Qu’est ce que ça veut dire être SDF aujourd’hui en Grèce ? En bonne universitaire que je suis, mon premier réflexe a été de me plonger dans les statistiques pour répondre à cette question combien ? Proportions hommes/femmes ? Tendance origine sociale ? Peine perdue, de manière générales les statistiques sur la question du sans abrismes ne sont pas fournie, peu actualisées, c’est d’autant vrai pour la Grèce.
D’abord frustrée, ça m’a poussée à regarder le problème sous un autre angle et constater alors la multitude de situations que regroupe le terme « Homeless ». A travers quelques rencontres et témoignages grâce aux contributeurs du journal de rue Shedia (vendu par des SDF), j’ai pu avoir une approche plus humaine de la situation.

Les chiffres qui circulent sur le sans-abrisme en Grèce ne sont pas forcément confirmés par ceux qui travaillent sur le sujet ici. Ceux que l’on peut trouver sur internet annoncent entre 17 000 et 20 000 personnes sans domicile fixe dans la région d’Athènes pour les années 2011, 2012 ou encore 2013, pour 400 places disponibles en centre d’hébergement. Les rapports officiels annoncent 9100 personnes pour 2013, lors d’un entretien avec une personne travaillant pour le ministère, les chiffres sont encore différents : 2000 personnes à la rue et 9500 hébergés en centres pour la région d’Attica.

Ces différences montrent la complexité de la définition du sans-abrisme. La FEANTSA a élaboré une typologie (ETHOS -European Typology of Homelessness and housing exclusion), qui répertorie le sans-abrisme en quatre catégories : sans abris / sans logement / logement précaire / logement inadéquat.

SI l’on n’est pas vigilant, une personnes vivant dans un logement « inadéquat » (surpeuplement) peut facilement se retrouver sous un même chiffre englobant des personnes sans abris (vivant à la rue). Ces deux situations ne sont pas comparables, et ne peuvent avoir le même type de réponse, c’est pourquoi il faut rester prudent lorsque l’on consulte ces sacro-saintes statistiques pour décrire une situation complexe et multiple.

Grâce aux contacts au sein du journal Shedia, j’ai pu, le temps d’un café, discuter avec trois personnes en situation précaire de logement. Michalis, Lavros, tout deux logés en centre d’hébergement, et Nikos, qui vient de réussir à louer son propre appartement après avoir passer un an à la rue. Tous trois travaillent comme vendeur pour le journal de rue Shedia (« Radeau » en français). Ce journal existe depuis 2011, il est écrit pas un groupe de journalistes et des contributeurs bénévoles, et est vendu par des SDF. On les croise souvent aux sorties métro et autre places publiques, un gilet et une casquette rouge, vendant le mensuel pour 3 euros (dont la moitié revient directement au vendeur). Shedia leur permet donc de gagner des sous, mais bien plus encore de retrouver une dignité.

Le journal organise également des « Invisible Tour » de la ville d’Athènes. Ces visites durent entre 1h30 et 2h, durant lesquelles on se laisse guider par un-e ou deux SDF (accompagné-e-s d’un traducteur bénévole si besoin à travers une Athènes méconnue : celle vécue par les SDF. Trajets quotidiens, démarches administratives, lieux de solidarités (alimentaire, sociale, santé…). Mixalis, Lavros et Nikos sont donc habitués à raconter leur histoire.

Portraits

Mixalis et Lavros se sont retrouvés à la rue à cause de difficultés économiques, accentuées par la crise.

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Levros a 54 ans, cela va faire quatre ans qu’il est sans domicile fixe, hébergé en centre d’accueil. Comme il le dit lui même, son histoire est fortement reliée aux politiques menées par le FMI. Lavros a vécu au Brésil et en Argentine avant de rentrer en Grèce. A chaque fois la même histoire : « J’étais au Brésil, le FMI a détruit le pays, j’étais en Argentine, le FMI a détruit le pays, et maintenant la Grèce ». Il rentre en Grèce en 1997, polyglotte (Mixalis me précisera qu’il parle « cinq langues ! »), il travaille dans un hôtel. Durant la crise économique, son employeur perd son établissement. Lavros se retrouve donc au chômage. En Grèce, il est possible de toucher une allocation seulement durant un an. Avec 400 euro par mois, il ne lui reste plus que 15 euro pour se nourrir une fois toutes ses charges fixes payées. Après avoir passé un mois à la rue, il trouve une place dans un centre pour SDF. Il rejoint Shedia en 2013 et devient l’un des premiers vendeurs du journal. Certains centres d’accueil travaillent sur la réinsertion des personnes bénéficiaires de leur service, souvent à travers des programmes et financements européens. Après de longues années Lavros vient enfin de retrouver un travail via un programme de ce type : agent d’entretien, 4 heures le matin et 4 heures l’après-midi, « complété avec 4 heures de vente du journal en soirée ».

