses pour ceux qui y travaillent. Les machines sont anciennes, et rien ne protègent les ouvriers exposés à des produits ou émanations toxiques. Mais aucun, ni même le médecin de l’usine n’a voulu témoigner. De mon coté, j’ai été par la suite menacé par des coups de téléphone anonymes » m’explique Amen.

Même silence gardé à l’intérieur de l’usine et même raison : la peur de perdre son travail, comme ce fut le cas dernièrement d’un des ingénieurs de l’usine qui aurait eu le malheur de « trop parlé ».

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Le quartier populaire El Khadra qui jouxte l’usine (voir ci-dessus) est également en première ligne des victimes de la pollution de l’air qu’il respire et de l’eau qu’il ne peut plus boire.

« Ici comme de manière générale en ville, il existerait cette même réticence pour les habitants et les associations à dénoncer cette situation. Beaucoup de revenus familiaux en dépendent » commente Amen.

Les populations font ainsi face à la fois à un chantage de l’usine qui se défend de contribuer à l’économie tunisienne et notamment kasserinoise, ainsi qu’à des déclarations officielles du gouvernorat décrétant le matériel d’assainissement et de protection de l’air de l’usine « suffisant ». Et ce malgré l’existence de plusieurs rapports réalisés par une diversité d’acteurs, notamment un rapport ministériel en 2003, le rapport de la GIZ en 2015 et celui de l’association SOS Biaa en 2016. Tous constatent le problème et presque tous ont débouché sur certaines promesses d’investissement…

Quant aux plaintes déposées en justice par des familles souffrant « d’asthme, d’hyper-tension, de troubles cardiaques, de cancers et parfois des maladies neurologiques » [13], elles sont courageuses dans un climat général de déni et de pression « gagnant même le conseil d’administration de l’entreprise » me précise Mohamed qui a pu y assister de par ses anciennes fonctions. Et bien que la plupart de ces recours à la justice soient restés vains, ils seraient néanmoins « de plus en plus nombreux » [14].

Les ressources pourtant ne manquent pas : ce sont les infrastructures et leur gestion qui restreignent l’accès à l’eau potable

L’après-midi, on est parti vers des endroits de la ville particulièrement touchés par des problèmes d’accès à l’eau. On est d’abord passé par le quartier de l’hôpital, hôpital qui n’est pas épargné non plus par les coupures à répétition. Plus loin, sur cette route qui mène vers des habitations en périphérie, Amen m’explique qu’elle est régulièrement coupée par des manifestations réclamant l’eau.

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Concernant la distribution, certains problèmes d’ordre technique sont systématiquement avancés. Le plus souvent, les communiqués officiels insistent « sur la faible capacité de pompage des pompes d’eau à cause de leur ancienneté », m’explique Amen. L’ancienneté des canalisations impacterait d’ailleurs aussi la qualité de l’eau distribué. « Une grande quantité de fer est présente, m’explique Mohamed, ce qui a été reconnu par un responsable de la Société Nationale d’Exploitation et de Distribution de l’eau (SONEDE) et un responsable régional de la santé ». Amen me parle aussi d’un projet d’une route non loin de là, qui récemment est venue coupée des canalisations. Cela a amené plusieurs d’agriculteurs à manifester pour dénoncer la salinité nouvelle de l’eau distribuée.

Dans le dossier « Kasserine, région victime », l’accessibilité aux réseaux d’eau potable à Kasserine fut évaluée à 27% pour une moyenne nationale s’élevant à 56% [14].  Un reportage a pu ainsi démontrer les diverses réalités que recouvrent l’absence ou les défaillances des infrastructures de desserte dans les différents endroits du gouvernorat : les forages anarchiques et les transports d’eau par camions citernes font ainsi office de solutions de substitution, et les inégalités relatives à la disponibilité, à la qualité et au prix de l’eau ont pu poussé certains d’habitants à quitter les villages les plus assoiffés [16].

Selon la même enquête, les ressources en eau ne manqueraient pourtant pas : « selon un récent rapport du Commissariat Régional du Développement Agricole (CRDA) de Kasserine, la région dispose d’importantes ressources hydrauliques estimées à 271 millions de mètres cubes par an, outre l’existence de 29 nappes de surface, dont 2 communes avec les régions du Kef et de Sidi Bouzid, et 29 nappes phréatiques » [17].

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Cumulés, les problèmes de l’eau et ceux relatifs à la pollution s’aggravent mutuellement.

Les témoignages recueillis finissent par converger aussi sur les défaillances en matière d’infrastructure et de gestion des services d’assainissement.

Il y aurait ainsi une seule station d’assainissement dans tout le gouvernorat de Kasserine.

