Le Forum Maghrébin pour une justice sociale et climatique (FMJSC) organisé par le FTDES du 27 au 29 Mai 2016 à Hammamet en Tunisie, a donné lieu à de nombreuses présentations, discussions et propositions entre militants en majorité tunisiens, mais également libyens, algériens, marocains et français. Beaucoup ont insisté sur le fait qu’il faut aller au-delà des constats et des mots pour mener des actions concrètes qui associeraient force de mobilisation et force de proposition. Mais dans un premier temps, que retenir de « cette force d’énonciation collective » de la lutte pour une justice sociale et climatique au Maghreb ? Que nous dit-elle sur les réalités régionales qui façonnent cette « culture militante » et surtout comment penser son apport dans la formulation de discours et d’activités impactant ?   

participants 21

Introduction : Quel rapport entre culture et justice climatique au Maghreb ?

Le Ctrl F « Justice climatique » de la discorde.

« Les Parties au présent Accord,

[…]

notant l’importance pour certaines cultures de la notion de  «

justice climatique»,

dans l’action menée face aux changements climatiques »

 Préambule de l’accord de Paris, adopté en décembre 2015 lors de la COP21.

Ces quelques lignes au sein de l’accord international le plus récent sur le changement climatique nous prouvent que la lutte semble bien devoir se faire aussi sur les visions et des discours quant à « la justice climatique ».

Noter une importance, qui plus est relative à « une notion », n’est déja ni reconnaitre son importance ni admettre un état de fait. Encore moins engager une responsabilité, alors qu’il s’agit bien d’appels à une justice.

Accorder une place à la justice climatique dans un préambule purement déclaratif, selon des considérations « culturelles », est à la fois consternant et révélateur des manœuvres pour discréditer des mouvements transnationaux – interculturels – qui la revendiquent. La référence à la justice climatique sonne ici comme un folklore langagier dont on devrait se saisir pour sésame de l’acceptabilité de toute action menée. Mais c’est aussi souligner une différenciation (une opposition ?), que l’on intègre sans solidarité. Si on fait le parallèle avec l’instrumentalisation des différences culturelles à laquelle on peut actuellement assister dans le monde, les appels à une justice climatique seraient-ils entre les lignes érigées en mauvais présage quant à une lecture et une action supposées unitaires ? C’est tout en même temps, vider la justice climatique de ses aspects politiques et limiter sa portée à des espaces sous-entendus assez minoritaires et isolés pour ne pas la faire figurer au cœur de cet accord « universel ». En la renvoyant davantage aux « cultures » plutôt qu’aux « peuples », ne mise-t-on pas enfin sur un certain effet d’abstraction ? Ne sont-ils pas en train d’éloigner ces revendications des réalités humaines et des aspirations humanistes en les affiliant davantage à des représentations, des croyances ? Parler de « Certaines cultures » enfin, n’est qu’asséner le tout d’une indétermination volontairement réductrice qui achève ce flou artistique culturaliste.

Une autre approche « culturelle » des mouvements pour une justice climatique, à la fois possible et déterminante.

Les échanges du Forum maghrébin sont venus à de nombreux égards montrer que la justice climatique a très certainement d’une « notion », l’absence d’ancrage effectif dans la réalité. La justice climatique se définirait ainsi davantage par l’absence. Son nom évoquerait tantôt pour certains l’étendard mélioratif et rassembleur de leurs revendications, pour d’autres sans doute une version moins offensive et plus supportable, que ce qu’elle est vraiment au fond : à savoir, la dénonciation d’injustices, dont l’existence, la cause, la nature, et leur rapport dans l’espace et dans le temps, n’ont font pas a priori des phénomènes directement dérivés des cultures avec lesquelles ces inégalités cohabitent. Par ailleurs, comme ont pu le relever de nombreux participants au Forum, la prise de conscience et l’appropriation des enjeux d’une justice climatique par les sociétés maghrébines sont encore embryonnaires voire inexistantes en dehors de certains milieux militants. La notion de justice climatique à proprement parlé est ainsi loin pour l’instant de renvoyer à un sentiment communautaire ou un fondement identitaire au Maghreb. Elle ne représente pas moins pourtant, une question actuelle et future de survie et de souveraineté des peuples et dans ce sens oui, de sauvegarde de leur culture. Il s’agit alors davantage de luttes et de résistances, que de mythes ou de rites, bien que l’idée de justice les traverse bien souvent tout autant.

Au regard de l’accord de Paris qui semble essentialiser les mouvements pour une justice climatique en ayant recours « aux cultures » (et vice-versa), le FMJSC suggère à mon sens une imbrication plus complexe et plus constructive des liens entre « culture » et « mouvements sociaux ».  S’il apparait en effet dans un premier temps que la lutte pour la justice sociale et climatique, comme expérience humaine et sociale, en possède tous les attributs et conditions (une dimension collective, des sentiments d’appartenance, un langage, un héritage, des conditions de transposition dans un contexte historique et social, etc.), ces mouvements naissants au Maghreb en présentent surtout certains « tenants et aboutissants ».

La « contre-culture » planétaire de ceux qui dénoncent l’inégalité et la domination

Justice et Climat : au-delà des frontières et des représentations

Les participants du Forum ont pu conforter la portée internationale des revendications pour une justice climatique. Pour le comprendre, mentionner la globalité du phénomène ou évoquer la problématique intergénérationnelle que pose le changement climatique ne suffit pas pour réellement saisir la dimension internationale et actuelle de la « notion » de justice climatique. Elle se pose ainsi en des termes bien concrets de responsabilités différentiées relatives aux causes du changement climatique, et de préjudices inégaux subis dû à ses impacts. En déséquilibre, d’un coté les pays développés responsables et plus épargnés, de l’autre, des pays en développement qui n’y ont contribué que très faiblement et qui pourtant subiront les conséquences les plus graves.

