Allez, c’est l’heure ! On plonge dans le grand bain !

Premier article avant le départ, premier pas sur le blog. Un petit clic pour l’homme… et, on ne va pas se mentir, un tout petit pas pour l’humanité ! Mais, sans vous refaire la ritournelle du petit colibri qui fait ce qu’il a à faire, disons que les petits ruisseaux de la solidarité font les grandes rivières de l’humanité fraternelle (et sisternelle!). Ou, comme le disent les marocain-e-s, puisque c’est dans ce coin du monde que je me rends, « noqta b-noqta kayHmal el-oued »*… Alors, c’est parti : ouvrons les vannes !

Bon, commençons par le commencement :

Le Maroc, vous savez, Marrakech, le couscous et les tagines…

Non, OK, c’est un chouïa plus compliqué en fait. Le Maroc a une longue longue longue histoire. A part pour vous dire que le Maroc s’est fait chourer son seul dinosaure il y a quelques semaines (si si, c’est véridique!), je ne vais pas m’étendre sur l’histoire du pays. Globalement, il faut surtout savoir que la structure étatique marocaine, à l’inverse de nombreux pays nés après la colonisation, s’est construite avant et même pendant la colonisation (pas d’euphémisme ici, la seule chose que protégeait la France dans ses protectorats, c’était ses intérêts économiques et politiques).

Un peu d’histoire et d’aujourd’hui

Bref, le Maroc est indépendant depuis pile 60 ans (et quelques brouettes de jours) puisque le protectorat a pris fin en 1956. Le pays a une longue histoire de luttes, notamment avec la révolte d’AbdelKrim Al-Khattabi entre 1921 et 1925 et son éphémère « République du Rif », qui reste une référence importante pour les mouvements sociaux, en particulier dans les villes du Nord (région du Rif), comme en témoignent les manifestations suite à la mort de Mohcine Fikri à Al-Hoceima.

Après une période assez faste suite à l’indépendance sous le règne Mohammed V, une féroce répression s’abat sur les mouvements sociaux et l’opposition politique sous Hassan II. Son règne, long de 38 ans (et c’est long !), est aisément qualifié par les militants qui ont connu cette période comme une « dictature » ou une « monarchie absolue ». Nombreux sont celles et ceux qui disparaissent, sont exécuté-e-s ou réapparaissent des mois ou des années plus tard avec les marques physiques et psychologiques des tortures subies entre temps. Ben Barka, leader historique de la gauche et fort d’une aura liée à son combat contre la colonisation française, est assassiné par les services du royaume. En France, le CEDETIM initie le Comité Anti-Répression au Maroc, largement soutenu par l’Association des Marocains de France (AMF) et l’Association des Travailleurs Marocains de France (ATMF).

En 1975, le pouvoir initie un véritable mouvement populaire appelé « Marche Verte » qui constitue une revendication marocaine sur le Sahara Occidental, auparavant occupé par les Espagnols. Lorsque ceux-ci s’en vont, le Front Polisario revendique ce territoire comme une république autonome. Ce conflit dure jusqu’à maintenant et structure largement l’identité nationale marocaine et les conflits politiques au sein du mouvement social, à l’intérieur du pays, mais aussi au-delà. De même, les relations entre l’Algérie et le Maroc sont depuis lors extrêmement tendues.

marche-verte

Suite à la mort de Hassan II en 1999, le régime connaît un certain assouplissement : libération de prisonniers, libération de la parole, création foisonnante d’associations. C’est aussi sous le règne de Mohamed VI que le mouvement islamiste prend de l’ampleur, jusqu’à gagner toutes les élections des cinq dernières années.

Petit état des lieux politique

Pour autant, le véritable pouvoir réside encore et de façon stable dans les mains du Palais et du Makhzen (l’État profond, héritier d’une structure étatique créée de longues dates et préservée et privilégiée sous le protectorat). On peut résumer l’état du rapport de force ainsi :

  • le Palais et le Makhzen, qui ont également leur propre contradiction entre libéralisation (économique et politique) et autoritarisme, sont au pouvoir et sont assez opposés à la montée des islamistes (ils ont créé un parti concurrent, le PAM, deuxième force électorale jusque là) ;

  • le courant islamiste est porté principalement par deux forces : le PJD qui est la première force électorale ces dernières années et influe quand même sur la politique, même si ils sont pas mal instrumentalisés par le Palais ; et le mouvement Al Adl Wal Ihsane qui s’oppose au fait que le roi soit considéré comme le « commandant des croyants » et reste de ce fait illégal, même si c’est la principale force mobilisatrice du pays ;

  • la gauche et la société civile sont, quant à elles, extrêmement divisées et fracturées sur de multiples sujets : celui du Sahara Occidental, celui du travail possible (ou pas) avec les islamistes dans les mouvements de base, celui de la participation (ou pas) aux institutions et en particulier aux élections. Cela étant, elles restent des fractions assez dynamiques et vivantes de la société marocaine, avec notamment de nouveaux courants, comme le féminisme islamique d’Asma Lamrabet.