L’Office National d’Assainissement (ONAS) est de plus accusée d’avoir régulièrement promis des travaux de maintenance et de restauration sans jamais les réaliser. En effet, si l’usage des eaux peut en principe s’effectuer après traitement, aujourd’hui ces eaux traitées sont mélangées avec les eaux non traités de l’usine Alfa en un réseau commun. La Banque mondiale ainsi qu’un fond rattaché à l’ambassade suisse se sont montrés prêts pour financièrement pallier à ce manque dans plusieurs délégations du territoire et séparer les réseaux d’eaux usées et traitées. A hauteur d’environ 25 millions de dinars en 2012, l’ONAS aurait pu ainsi bénéficier de cet appui mais n’aurait rien fait de cet argent qui est désormais réclamé par ses donateurs. L’ONAS justifierait son inaction par l’existence  « de problèmes fonciers » pour l’installation des nouvelles stations. Selon Mohamed, cela ne constituerait pas un obstacle étant donné qu’il existe bien des terres non-agricoles et que quand bien même, il relèverait du pouvoir du gouvernorat de rendre possible une requalification du statut foncier étant donné l’urgence de ces besoins.

Kasserine-Tunis (par Kairouan) : les compromissions environnementales sont aussi sociales et économiques

 

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L’histoire s’est ainsi répété pour la décharge, l’usine de la ville et les services de l’eau : des défaillances techniques et administratives, des délais non respectés et des suspicions de corruption et de détournement de fonds. Les mêmes raisons qui ont encouragé les personnes rencontrées, à mener l’audit sur l’hôpital. La liste des projets de développement inaboutis ne s’arrête d’ailleurs pas là pour la région : selon une enquête, 1900 projets d’une valeur d’un milliard de dinars n’ont toujours pas vu le jour [18].

Mais à travers les problématiques environnementales, les souffrances aussi se rejoignent. Les silences témoignent dans ce sens, d’équations rendues impossibles entre les droits économiques et sociaux des uns et des autres. L’emploi et la santé, l’industrie et l’agriculture ainsi mis en tension, figurent parmi les dialectiques les plus fréquemment révélées par les injustices environnementales. Et en attendant, à mesure que ces dernières s’aggravent les possibilités d’alternatives se réduisent.

Si tout cela à Kasserine peine aujourd’hui encore à être dénoncé par des mouvements sociaux, ce n’est donc pas faute de conscience ou de sentiment d’urgence. Il y a d’abord des craintes et des choix animés par les conditions actuelles de survie. Livrée à elle même, la population a cessé de croire que ses droits et ses besoins les plus essentiels pouvaient être garantis par les pouvoirs publics, qui d’une échelle à l’autre, tantôt la marginalisent tantôt trahissent leurs engagements.


[1] Hafawa Rebhi, Nawaat Sept.2016, « Kasserine, radioscopie d’un hôpital malade » :
[2] Hamza Meddeb, « Rente frontalière et injustice sociale en Tunisie », dans l’ouvrage collectif « L’Etat d’injustice au Maghreb, Maroc et Tunisie » de Bono Irene, Hibou Béatrice, Meddeb Hamza et Tozy Mohamed
[3] Sana Sbouai, Inkyfada Juil.2015, « Kasserine se constitue région victime »
[4] Congrès national sur la justice transitionnelle, Tunis, les 2 et 3 novembre 2016
[5] Henda Chennaoui, Nawaat Oct.2016, « Jeunes chômeurs : Tentative de suicide collectif à Kasserine et procès à Gafsa »
[6] Henda Chennaoui, Nawaat Janv. 2016, « Ridha Yahyaoui : Un stylo m’a tuer »
[7] Henda Chennaoui, Nawaat Janv. 2016, « Reportage à Kasserine : « Personne ne saura calmer la colère de la faim »
[8] Charlotte Bozonnet avec Khansa Ben Tarjem, Le Monde Janv 2016, « En Tunisie, la contestation sociale s’étend »
[9] Henda Chennaoui, Nawaat Avril 2016, « Kasserine : mercure et chlore empoisonnent la vie des habitants »
[10] Benoit Berthelot, Mashallah News Juin 2016, « Kasserine: accro à l’usine qui l’empoisonne » :
[11]Informations disponibles sur le site officiel de la SNCPA
[12] Amen Allah Missaoui et Raja Yahyaoui, mars 2013, « Kasserine. L’Usine qui nourrit et empoisonne la ville »
[13] et [14] Henda Chennaoui, Nawaat Avril 2016, « Kasserine : mercure et chlore empoisonnent la vie des habitants »
[15] Sana Sbouai, Inkyfada Juil.2015, « Kasserine se constitue région victime » :
[16] et [17] La rédaction de Nawaat, Dec 2014, « Enquête : A Kasserine, le drame de l’eau potable éreinte les habitants ! »
[18] Walid Mejri et Kais Zriba, Inkyfada Oct. 2016, « Kasserine : un milliard de dinars en suspens »