Samia M

Samia Mouelhi

S’agissant du Maghreb, Samia Mouelhi, enseignante et membre de l’association Eco-conscience en Tunisie, a tenu à le rappeler lors du Forum : « si l’on regarde, les émissions de gaz à effet de serre par pays, nous pouvons constater que la contribution directe des pays du Maghreb au changement climatique est insignifiante. A titre d’exemple, la Tunisie en 2012 ne contribue qu’à hauteur de 0,07% ». S. Mouelhi a souligné par ailleurs que l’extractivisme maghrébin, bien qu’influençant indirectement le changement climatique, constitue surtout un facteur aggravant des conditions de vie déjà difficiles, en matière de pollutions environnementales et de disponibilité/qualité de l’eau, mais également en matière de redistribution économique et sociale.

Dans ce sens, « un silence assourdissant est entretenu sur les crimes des compagnies pétrolières occidentales ainsi que sur la dette écologique due aux pays du Sud dans les milieux de la coopération internationale  » souligne d’ailleurs Hamza Hamouchène, membre de l’association Environnemental Justice in North Africa.

Bennis

Abdelhadi Bennis

Abdelhadi Bennis, membre de l’association Association Ribat al Fath pour le Développement Durable et de la Coalition Marocaine pour le Justice climatique (CMJC) a rappelé également que, si la problématique des « pertes et dommages » liés aux conséquences des bouleversements climatiques a été enfin reconnu par les pays développés, ces derniers ne sont pas prêts à assumer une prise en charge de ces préjudices subis par les pays touchés. En termes de répartition des efforts financiers à l’échelle mondiale également, un participant a notamment fustigé « les coûts exorbitants et injustifiables que les pays maghrébins dévouent à l’atténuation »  et revendique dès maintenant « le financement du prix de leur adaptation par les pays climatiquement criminels ».

Hamza

Hamza Hamouchène

Car oui, « le changement climatique est déjà bien une réalité au Maghreb. Il est en train de saper et d’affaiblir les bases socio-économiques et écologiques de la vie dans la région» comme l’a exposé H. Hamouchène. L’augmentation des températures, les perturbations pluviométriques, la sécheresse, la désertification, la pression immense exercée sur l’eau et la montée des eaux de la mer sont « autant de phénomènes vécus en parallèle avec une dégradation environnementale et un épuisement des ressources naturelles, engendrés par les modèles de développement productivistes basés sur l’extractivisme industriel, agraire/forestier, halieutique et touristique ».

La présentation de A. Bennis en introduction avait d’ailleurs insisté aussi sur l’effet cumulatif « des aspects naturels et anthropiques » des phénomènes sur le bouleversement du climat. Si l’élévation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère découle d’un recours croissant aux énergies fossiles par les modèles de développement, ces derniers sont aussi coupables de la perturbation des phénomènes et cycles naturels de l’eau et de la végétation assurant normalement celui du charbon.

Les injustices subies sont ainsi multidimensionnelles, elles se recoupent et se cumulent. La justice climatique renvoie ainsi à deux autres combats : elle ne peut en effet se penser sans une justice environnementale, et surtout ne doit pas se promouvoir sans défendre une justice sociale.

La justice environnementale dans les sillons de la justice climatique

D’un point de vue environnemental, S. Mouelhi a pu en donner une illustration. En principe « nous ne devrions extraire que ce la terre veut bien nous donner, c’est-à-dire selon sa bio-capacité – soit sa capacité à fournir des ressources renouvelables et absorber les déchets découlant de leur consommation ». Or, cette consommation appelée aussi empreinte écologique la dépasse largement ce qui diminue la bio-capacité. Si bien qu’en 2016, les ressources renouvelables annuelles sont épuisées au 8 août. Le reste de l’année, « nous consommons des ressources non renouvelables que nous ne récupérerons jamais ». Dans ce sens, la justice climatique entretient avec les injustices dites « environnementales » des liens de causalité que l’on a pu déjà brièvement démontrer : les problématiques ont les mêmes origines et elles s’aggravent mutuellement. Cela explique d’ailleurs que les solutions portées au premier rang des enjeux climatiques présentent la plupart du temps une forte dimension environnementale.

A ce stade, il ne s’agit pas ici tant de questionner la pertinence et l’importance d’articuler les conditions quasi-organiques de la mise en œuvre conjointe d’une justice climatique et environnementale. Toutefois présenter cette dialectique comme principale ou unique angle d’analyse et d’action, peut s’avérer pernicieux à plusieurs égards. C’est tout d’abord donner crédit aux grilles de lectures « neutres » et « dépolitisées » que les courants dominants favorisent en renvoyant systématiquement le climat et de facto l’environnement au domaine de la science et de la technique. C’est également prendre le risque d’éluder ou de minimiser la portée systémique de la critique portée par les mouvements de justice climatique. Ces derniers ne voient pas seulement le climat comme une problématique strictement environnementale et isolée, mais plutôt comme le symptôme et le facteur aggravant de crises multiples. Le texte d’André Gorz nous fait d’ailleurs bien comprendre que sous la pression, le système capitaliste actuel n’aura pas de mal à intégrer les impératifs écologiques (et par ricochet climatiques) comme il en a intégré (détourné) bien d’autres. Selon ce même auteur, les luttes environnementales seraient davantage des étapes inscrites dans un dessein politique plus radical, plus historique aussi, et surtout plus connu sous le nom de « justice sociale ».       

