Il ya des jours où on se sent tout petit… Tout, tout petit, face à la centaine de policiers armés jusqu’aux dents et aux pelleteuses qui ont débarqué il y a quelques jours dans le quartier de Santa Filomena, à Amadora, près de Lisbonne. Tout, tout petit, face à la machine de guerre administrative qui a décidé de raser ce quartier, sans proposer d’alternative ni de solution de relogement viable à de nombreuses familles en situation déjà précaire. On peut dire que pour une première expérience de terrain, c’est à la fois une catastrophe et une réussite.

Démolition à Santa Filomena, 26.07.2012. Photo de Alessandra Pollini.

 

C’était un jeudi matin, jeudi 26 juillet pour être exacte, peu avant 8 heures du matin. Ca faisait déjà plusieurs jours que j’arrivais sur place aux aurores « au cas où ». A force d’attendre les pelleteuses en vain, j’avais fini par me dire que peut-être qu’elles ne viendraient pas, malgré ce qu’en disait les zumzuns (les rumeurs, les mots qui courent dans le quartier). Mais le zumzum se trompe rarement, et j’avais à peine fini mon café qu’on était littéralement encerclés, que les routes menant au quartier étaient barrées, que les ruelles de Santa Filomena grouillaient d’agents de police oscillant entre le mépris, la moquerie, l’intimidation et la provocation.

 

Qu’est-ce qu’on fait quand le chef de la police refuse de regarder nos papiers du tribunal sensés garantir la suspension des démolitions ? Quand on n’est qu’une poignée de militants et que l’avocat du collectif est sur répondeur ? Quand le responsable de nos dossiers, au tribunal, est malade justement aujourd’hui ? Quand on appelle la presse et la télévision mais que le cordon de police refuse de laisser entrer les journalistes dans le quartier ? Quand les policiers empêchent les habitants de la première maison qui sera démolie d’entrer pour superviser l’évacuation de leurs affaires ?

 

On voit s’écrouler des foyers, on voit les assistantes sociales séparer les mères des enfants, on voit le chef de la police rire au nez d’une femme qui crie son désespoir, on voit venir gros commes les ruines d’une maison le moment où ça va dégénérer. On voit le regard éteint de certains agents mais aussi le plaisir que d’autres prennent à être plus que zélés. On voit dans leurs yeux qu’ils n’attendent qu’une chose : qu’on fasse un pas de plus pour charger, toutes matraques dehors.

 

Comme si ça ne suffisait pas que des familles perdent leur toit, que des hommes, des femmes, des enfants, des handicapés, des personnes âgées, des êtres humains qui luttent et qui n’ont droit à rien, perdent la seule chose qu’on les avait laissé construire dans ce pays où ils avaient placé leur espoir d’une vie meilleure… Comme si ça ne suffisait pas que le travail acharné de ces dernières semaines (pour moi), de ces dernières années (pour eux), s’écroule sous les coups des marteaux et des pelleteuses, il a fallu regarder, impuissants, et encaisser les humiliations.

 

« Bom dia ! Tudo bem ? » (Bonjour ! Tout va comme vous voulez ?) nous lance un policier tout sourire le deuxième matin de démolitions. Mais nous aussi on sait jouer à ça ! Nous, militants, habitants, habitants-militants, entre les tas de gravas, entre les démarches juridiques et les réunions avec des organes de l’administration, on trouve le temps de papoter, histoire de garder notre sens de l’humour. On prend le temps de boire un café ou de partager une cachupa, de se sourire un peu, parce qu’on n’est pas nombreux mais ensemble on est plus forts. On rêve ensemble de retaper le gros container au centre du quartier pour en faire une salle de musique, on se raconte nos contrées d’origine comme autant de cartes postales, on se fait des blagues en portugais, en français et en créole pendant que je laisse la petite Celise, 5 ans, me peindre les ongles en rose parce que là, à cet instant, c’est ce qu’il y a de plus important. On sait que pas à pas, on progresse, on fait pression, on avance. Et on grandit, en entendant l’homme qui vient de perdre sa maison nous reprendre parce qu’on a les larmes aux yeux : « Oh, ça sert à rien de se lamenter… »