Par un mardi de mai ensoleillé, j’ai rendez-vous avec Mr S. PDG d’une incontournable société d’expédition agricole de la région. Devant l’entreprise, la déclinaison d’Audi toutes plus grosses (et plus polluantes ?) les unes que les autres donne de suite le ton : bienvenue dans le monde doré de l’agriculture capitaliste !

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Des vergers àTain L’Hermitage

Mr S accepte donc de recevoir une jeune étudiante afin d’évoquer, non sans fierté, son ascension fulgurante. Désormais PDG d’une énorme société, il possède des vergers et aspire à devenir un « incontournable de la filière ». Environ 300 hectares de terres auxquels s’ajoutent des centaines de producteurs qu’il appelle « son fond de commerce », lui permettent de réaliser quelques 50 millions d’euros de chiffre d’affaire annuel. « Ah ben on va pas faire dans le bricolage ! » : Ami(e)s paysan(ne)s, chère agriculture familiale, tout est dit !

Si je m’attendais à un discours teinté de productivité, compétitivité et loi du marché, je n’imaginais pas recueillir ces propos complètement décomplexés sur l’agriculture, les chômeurs et la main d’œuvre en général…

Fier d’être référencé dans toutes les grandes et moyennes surfaces françaises, il prétend même mettre un pied dans le grand export vers l’lnde ou Dubaï. Mais attention, tout ça n’est pas simple pour Mr le directeur : il faut négocier chaque jour les prix avec les centrales d’achat, et puis renégocier le prix aux producteurs : « Y’en a qui sont virulents hein, mais globalement ça se passe bien ».

Ce qui l’agace ? Les cahiers des charges : « on a que ça ! tout le bordel : normes ISO et toutes ces conneries, je dis ça parce que 80% servent à rien ». Concernant le bio : « Ah non nous nos produits ne supportent pas le bio : les abricots, les pommes, les pêches c’est compliqué : on n’aurait plus de production, les arbres ils seraient morts. » Mais rassurez-vous : « on fait le minimum, les journalistes nous posent souvent des questions nia nia nia… mais ça coute cher on fait pas ça par plaisir ! ». Ah je me disais bien que ça ne pouvait pas être une question de conscience écologique et sociale : juste une histoire de coût !

Sans oublier les contrôles des clients : « on a besoin d’un service qualité à temps plein avec des bac+8 et des ingénieurs, ça coute cher tout ça, c’est pas parce qu’on est dans l’agriculture qu’on n’a pas des diplômés »… On comprend tout de suite l’idée que Mr S se fait du monde paysan…

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Domaines viticoles de Tain L’Hermitage

Nous abordons ensuite la question des aides, subventions … La diversité des activités permet de bénéficier des aides de la PAC, de la région et autres fonds européens. Mais selon Mr S « c’est tellement bien fait la loi qu’ils donnent des fonds qu’à des sociétés qui gagnent pas beaucoup d’argent. Donc finalement il faut être pauvre pour y avoir droit. Je trouve pas ça bien normal mais bon ». Redistribution, solidarité, partage ? Ces mots n’apparaitront jamais… De toute façon selon lui « les aides, c’est la cerise sur le gâteau ».

Mr S ne se gênera cependant pas pour évoquer la crise des fruits, les difficultés de ce monde dépendant « à 200% des aléas climatiques » (l’occasion de penser écologie ? non non…). D’où l’ingéniosité de la stratégie de ce PDG : acheter des vergers, diversifier les zones de chalandises ! Objectif : étirer la saison de mai à janvier, amortir les structures, garantir un volume malgré les aléas des saisons, avoir du personnel à l’année… Mr S n’évoquera pourtant pas ouvertement ses derniers investissements en Espagne, dans la province même du siège de l’entreprise de travail temporaire espagnole Terra Fecundis…

Nous voilà au cœur du sujet : et comment gérez-vous les saisons ? L’entreprise compte une centaine de permanents : l’été, elle accueille quelques 600 saisonniers ! Sans aucune gêne ni complexe, Mr S évoque ses 3 pôles de recrutement.

  1. Les locaux en majorité : Il se lance alors dans un discours cru et dégradant sur ces étudiants qui « sont en fac +12 et se croient les meilleurs du monde » mais fatiguent au bout d’un mois : « ceux-là sont sur liste rouge ». Avec un cynisme qui me fait encore froid dans le dos, il ose « on a des chômeurs je crois en France mais quand je vois l’état des gens de Pôle Emploi, j’en veux pas ». Il poursuit sans honte : « Mentalement le gars a jamais été habitué à se lever le matin, se raser, se laver pour aller travailler : il sait pas faire, il a jamais fait ! Le gars est complètement déconnecté, il touche le RSA à 800 euros, qu’est-ce qu’il va aller se faire c**** à bosser pour 1200€ ?!». Quand je lui fais remarquer qu’on ne peut généraliser, seule intervention que je me permets durant ces 40 longues minutes il rétorque « oui … enfin non ! Ici quand tu veux trouver du boulot tu peux ». Il explique tout de même que socialement et politiquement, il est obligé d’avoir recours à de la main d’œuvre locale : « il faut être sérieux quand même ».
  2. Face au manque de main d’œuvre « fiable » (selon ses mots), il a recours à la main d’œuvre des pays de l’Est, des polonais essentiellement. « alors eux, ils ont tout compris, ils travaillent 5 mois ici, ils s’inscrivent au Pole Emploi en France et repartent dans leur pays ».
  3. En enfin, la perle rare : les équatoriens des boîtes d’intérim espagnoles « non pas françaises ! ils savent pas faire, ils vont à la plage… C’est la France hein ! ». Tout est simple : il suffit de payer un taux horaire.

Selon lui, la majorité des polonais et équatoriens en question étaient paysans dans leur pays : aucune interrogation sur leur motivation/ obligation à partir ? Sur le fait de quitter pendant des mois son pays, sa famille? Sur les conditions de logement, de vie ? Pas le temps pour ça ici !

Quand j’évoque la gestion des équipes : il m’explique que chaque responsable de site évalue ses besoins « Le chef de section me dit : – Moi sur 2 calibreuses j’aimerais avoir des équatoriens. –Ok, combien ? – Il me faudrait 2 lignes de 20 personnes…. Allez hop on commande, je sais pas vraiment si on peut dire commander pour des gens, on prend 40 équatoriens. »

Je vous épargne la fin… J’en avais prévu plein des questions mais je crois que deux minutes de plus n’auraient pas été supportables.

Une heure plus tard je rencontre Jean, un militant syndicaliste de longue date qui évoque avec tristesse la disparition de l’agriculture paysanne. Il me parle de ses luttes, de l’histoire de Tournon-sur Rhône et du sort invisible des saisonniers agricoles. Ses dernières phrases m’ont tout de même redonné espoir « Mais je veux pas te démoraliser hein ! C’est bien de voir des jeunes qui s’engagent ! Et puis l’avenir de l’humanité ne peut pas être dans l’exploitation perpétuelle… »