Pas de justice climatique sans une justice sociale

Penser ensemble les revendications de justice climatique et de justice sociale, c’est tout d’abord aller au-delà de « l’aléatoire », du « potentiel » ou du « prescriptif » que semblent nous suggérer les liens généralement établis entre climat et société. En effet, ces liens sont tantôt réalisés sous l’angle de la sécurité humaine face aux catastrophes naturelles, tantôt sous l’angle de prévisions et d’injonctions quant à la résilience des sociétés vis-à-vis du changement climatique. Cette doxa nous offre ainsi une compréhension limitée sur la relation qui existe entre les bouleversements climatiques et l’aggravation actuelle des inégalités sociales.

Pourtant, dans les causes et conséquences des changements climatiques, se dissimulent les rouages de la domination et l’exclusion des populations les plus pauvres. De nombreux témoignages lors du Forum maghrébin ont pu démontrer que les activités climaticides condamnent déjà les conditions de vie des habitants, et prennent en otage les droits économiques et sociaux des ouvriers qu’elles exploitent ou des petits paysans qu’elles expulsent.

Sofia 3

Sofia Znati

« C’est la mort qui les nourrit », témoigne Sofia Znati, habitante de Menzel Bourguiba en Tunisie pour nous parler des conditions de travail des ouvriers d’industries pétrolières installées dans sa ville. Beaucoup en effet souligne que la santé et l’environnement des habitants sont sacrifiés sur l’autel des activités économiques polluantes. Ces activités s’appuient sur la faiblesse des mécanismes démocratiques et la pauvreté pour rendre ces droits fondamentaux contradictoires aux attentes d’emploi ou de conditions de travail ou de vie décentes.

De plus, aucune redistribution équitable des bénéfices engendrés par ces activités n’est actuellement réalisée sur les territoires qu’elles investissent. H. Hamouchène, a pu ainsi évoqué quelques-uns de ces territoires maghrébins riches en pétrole et en gaz, qui illustrent selon lui ce que David Harvey appelle « l’accumulation par dépossession » et de ce que Samir Amin décrit comme « le développement par le sous-développement » : Gabès et le bassin minier de Gafsa en Tunisie, la ville de Safi et ses alentours au Maroc, Hassi Mesaoud et Ain Saleh en Algérie où d’ailleurs le seul hôpital de la ville serait appelé « l’hopital de la mort » par ses habitants. Dans ce sens, Samia Mouelhi a pu mettre en lien certains indicateurs probants, relevés dans certains gouvernorats tunisiens : alors que prospèrent des activités agricoles et/ou d’extraction d’hydrocarbures significatives pour la production nationale, les taux de chômage, de pauvreté ou encore d’alphabétisation sont très élevés.

Quand on sait que les impacts du climat exacerbent et exacerberont ces situations déjà inégales et insoutenables, il s’agit bien pour les mouvements de justice climatique de contribuer aux revendications de justice sociale. Ainsi lutter pour une justice sociale et climatique revient à saisir tout l’enjeu du caractère transnational et corrélé des injustices. C’est ainsi œuvrer à faire converger des luttes et des territoires autour d’une contestation de l’ordre international actuel qui semble ne pas vouloir reconnaitre ni la portée ni l’ampleur de sa critique, qui n’a pourtant rien de nouvelle.

Participants forum

Les luttes anti néolibérales, anticapitalistes et anti néocoloniales, héritages des mouvements pour une justice sociale et climatique

Le climat, le symptôme d’une crise globale et le levier-relai de mobilisations historiques

Bien que non exhaustifs, les contributions du Forum présentées jusqu’ici nous ont permis de démontrer que les injustices donnaient un fondement bien réel à « la notion » de justice climatique pour qui voudrait seulement la réduire à des dogmes.

Maher1

Maher Hanin

« Retenir la dimension systémique de la crise dans notre approche de la pensée critique, pas seulement en tant que société civile nationale ou maghrébine mais aussi mondiale » serait ainsi un des premiers points fondamentaux, comme l’a mentionné Maher Habin, économiste et membre du FTDES. M Habin insiste sur le fait que ces luttes qui se rattachent à la justice sociale et climatique, s’inscrivent ainsi dans une « lutte globale, la lutte contre le néolibéralisme ».

Pour Samia Zennadi, membre du Collectif pour une Algérie unie et solidaire, « la crise globale se déclinant en de multiples crises à savoir notamment écologique, socio-économique, identitaire, sécuritaire etc.» représente un véritable défi pour appréhender les problèmes qui ont en sont à l’origine.

Kamel

Kamel Lahbib

Kamel Lahbib, membre du Forum marocain des alternatives sociales (FMAS) et membre du secrétariat exécutif de la Coalition Marocaine pour une justice climatique, suggère ainsi « une approche inter-sectionnelle de la domination » pour aborder cette problématique globale et mener « notre bataille pour un bien commun ».

 

H. Hamouchène a pu ainsi en ouverture du Forum, résumer les diverses dimensions de la crise et qui sont celles qui nourrissent en miroir la critique portée par les mouvements de justice sociale et climatique. En effet, « on ne peut appréhender correctement la crise écologique sans parler de la crise de civilisation que nous vivons actuellement : la crise de la civilisation occidentale et industrielle qui se double de la crise du capitalisme et du productivisme, ainsi que celle du néolibéralisme et de la démocratie». Il établit d’ailleurs ce lien entre les vagues de soulèvement en 2011 dans le monde arabe, mais aussi des mouvements des indignés en Espagne et en Grèce, des mobilisations estudiantines au Chili, du mouvement Occupy en Turquie, etc.

« Si le climat était une banque, le capitalisme l’aurait sauvé depuis longtemps »

* Hugo Chavez, cité par le professeur Larbi Bougerra lors du Forum Maghrébin.