IMAG1553Mixalis a 59 ans. Il était chauffeur, il y a environ deux ans on lui vole son camion, « et donc mon travail ». impossible pour lui d’en racheter un, il ne trouve pas d’autre emploi. Lorsqu’il ne parvient plus a payer son loyer, il se retrouve à la rue durant un mois avant de trouver lui aussi une place en centre d’hébergement. Aucune aide financière n’existe pour les SDF, seulement un réseau institutionnel et associatif de solidarité et des aides sociales : distributions repas, « bons » alimentaires/ vestimentaires, accès aux soins gratuits (ONG, accords tacites avec les hôpitaux). Mixalis rencontre Lavros, qui lui parle de Shedia, cela fait maintenant un an et demi qu’il y est vendeur, « quand tu travailles, tu ne penses pas ». Mixalis est hébergé dans un hôtel transformé en centre d’accueil de nuit pour SDF, il partage sa chambre avec une autre personne. C’est mieux que rien, mieux que certains de ses camarades qui vivent dans des logements indignes et inadéquats, mais ce n’est pas une maison. Mixalis passe la plupart de sa journée dehors, à vendre son journal, ou bien à la terrasse d’un café pour manger quelques souvlàki avec ses compagnons. C’est d’ailleurs pour lui un bonheur de pouvoir de nouveau s’offrir ces moments de convivialité et de sociabilité.

IMAG1554Nikos est plus jeune, 35 ans. Son parcours est moins lié à la situation économique du pays (même si celle-ci n’a pas aidé à remonter la pente) que ces deux amis. Avant de se retrouver à la rue il y a trois ans, il vivait avec ses parents. A cause de ses problèmes d’addictions ;suite à une rechute et la perte de son emploi, il décide de quitter le foyer familial. Les conditions d’entrées dans les centres d’accueils sont strictes. Tests sanguins (Hepatite A B C, VIH et Siphilis), radio des poumons, rapport psychiatrique et examen dermatologique sont demandés, pas d’alcool ni drogue. Nikos ne peut donc en bénéficier, il vit à la rue durant un an, avant de suivre un programme pour traiter ses problèmes. Où vit-on lorsqu’on est à la rue à Athènes, existe t-il des squats pour SDF comme on peut le voir pour les réfugiés ? Non. « On trouve un coin, on squatte un immeuble abandonné, mais seul. »

Avant d’être vendeur pour Shedia, Nikos a cherché du travail durant un an, sans y parvenir. Il loue maintenant un appartement, après avoir économisé durant deux ans. « Un petit truc, 25 m² », qui lui coûte 150 euro, la moitié de ce qu’il gagne de la vente des journaux, l’aide au logement n’existe pas en Grèce1. Les bons mois les vendeurs de Shedia peuvent se faire jusque 400 euro, en général c’est plutôt autours de 300.

En les écoutant, je m’aperçois qu’aucun deux ne parle de leur famille ou amis d’avant. « C’est la crise pour tout le monde, ton entourage ne peut pas te soutenir financièrement. Ou alors ils le font au début, t’invitent à manger, te donnent 10€. » Beaucoup de SDF coupent les ponts avec leur entourage. Les associations qui travaillent pour la réinsertion des populations précaires et marginalisées mobilisent une partie importante de leurs efforts sur ce point. Historiquement en Grèce l’aide de la famille prime sur celle de l’État, d’où la quasi absence de politique et d’aide sociale. Aujourd’hui beaucoup de ménages comprenant plusieurs générations vivent sur un salaire, le soutien familial est donc de moins en moins possible.

Pour conclure cet entretien j’assiste à la réunion mensuelle du journal, à laquelle quasiment tout les vendeurs participent. C’est le moment de faire le point, discuter des difficultés, et de présenter et récupérer les exemplaires du dernier numéro à vendre. Les visages sont décontractés et souriants. Mixalis m’avait prévenu « Tu seras accueillie comme une amie ». Tous sont d’accord pour dire que Shedia a changé, voire sauvé leur vie. En plus d’avoir un travail et un salaire, ils font également partie d’un large réseau humain et solidaire : équipe de football (l’équipe participe à la worldcup for homeless), basket-ball, pétanque, ainsi que d’autres activités proposées dans les locaux du journal. Autant de moments d’échanges et de partages.

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Vendeuse du journal Shedia, dans les rue d’Athènes. Source : google images.

Nikos tient à rajouter « Avant j’étais invisible, avec le gilet et la casquette, on est quelqu’un. Et c’est un sentiment largement partagé. » Être SDF c’est donc ça, c’est être invisible. D’abord dans la rue, où l’on se sent invisible. Ensuite, dans les statistiques, noyé-e dans une enfilade de chiffres dénués de sens. Et le tour de force que réalisent des initiatives comme celle de Shedia c’est justement de rendre visible les invisibles à travers de multiples actions et événements, tels que des concerts ou expositions.

Photos réalisées dans la cadre du projet « Images of our other self », prises par des SDF ou anciens SDF, exposées notamment au Centre Culturel Onassis lors du « Sommet Mondial des Journaux de Rue », juin 2016.

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1L’aide au logement n’est pas généralisé, cependant en 2015 un programme a permis de débloquer une aide a loyer comprise en 70 et 150€ pour 30 000 ménages, à ce jour seulement 12 000 ménages ont pu en bénéficier.