Avec l’accord sur les migrants qu’elle compte très prochainement passer avec la Turquie, l’Union européenne est en train de vivre l’un des moments les plus sombres de son histoire. Cet accord mettrait à mal des principes fondamentaux de notre droit, mais aussi parmi les valeurs les plus essentielles de notre continent.

Pour en savoir plus : Accord UE-Turquie : Page noire de notre histoire

La position de l’Espagne sur cet accord est édifiante. Alors que l’Espagne s’y était déclarée favorable la semaine dernière au cours de la réunion UE-Turquie, le ministre des Affaires Etrangères espagnol José Manuel García-Margallo a qualifié lundi d' »inacceptables » les expulsions collectives vers la Turquie prévues par l’accord UE-Turquie en cours de négociation.

Pourquoi critiquer l’Espagne alors qu’elle rejette cet accord illégal ?

On pourrait se réjouir de ce revirement de position et saluer le fait que le gouvernement espagnol critique ouvertement un accord contraire au droit européen et international. Pourtant, la position du gouvernement espagnol laisse très dubitatif.

Tout d’abord, le chef du gouvernement espagnol Mariano Rajoy (Parti Populaire, droite espagnole) n’avait pas opposé de désaccord sur le principe de l’accord UE-Turquie durant la réunion du Conseil européen (28 chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE) avec le premier ministre turc la semaine dernière.

Mais surtout, on peut douter très sérieusement de la sincérité des préoccupations du gouvernement de Rajoy quant aux expulsions collectives qui pourraient être autorisées par un accord UE-Turquie. En effet, l’Espagne pratique elle-même depuis des années ces expulsions collectives à ses propres frontières.

C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles la Cour européenne des droits de l’homme examine en ce moment même trois affaires concernant le refoulement « à chaud » (immédiat) de migrants de l’Espagne vers le Maroc, au niveau de la barrière de Melilla. L’une de ces affaires, Doumbe Nnabuchi c. Espagne, concerne très précisément la question des expulsions collectives, formellement prohibées par l’article 4 du protocole n°4 à la Convention européenne des droits de l’homme.

Pourquoi donc cette opposition espagnole à l’accord UE-Turquie ?

Il est évidemment imposssible de connaître la vraie raison de l’opposition espagnole à l’accord UE-Turquie. On peut toutefois avancer deux hypothèses.

D’une part, le gouvernement espagnol en exercice a été investi par la session parlementaire précedente et il manque de légitimité (et de légalité si l’on en croit le bureau de l’Avocat général de l’Etat) pour soutenir un accord européen sans l’approbation du Parlement. Or le Parlement espagnol fraichement élu, toujours sans majorité gouvernementale, s’oppose en majorité au principe d’un accord UE-Turquie. Il serait donc périlleux sur les plans politique et juridique pour Rajoy d’approuver l’accord au nom de l’Espagne. Le gouvernement cherche un consensus avec le PSOE (Parti socialiste espagnol), mais ce consensus sera très probablement le rejet de l’accord par l’Espagne, à moins que l’accord soit modifié et devienne conforme aux exigences du droit européen et international. Faute de consensus, Rajoy pourra toujours dire à l’UE que son gouvernement est dans l’impossibilité d’approuver l’accord, du fait du blocage institutionnel que connaît son pays.

D’autre part, comme je l’expliquais dans un article précédent sur mon blog personnel, l’Espagne a par la voix de son ministre de l’Intérieur Jorge Fernández Díaz exprimé son inquiètude à l’idée que les routes migratoires de la Méditerranée centrale et occidentale puissent soudainement se rouvrir avec la fermeture de la route des Balkans. L’Espagne est donc moins préoccupée par les droits des migrants que par le « risque » de devoir accueillir davantage de migrants sur son territoire. En cas d’arrivées importantes à ses frontières, l’Espagne craint également que le Maroc s’adonne au même chantage que la Turquie, en demandant des fonds importants et d’autres avantages, surtout dans un moment de tensions entre l’UE et le royaume chérifien sur le dossier du Sahara occidental.