Plusieurs interventions pendant le Forum ont convergé vers la nécessité de « combattre la logique rationnelle du capital » comme a pu l’exprimer M. Hanin. A titre d’exemple, au sein de l’atelier 1 du Forum qui consistait à « Dénoncer les logiques de l’extractivisme au Maghreb », les participants ont ainsi insisté sur le fait que pour comprendre l’extractivisme, « nous devons d’abord comprendre les fondements du système capitaliste, qui ne cherche qu’à maximiser les profits d’une minorité au dépend de la grande partie de la population et qui va de paire avec la mise en place d’un système consumériste ». L’extractivisme revenant à une « exploitation industrielle de la nature » pour S. Mouelhi, correspond à une logique poursuivie depuis longtemps par les modèles de développement dits classiques. Ils sont ainsi non seulement la cause des changements climatiques et de la dégradation de l’environnement mais aussi des inégalités sociales à toute échelle. Pour H. Hamouchène d’ailleurs, « les conséquences de cette offensive capitaliste d’accumulation illimitée et d’accaparement prédateur des ressources naturelles se font sentir essentiellement dans les régions périphériques du monde » là où également les effets du changement climatique frappent le plus fort.

« Décoloniser les ressources naturelles et les imaginaires »

Un autre héritage des mouvements pour la justice sociale et climatique serait également les luttes anticoloniales et antinéocoloniales (allant de paire avec les luttes antinéolibérales et anticapitalistes d’ailleurs). Pour H. Hamouchène notamment, la crise du climat est « l’incarnation de l’exploitation impérialiste et néocoloniale des peuples et de la planète ». S. Mouelhi nous donne un exemple qui montre que l’extractivisme représente un mécanisme de pillage et d’appropriation étrangère, par ce qu’elle a appelé « le grand paradoxe énergétique tunisien ». Ainsi la Tunisie produit du gaz à partir de sols sensés lui appartenir, mais elle rachète ce gaz à British gaz qui en est le propriétaire au prix du marché international et en devise. En cela, un participant a avancé que « l’insertion souveraine non seulement des Etats mais aussi des peuples au sein de l’économie internationale pourrait être une proposition défendue par la société civile ». Beaucoup ont en effet insisté de manière générale sur la nécessité de défendre une souveraineté des ressources-richesses naturelles, et notamment une souveraineté alimentaire mise en péril par ce que l’on appelle « agrobusiness ». Comme le souligne H. Hamouchène, « le système alimentaire est aujourd’hui monopolisé par des multinationales qui ne cessent d’œuvrer pour maximiser leurs profits à travers des productions exportatrices de monocultures, l’accaparement des terres, la production d’agro-carburants, la spéculation sur les produits alimentaires de base ». Le tourisme également refléterait pour lui cette mainmise étrangère sur les ressources. Il cite Frantz Fanon pour qui le tourisme est « une industrie caractéristique de la période post-coloniale où nos élites deviennent des organisateurs de fêtes pour leurs homologues occidentaux ». A titre d’exemple, « à Hammamet, la consommation journalière est de 600 à 700 litres d’eau par lit, ce qui est particulièrement inquiétant pour l’agriculture et quand on sait qu’en Tunisie, on s’attend à une baisse de 28% de ressources en eau conventionnelle » prévient S. Mouelhi, qui reproche également aux pays maghrébins d’avoir reconduit une politique coloniale de « la grande hydraulique » (les barrages) sans trop se poser de question.

Christophe

Christophe Aguiton

Certains ont pu aussi insisté sur la nécessité de « décoloniser les imaginaires ». C’est le cas de Christophe Aguiton, membre d’Attac France, qui appelle ainsi à « critiquer le colonialisme du pouvoir » en effectuant un retour critique sur les modèles de domination qui s’exerce sur les hommes et la nature. Dans l’atelier 4 du Forum consistant à « Promouvoir les alternatives qui existent et penser celles qui sont encore à construire », un participant a pu ainsi accuser les systèmes éducatifs « de produire des colonisés » et de conduire à la perte de savoirs et savoir-faire locaux garantissant des modes de conservation et de gestion des ressources naturelles bien plus durables que ceux qui ont été importés, imposés.

Samia

Samia Zennadi

Samia Zennadi fait le lien avec les aspirations démocratiques d’hier et d’aujourd’hui : « la lutte pour laquelle nous avons mené des combats sanglants n’est pas terminée, nous sommes encore dans un état de décolonisation mentale si on réalise vraiment le gouffre. […] On a permis à ces gouvernants et ces gouvernements de prendre en otage nos Etats, qui aujourd’hui ne sont toujours pas démocratiques ». Elle évoque ainsi le cas de la lutte récente des habitants d’Ain Saleh contre l’exploitation de gaz de schiste : « Après la colonisation et la guerre de libération, la terre ait appartenue à l’Etat qui enfin allait décider. Mais les citoyens n’ont plus aucun mot à dire, et s’ils s’opposent, ils deviennent les ennemis de l’Etat, les ennemis du peuple».

Etats et multinationales étrangères sont de connivence dans cette absence de transparence et de redevabilité comme le souligne S. Mouelhi qui mentionne le cas de l’Entreprise Tunisienne d’Activités Pétrolières (ETAP) en Tunisie qui ne communique ni sur les quantités de pétrole et de gaz produites par les compagnies étrangères ni sur les dividendes que touche l’Etat sur ces extractions.