En 2011, le pays a été plus légèrement secoué que les autres pays de la région MENA (Moyen Orient – Afrique du Nord) par le « printemps arabe » (qui a démarré en hiver d’ailleurs…). Cela étant, le mouvement du 20 février a fortement marqué le pays et a donné le rythme et l’espace pour une contestation assez radicale. Si l’énergie est depuis retombée, avec une phase de répression et de reflux assez fort en 2013, le mouvement a été un élément important pour la transmission intergénérationnelle de la mémoire militante et le lieu de rencontres intéressantes et fructueuses. Le Maroc connaît actuellement de nombreuses grèves et de nombreux mouvements sociaux, chez les étudiants en pédagogie ou dans la santé, par exemple. En dehors du champ du travail, d’autres revendications se font jour, qui remettent en question l’hégémonie de l’ordre moral légitimé par la religion officielle, pour l’égalité entre les sexes, pour la liberté sexuelle ou encore contre les interdits alimentaires (alcool, jeûne imposé pendant le Ramadan).

mouvement-du-20-fevrier

 

Une pincée d’économie, épice indispensable pour cuisiner la situation sociale

Sur le plan économique, le pays vit principalement du tourisme (Marrakech, côte atlantique, villes impériales et patrimoine historique, Sud désertique, Rif) en provenance des anciennes puissances coloniales (France et Espagne) et des pays du Golfe. Le lien économique avec l’Europe, France et Espagne en tête toujours, se fait également par l’implantation de multiples entreprises de ces pays (Carrefour, Total, Décathlon, Acima – Auchan…) et l’import-export de matières premières et de produits transformés, facilités en cela par la proximité géographique et des accords de libre-échange (Accords de Partenariat Économique). J’en profite pour faire de la pub pour

Sur le plan des minerais, le Maroc est le 3ème pays producteur de phosphates (utilisés principalement dans les engrais) dans le monde, derrière la Chine et les États-Unis. A elle seule, cette ressource représente entre 3,5% et 5% du PIB, selon les cours en vigueur sur les marchés mondiaux. L’agriculture joue encore un grand prépondérant dans l’économie du pays (environ 15% du PIB et 40% des emplois) mais c’est surtout la petite économie de services qui fait vivre de nombreuses personnes, en particulier dans les villes. Dans les villes principales, notamment à Rabat, un secteur un peu spécifique se développe très rapidement ces dernières années : c’est celui des centres d’appel, qui sont très souvent des sous-traitants pour des entreprises françaises. De façon plus marginale (en termes de poids économique), la dégradation du système scolaire et l’accession d’une certaine frange de la population à un relatif confort matériel entraîne la prolifération d’écoles de langues et autres instituts de formation et écoles privées, notamment dans la capitale.

L’un des éléments-clés pour comprendre la situation marocaine est la place de la famille royale dans l’économie nationale. En effet, non content d’être en possession de la grande majorité du pouvoir politique, le Roi et sa famille sont les plus grands propriétaires fonciers du pays et constituent le consortium industriel et financier le plus important du pays, avec des entreprises (ou des participations dans des entreprises) dans presque tous les domaines (BTP, téléphonie, extraction…).

famille-royale

Sur le plan social, la situation économique ici décrite occasionne de nombreux problèmes, à commencer par un chômage massif (et aucune aide, ou presque), qui touche également fortement les jeunes diplômés et un recours tout autant massif (forcément…) à l’économie informelle et à la débrouille. Ce phénomène se trouve amplifié par une grande disparité entre les territoires, avec d’un côté des grandes villes très en avance et très dynamiques économiquement, et des zones moins urbanisées qui se retrouvent à la traîne (Nord-Est, Sud). Ces territoires en retrait de l’économie nationale recoupent très souvent les territoires à majorité berbérophone, ce qui entremêle les revendications culturelles berbères (reconnaissance des langues, représentations politique, médiatique, enseignement linguistique et culturel, autonomie) et les revendications sociales.

Du reste, même dans les grandes villes, les salaires minimums garantis par le droit du travail (lorsqu’ils sont respectés) ne sont absolument pas suffisants pour répondre aux besoins fondamentaux d’une famille (couple avec enfant(s)) : loyers trop chers, coût de la vie plus élevé. Même si une chasse aux bidonvilles a été lancée par les autorités ces dernières années dans les villes phares du royaume (Rabat « Lumière », Casablanca, Marrakech), on ne saurait résoudre le problème de la misère avec des bulldozers…

bidonvilles


* On peut traduire « noqta b-noqta kayHmal el-oued » par le proverbe « les petits ruisseaux font les grandes rivières ». Si on s’attache à un traduction très littérale, ça donne quelque chose comme « point par point, le fleuve engrosse » puisque « Hmal » signifie « tomber enceinte ».