Des nouveaux paradigmes pour fausses solutions

La responsabilité des Etats et des multinationales dans un système mondial néolibéral a ainsi été très largement remise en cause par les participants du Forum.  Le rôle des institutions de coopération internationale également. Sont citée la Banque mondiale, les agences de développement, et les agences de l’Union Européenne qui véhiculent leurs injonctions et conditionnent leurs aides envers les pays en développement, en « restant alignées avec les détenteurs du pouvoir global, et sans intégrer les questions de classes, de justices, de pouvoir ou de d’histoire coloniale » d’après les mots de H. Hamouchène. Certains bailleurs de fond n’hésiteraient pas à faire la promotion de politiques et de fausses solutions interdites dans leurs pays d’origine, et/ou n’iraient pas dans le sens des intérêts du pays qui les accueille, ainsi que l’avancent plusieurs participants.

Dans ce sens, il s’agit aussi de rester prudent sur les paradigmes « verdissants » sur lesquels s’accordent l’ensemble de ces acteurs.

« On nous dit que ce sont de nouveaux paradigmes là où ils ne sont que le prolongement de logiques existantes d’accumulation de capital, de marchandisation et de financiarisation » prévient H. Hamouchène. On pense notamment au marché du carbone qui fut instauré par le protocole de Kyoto. Il nous donne à voir selon A. Bennis, « une certaine idée de sa performance, quand à la fin de 2015 on a pu observer une augmentation de 30% des émissions des gaz à effet alors qu’il en prévoyait une réduction de 5% ». D’après H. Hamouchène, il ne constituerait finalement « qu’une simple autorisation aux industriels de polluer, selon les critiques ». Comme il l’explique également, la forte résistance des pays du Nord aux changements des systèmes de consommation et de production effrénés et associés à la logique du capital, peut notamment expliquer qu’une préférence soit donnée aux solutions technologiques rapides comme le « charbon propre », la séquestration et le stockage du carbone, les agro-carburants à l’échelle industrielle, et l’énergie nucléaire. Selon S. Mouelhi, les contradictions ne manquent pas non plus concernant la mise en oeuvre du « développement durable » dont les objectifs et les principes furent consacrés par les Etats eux-mêmes lors du Sommet de la Terre à Rio en 1992 : « On est à des années lumières des objectifs définis […] comme peut très bien l’illustrer notamment le cas algérien et son modèle de développement basé sur les hydrocarbures qui représentent 97% des exportations annuelles aujourd’hui alors que il n’a de quoi compter sur ces ressources que jusqu’en 2080 ».

Affilier le mouvement pour une justice sociale et climatique à ces luttes historiques nous permet ainsi de saisir certaines composantes de ses revendications, mais de voir de manière générale qu’il en est à la fois le prolongement et un nouveau point de convergence. Ses spécificités nourrissent ainsi la critique et le poids de la mobilisation sur d’autres maux/mots.

participants4

Contre le silence et l’élitisme, le chantier du langage

Beaucoup ont soutenu à l’instar de M. Hanin, « qu’il faut arriver à nommer et à accuser les crimes climatiques ». De manière générale le choix des mots est un moyen de faire face aux discours qui font silence ou qui minimise l’ampleur du désastre. Par ailleurs, ce choix n’est pas dépourvu d’effet dans la mesure où les « crimes climatiques » à titre d’exemple, encourageraient « à proposer la création d’un tribunal pour la justice climatique par la société civile » selon Aziz Mkichri, membre du groupe de solidarité Belgique-Maroc,

De manière générale, « il est temps qu’on impose notre vocabulaire de lutte, un vocabulaire sur notre vision de l’avenir » affirme S. Zennadi. Pour H. Hamouchène « si la justice environnementale est d’usage en arabe, la justice climatique ne l’est pas, elle sonne étrangement. […] L’action d’importer des terminologies et des concepts d’autrui ne marchera pas, ne trouveras pas d’écho favorable de la part des populations ».

Omar

Omar Sidi

Membre de l’association Action citoyenne et écologique au Maroc, Omar Sidi pense « qu’il faut changer le discours pour travailler avec la population, les questions écologiques demandent réellement un effort de simplification pour être comprises ». Des participants aux divers débats, convergent d’ailleurs souvent sur la nécessité de « vulgariser à travers le vocabulaire et le discours » si on ne veut pas « rester dans la dynamique élitiste et sans impact ». L’enjeu est de taille, comme cela a pu être rappelé à maintes reprises, les problématiques environnementales et climatiques étant des sujets généralement absents des luttes au Maghreb.

Les conditions d’ancrage dans le contexte social et politique du Maghreb

Un mouvement « maghrébin » ?

Partons tout d’abord de l’échelle maghrébine. Pour S. Zennadi, si « le Maghreb des peuples semble être une utopie dans l’état actuel des choses, elle est une utopie nécessaire, dans la mesure où comme a pu la théoriser Edouardo Galiano, l’utopie nous fait toujours avancer ». En effet, nous ne pouvons aujourd’hui réellement parler d’un mouvement maghrébin pour une justice sociale et climatique qui serait à la fois actif, autonome et homogène.  Pourtant les propositions ne manquent pas pour renforcer la sensibilisation et les interactions entre les acteurs des sociétés civiles maghrébines : développement d’outils de communication et d’échange, formations de réseaux, organisation de rencontres régulières etc.

Selon Kamel Lahbib en conclusion du Forum, « nous ne sommes pas sur une position uniforme, en effet il existe une diversité d’approche et d’analyse. La question est dans quelle mesure peut rendre cette diversité inclusive et la respecter ? ».  Il convient en effet de noter que beaucoup entendent faire la distinction entre « la partie autonome de la société civile qui représente les intérêts des citoyens et celle liée au pouvoir qui participe à l’illusion de participation ». Le Forum lui-même ainsi avance sous les auspices tantôt de la convergence des diagnostics et des visions, tantôt de la confrontation qu’induisent les manifestations et allégations quant aux différents degrés de radicalité. Les portées contestataire et constructive des échanges ne font pas toujours la paire, et la bataille navigue parfois à travers les échelles et les cibles.

Ghalem

Ghalem Bouha

Pour avoir une idée de certaines de ces divergences, Ghalem Bouha, membre du Syndicat national autonome des personnels de l’administration publique (SNAPAP, Algérie), conclura d’ailleurs son article au lendemain du Forum en disant que « ces échanges courtois de points de vue et d’idées ont montré clairement l’existence de trois tendances entre ceux qui veulent avancer à petits pas pour concrétiser les promesses des COP, ceux qui veulent profiter de la réunion de Marrakech pour revendiquer à ce que les pays riches pollueurs financent les efforts des pays du Sud et ceux qui, carrément font une analyse de classes en dénonçant la complicité des pays puissants et des multinationales avec leurs élites et gouvernements locaux. »

Quoiqu’il en soit, ce ne sera pas la première fois que la concurrence sur la définition du sens et des modalités d’une lutte ainsi que les trajectoires personnelles, nous empêcheront de conclure sur l’homogénéité d’un mouvement qu’il soit d’ailleurs local, national ou régional. S’il faut effectivement composer avec et se nourrir de cette hétérogénéité, il s’agit surtout de ne pas perdre de vue le rapport de force critique, celui qui nous réunit autant qu’il semble parfois arriver à nous diviser et nous affaiblir.

Dialogue maghrébin à travers les échelles spacio-temporelles

Les mots de S. Zennadi en ouverture auraient pu probablement être plus sagement considérés. Selon elle, « l’édification du Maghreb des peuples ne sera possible que si on commence par repenser, se réapproprier les étapes et les idées pour lesquelles on s’est battu, en pouvant compter les uns sur les autres. ». Dans la mesure notamment où les défis actuels et futurs que pose la justice sociale et climatique au Maghreb, font de cette région, un espace de solidarité pertinent et déterminant pour la majorité des participants.

Anis

Anis Zraih

Il s’agit par ailleurs de s’appuyer sur l’histoire récente de la région en termes de mobilisation notamment des jeunes selon Anis Zraih, membre du FMAS et de la CMJC, venu discuter en conférence d’ouverture du rôle que peut jouer la jeune génération et de sa place dans les négociations climatiques. Le climat représentant une menace à leur avenir, il lui parait important de mettre en perspective cette lutte au Maghreb dans l’expérience des printemps arabes où les jeunes se sont majoritairement mobilisés pour revendiquer le droit de participer aux décisions de leur pays.

Aymen

Aymen Belahaj

Dans ce sens, Aymen Belahaj, doctorant à l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), a mené un travail sociologique de terrain pendant deux ans et demi sur plus de 50 mouvements de jeunes en Tunisie post-révolutionnaire et dont les conclusions peuvent être « généralisables à la majorité des mobilisations qui sont apparues en Tunisie ». Il constate un champ contestataire particulièrement investi par les jeunes qui depuis la révolution s’inscrivent dans l’espace public de différentes manières et à travers différents moyens pour y parvenir. Il s’interroge sur les raisons qui expliquent « que des individus considérés comme « n’ayant pas de ressources » deviennent des acteurs de changement, et de contestation ». De manière générale, les actions contestataires des jeunes témoigneraient ainsi de tentatives « de dernier recours » d’autonomisation et d’indépendance auxquels ils ne peuvent plus accéder par la professionnalisation. Toutefois, si dans un premier temps, leur action collective était marquée par une demande d’un renouveau politique, un réel changement, il remarque une évolution vers des revendications régionales, sectorielles. Il existe même une certaine concurrence des mouvements, des régions, des catégories sociales et des groupes politiques. Et s’ils ont en commun la défense de droits économiques et sociaux, certains mouvements s’inscrivent dans la durée et d’autres dans une vision de pression sociale immédiate. Ainsi ce sont des enjeux qu’il faut prendre un compte dans un contexte post-révolutionnaire qui reste malgré tout « une ouverture des possibles ».

Dans ce sens, M. Hanin souligne l’intérêt de penser la lutte au nom de la justice climatique à travers les échelles. Elle doit à la fois être associée à la recherche de démocratie et d’inclusion citoyenne, et « se colorer » de revendications pour une justice sociale à échelle locale. Au niveau de la gouvernance des villes, cette alliance peut s’incarner par exemple dans les luttes contre la corruption et les entreprises polluantes, mais aussi pour l’amélioration des services publics et le droit à un environnement sain. Mais il s’agit aussi de faire en sorte que « nos luttes responsabilisent au niveau national les choix économiques et de développement de nos gouvernements. Et sur fond de démocratisation, de transition politique notamment en Tunisie, la mobilisation des forces sociales est essentielle». A un niveau régional, « les problématiques perçues comme des freins telles que les conflits et les migrations » peuvent être selon lui saisies au sein de la lutte pour la justice climatique. Dans ce sens, les sociétés maghrébines pourraient ainsi être « fières de donner un sens citoyen et humain à leur combat, étant capables de dépasser les clivages identitaires ».

Au-delà du Maghreb

Certains participants ont invité à penser la lutte pour une justice sociale et climatique en lien avec d’autres espaces. C’est le cas d’H. Hamouchène, auteur de « La prochaine révolution en Afrique du Nord : la lutte pour la justice climatique », qui élargit ainsi le champ géographique à afin d’œuvre pour « un futur désiré qui serait en harmonie avec les demandes légitimes des soulèvements des populations d’Afrique du Nord : la Souveraineté, la dignité nationale, le pain, la liberté et la justice sociale »  D’autres participants  ont aussi suggéré de développer les liens de solidarité avec le reste de l’Afrique. Pour M. Hanin, la Méditerranée peut aussi être un espace de solidarité entre le Sud et le Nord, « incontournable pour renforcer la défense de nos droits à travers la justice climatique, s’agissant des accords de libre-échange avec l’Union Européenne par exemple qui les menacent fortement ».

 Il s’agit notamment de replacer la justice sociale et climatique dans la construction « d’un nouveau socle de pensée » pour reprendre les mots de M. Hanin, afin de préparer le changement social à toute échelle et dans laquelle ses ressorts culturels apparaissent très clairement.

Participants(1)

Culture et changement social

Ainsi véhiculant des orientations de la vie collective, culture et mouvement apparaissent tous deux des faits sociaux à envisager ensemble pour appréhender à la fois la question de l’identification ainsi que celle du sens qu’ils projettent sur les réalités. Au Forum, cette dialectique semble, en tout cas à mon sens, s’être à l’évidence exprimée de plusieurs façons.

« C’est ce modèle qu’il faut abandonner »

La Forum a pu ainsi tout d’abord souligner la nécessité de remettre en cause les diktats dominant  qui font actuellement régner des impératifs économiques et matériels dans la majorité des sociétés du monde. Selon H. Hamouchène, il s’agit de remettre en cause « le paradigme dominant d’une croissance perpétuelle assimilant progrès des civilisations avec accumulation matérielle ». Dans ce sens, pour C. Aguiton, il faut de manière générale « sortir de l’idée que la possession matérielle est un moyen d’exister dans une société […] mais cela reste compliqué car les grands modèles sont basés sur ce matérialisme, les modèles capitalistes ayant très peu de dimension humaine ». Comme le soulève un participant aux débats, « les logiques développementalistes ont poussé les sociétés modernes et en particulier les sociétés occidentales, à forcer la nature en croyant la contrôler, ce qui n’a en réalité fait que consommer les droits et ressources collectives des générations futures. ». D’après C. Aguiton, « il y a ainsi une vraie distinction qui est faite entre progrès productiviste et progrès humain dans le modèle de développement imposé par la culture occidentale ». Pour appréhender les notions de progrès et de développement véhiculées aujourd’hui, il convient selon lui de comprendre que la relation entre nature et culture y est envisagée sous les auspices d’une séparation, d’une domination. Le modèle de développement résulte ainsi d’une domination de la nature par l’espèce humaine, destinant la science et le progrès technique à des poursuites extractivistes, productivistes. C’est en cela qu’il s’agit selon lui de résister aux modèles inspirés par la culture occidentale.

Se réapproprier et s’inspirer des fondements culturels « minoritaires »

Selon M. Hanin, « Si le fondement de la modernité occidentale a été basé sur la domination de l’homme sur la nature, le renouveau de la pensée peut venir du Sud ».

Beaucoup pense comme C. Aguiton que « le Maghreb doit se servir de son histoire, de sa culture et de ses savoir-faire pour se construire en tant que région émergente », et ainsi « se tourner vers d’autres références ou courants qui ont existé ou qui existent toujours au sein du monde arabe » . Il cite notamment l’urbanisme comme une tradition arabe qui pourrait être revisitée pour faire face au défi démographique et au changement climatique. Mais c’est aussi, à travers la sauvegarde du patrimoine culturel, faire des liens entre la cuisine et les modèles agricoles actuels dont elle dépend par la façon dont les choses sont produites et à quelle distance. A titre d’exemple, un participant algérien a déploré la disparition progressive de vignes au profit de la céréaliculture pourtant peu adaptée au conditions naturelles des régions. Sous l’angle des savoir-faire également, des participants ont pu évoquer la nécessité de reconsidérer des modes traditionnels berbères de gestion de l’eau que sont les systèmes de talwegs, de foggaras ou de khettaras au Maghreb. Et ce ne sont que des exemples.

D’autres participants ont invité à s’inspirer d’autres cultures « minoritaires » (à comprendre par le processus de minorisation exercé sur ces cultures par les courants dominants). « Des cultures subalternes ont ainsi réussi à s’émanciper pour imposer le respect entre les hommes, la nature, les différentes espèces » souligne C. Aguiton qui cite notamment des peuples d’Amérique du Sud ou d’Asie. Pour H. Hamouchène, « il est en effet important et utile d’échanger des idées et des expériences avec des mouvements qui militent ailleurs dans le monde et apprendre ensemble ».

Hofnung

Daniel Hofnung

Animateur de l’atelier sur les alternatives, Daniel Hofnung, membre d’ATTAC France, a pu ainsi donner de nombreux exemples de projets alternatifs développés dans le monde pour contribuer par exemple, à la restauration de terres cultivables, à la végétalisation des villes, à la protection des milieux naturels etc.

Nous délivrer des primats de la culture occidentale et impérialiste, renouer avec nos origines culturelles et s’inspirer d’autres pour penser une alternative au modèle de société suivi, reviendrait ainsi à aller au-delà de la critique et des approches parcellaires du changement. Pour reprendre les mots d’André Gorz, « il vaut mieux tenter de définir, dès le départ, pour quoi on lutte et pas seulement contre quoi ».

Promouvoir un nouveau projet de société

Comme le souligne de nombreux participant, il faut développer nos travaux d’analyse et nos actions en matière de justice sociale et climatique dans la perspective de penser et promouvoir un projet de société .

Selon  M. Hanin, la lutte au nom de la justice sociale et climatique « nous invite à nourrir un nouveau socle de pensée, d’une matrice, d’une écologie militante dont la dimension sociale et humaine serait au cœur du combat ». En cela, pour lui « il faut revenir à une dimension humaine, et replacer nos revendications dans un mouvement humaniste ». C. Aguiton souligne aussi la nécessité de penser l’humain et les relations humaines comme des richesses pour penser à des alternatives. « C’est toute une philosophie de vivre en harmonie avec notre environnement qu’il faut réhabiliter » d’après les mots d’un participant.

Néanmoins comme le remarque C. Aguiton, si actuellement il existe à la fois beaucoup de mouvements de lutte et de résistance ainsi qu’une réelle volonté exprimée de devenir force de proposition, « les mouvements alternatifs sont, quant à eux plus difficiles à mener ». L’enjeu est déterminant, il permettrait de rassembler et de rallier davantage si à partir des contestations locales et sectorielles on pouvait nourrir collectivement un nouveau projet de société. L’influence de représentations plus unificatrices et transversales pourrait ainsi renforcer l’engagement qui lui-même viendrait enrichir une vision et une action commune pour l’avenir souhaité.  En effet, on se souvient des observations  d’A. Belahaj selon lesquelles, « le passage de l’action individuelle à l’action collective se fait à travers le mécanisme connu de l’identification à un groupe ». Ainsi, si « la tâche de construction de ces groupes est classiquement attribuée à ce que l’on appelle les « minorités agissantes » qui véhiculent les potentialités individuelles en possibilité d’indignation collective », comment le passage se fait-il de l’indignation à l’unification autour d’une solution alternative plus globale ?

Gilles Lemaire

Gilles Lemaire

L’un ne va pas sans l’autre comme a pu le suggérer la présentation de Gilles Lemaire, membre d’Attac, venu tiré un bilan des mobilisations pendant la COP 21 et notamment des activités de la Coalition Climat 21 et du mouvement Alternatiba.

Quel peut donc être la portée de cette « force d’énonciation collective sur la lutte » qu’encourage le Forum Maghrébin pour avancer dans ce sens ?

Conclusion : Une nécessité de promouvoir la lutte à travers la culture populaire

Il ne s’agit pas d’une énième et hâtive conclusion (incantation ?) sur la nécessité de promouvoir une culture populaire, qui réussirait à la fois à sensibiliser et engager le plus largement possible les populations sur les enjeux soulevés par la justice sociale et climatique. Ce n’est pas non plus le prétexte d’une chute simpliste à cette réflexion laborieuse sur les liens qu’entretiennent culture et lutte. A ce propos, nous avons pu voir à quel point l’imbrication est plus complexe qu’un simple lien de causalité, et que l’enjeu ne réside pas seulement dans la formulation d’un nouvel argument critique quant aux résultats des COP.

Quand bien même, il apparait au lendemain du Forum que la culture populaire est incontournable pour plusieurs raisons. Elle permettrait tout d’abord au plus grand nombre et surtout à ceux qui sont victimes de telles injustices de se saisir des problématiques mal connues car souvent rendues inaccessibles par les discours répandus sur le changement climatique, ou vécues comme non-prioritaires. Il ne s’agit pourtant pas de hiérarchiser mais d’approcher les droits sociaux et économiques comme interdépendants des droits environnementaux/climatiques.  Agrandir le spectre de compréhension des enjeux et des injustices selon une lecture plus systémique, pourrait même permettre de donner d’avantage de poids et de légitimité aux mouvements par effet de cumulation des arguments de résistance et d’opposition et par une vision développée davantage sur le long-terme. Ainsi, il s’agit donc de « populariser la lutte » auprès de ceux qui se mobilisent déjà et auprès de ceux qui pourraient y contribuer par leurs connaissances, expériences ou même par leur capacité d’influence (chercheurs, élus, associations). En cela la force du nombre représente aussi le moyen de « démocratiser la lutte ». Car il ne s’agit pas de penser la culture populaire comme un processus vertical, mais bien comme un mouvement de ralliement réciproque qui enrichira tout en même temps « les luttes » et « la lutte commune pour la justice sociale et climatique » dans un esprit d’ouverture, de mutualisation et de complémentarité.

Développer du sens commun à travers  la pluralité et la diversité des idées exprimées pendant le Forum devrait enfin permettre de mieux orienter la forme et le contenu d’une culture populaire, supposée à la fois instructive, interactionniste et militante. Dans la solidarité et dans le respect de leur autonomie, le soutien aux mouvements sociaux pourrait ainsi s’engager notamment dans le sens de l’échange et de l’analyse collective des liens qui existent entre justice sociale, économique, environnementale et climatique. En cela, il convient de présenter des premières grilles de compréhension de la lutte au nom de la justice sociale et climatique et dont certaines furent présentées dans le présent article. Il s’agit ainsi de laisser toute la place à l’expression de ceux qui subissent les inégalités et la domination, de pouvoir les amener à les appréhender sous d’autres angles mais aussi de les inscrire et les appuyer par des combats historiques et globaux. En cela, c’est s’accorder ensemble sur un langage que nous porterons avec une seule voix et qui se déclinera selon les échelles locales, nationales et maghrébines. Enfin, en parallèle de mouvements contestataires, c’est également construire du sens humain/citoyen/culturel à nos expériences collectives pour penser et promouvoir un projet de vivre-ensemble alternatif. Ce projet, à la lumière des attentes exprimées récemment par les sociétés maghrébines, pourrait être capable de multiplier les points de convergence et la force de mobilisation.

Bien entendu, tout cela prendra du temps et ce ne sera pas sans difficulté. Certaines limites actuelles ont d’ailleurs pu être soulignées à l’occasion du Forum par les participants et notamment la présentation de Mohsen Kalboussi sur les mouvements sociaux relatifs à des enjeux environnementaux en Tunisie. Nous aurons l’occasion d’y revenir dans des prochains articles, car ces questions nécessiteront une attention et une mobilisation importante. Il n’y aucun doute sur le fait que le passage des visions aux réalités donnera davantage d’autres enseignements, de réajustements et de nouvelles idées.