Après avoir décidé de déployer une mission de l’OTAN dans les eaux de la mer Egée, l’Union européenne (UE) prévoit maintenant le renvoi vers la Turquie de toutes les personnes arrivant en Grèce, sous réserve d’un accord définitif avec le pays candidat à l’entrée dans l’UE.

Accord UE- Turquie : de quoi s’agit-il ?

Lors d’une réunion du Conseil européen (28 chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne) avec le premier ministre turc Davutoğlu la semaine dernière, les parties prenantes se sont mises d’accord sur le principe d’un accord qui permettrait la réadmission en Turquie de tous les migrants qui arrivent en Grèce  par la mer Egée. Cet accord est actuellement en cours de négociation et pourrait être adopté cette semaine, au cours de la réunion du Conseil européen des 17 et 18 mars.

Censé résoudre la « crise migratoire » en fermant définitivement la route maritime entre la Turquie et la Grèce, cet accord est très critiqué par les Nations Unies et de très nombreuses organisations de la société civile partout en Europe. Les critiques sont également venues des parlementaires européens. L’eurodéputée Ska Keller (Verts européens) a parlé d’un « Conseil de la honte » et demandé aux dirigeants de l’UE « comment ils arrivaient à dormir la nuit ».

Que contiendrait exactement cet accord ?

La déclaration des chefs d’Etat et du gouvernement de l’UE du 7 mars fait état des points suivants :

-Le renvoi de tous les « migrants irréguliers » débarquant sur les îles grecques depuis la Turquie, indépendamment de leur nationalité et du fait qu’ils déposent ou non une demande d’asile

Le principe du « un pour un » : pour chaque Syrien réadmis par la Turquie depuis les îles grecques, un Syrien vivant en Turquie (mais pas celui ayant été réadmis) serait réinstallé dans un pays membre de l’UE, « dans le cadre des engagements déjà existants« 

Des fonds supplémentaires de l’UE pour l’accueil des réfugiés dans des camps humanitaires en Turquie (en plus des 3 milliards d’euros déjà alloués, mais très lents à être investis sur place)

– Une libéralisation des visas pour les ressortissants turcs, avec la fin des obligations de visas avancée à juin 2016

– Une accélération du processus d’adhésion à l’UE pour la Turquie

Pourquoi cet accord pose-t-il problème ?

Cet accord pose d’énormes problèmes politiques, éthiques et juridiques :

1) L’UE négocie avec un régime islamo-conservateur qui ressemble de plus en plus à une dictature : presse d’opposition muselée, universitaires réprimés, magistrats écartés, bombardements des Kurdes, etc. En échange de cet accord, l’UE promet à cet Etat en pleine dérive autoritaire une accélération du processus d’adhésion à l’UE, alors qu’il est très loin de remplir les exigences en matière de respect des droits de l’homme.

A titre d’exemple, quelques jours avant la réunion du 7 mars, la Turquie plaçait sous tutelle le journal d’opposition Zaman, n’hésitant pas à réprimer durement les manifestants protestant contre cette mesure restrictive. A la veille de la réunion UE-Turquie, le service diplomatique de Bruxelles s’est contenté de rappeler à la Turquie ses obligations en matière de droits de l’homme, notamment en ce qui concerne la liberté de la presse. Toutefois, le sommet a bien eu lieu et les promesses se sont multipliées à mesure qu’Erdogan et Davutoğlu faisaient monter les enchères.

3) L’UE considère à tort que cet Etat est un « pays tiers sûr » à qui l’on peut confier l’accueil permanent de millions de réfugiés syriens. Pourtant, les conditions d’accueil ne respectent pas les droits des personnes et la Turquie a déjà renvoyé en Syrie des réfugiés (ce qui est strictement illégal). Il faut noter que la Turquie a ratifié la Convention de Genève de 1951 sur le statut de réfugié, mais avec une réserve importante qui limite son application aux seuls Européens. Cette convention internationale, véritable pierre angulaire du droit d’asile moderne, ne s’applique donc pas aux millions de réfugiés actuellement sur le territoire turc. En revanche, la Turquie est membre du Conseil de l’Europe et a ratifié la Convention européenne des droits de l’homme, qu’elle doit donc respecter.

4) Au lieu de partager l’accueil des réfugiés, l’UE se contente de financer des camps humanitaires en Turquie. L’accueil dans des camps ne devrait être qu’une solution provisoire en réponse à l’urgence humanitaire. Or avec des financements de plus en plus importants, l’UE semble vouloir pérenniser cette politique d’encampement qui permet simplement de tenir à distance les populations concernées. Quel avenir pour les enfants et les jeunes qui vont grandir dans ces camps ?

5) La déclaration du 7 mars justifie l’accord par la nécessité de « fermer les routes de trafic de personnes », « briser le business model des traficants », « protéger nos frontières extérieures » et « mettre un terme à la crise migratoire en Europe ». Et de préciser : « Nous devons briser le lien entre le fait d’embarquer sur un bateau et celui de pouvoir s’installer en Europe ». Pourtant, l’accord ne permettra rien de tout cela.

Il faut aller au-delà des déclarations d’intention et constater, au regard des données empiriques dont nous disposons déjà, que les personnes ne vont pas arrêter de s’embarquer sur des bateaux. La migration n’est pas un caprice du moment. C’est un phénomène constant, ancré dans l’histoire de l’humanité, une stratégie de survie. Et pour cause, depuis sa création en 2004, l’agence européenne Frontex, chargée de coordonner la surveillance des frontières extérieures de l’UE, ne cesse de prétendre vainement qu’elle va réussir à fermer hermétiquement les frontières. Or à chaque nouvelle opération de surveillance – Indalo, Héra, Triton, etc. – les flux ne font que se déplacer vers des routes plus longues et plus dangereuses.

Absolument rien n’indique qu’il soit possible d' »endiguer les flux ». Et au contraire, en criminalisant à outrance la migration, on force les migrants à recourir encore davantage aux services de passeurs, qui peuvent demander des sommes de plus en plus exorbitantes à mesure que les routes se ferment. Avec le nouvel accord, l’UE intensifierait le « trafic de personnes » contre lequel elle prétent lutter avec tant de véhémence et d’efficacité.

L’UE est non seulement en train d’écrire une des pages les plus noires de son histoire, mais elle est aussi en train d’ignorer sa propre histoire, celle de l’échec des politiques migratoires qu’elle met en place depuis plus de dix ans.

6) Sur le plan juridique, l’accord est proprement scandaleux. Il prévoit en effet de nombreuses violations du droit international et européen.

Tout d’abord, il autorise le renvoi de toutes les personnes ayant débarquées sur les îles grecques, indépendamment de leur nationalité et du fait qu’elles aient déposé ou non une demande d’asile, ce qui implique une violation de l’obligation de non-refoulement (un Etat ne peut pas expulser une personne qui demande l’asile). Cette obligation dérive notamment de la Convention européenne des droits de l’homme, de la Charte des droits fondamentaux de l’UE et de la Convention de Genève de 1951.

Ensuite, l’accord autorise l’expulsion simultanée d’un nombre important de personnes, a priori sans que ne puisse être identifiée au préalable chaque personne, ce qui équivaut à une pratique appelée « expulsion collective ». Les expulsions collectives sont formellement interdites par les textes susmentionnées.

L’accord fait aussi obstacle à l’exercice par les migrants d’un recours effectif (le droit de contester une décision en justice), qui doit être garanti à chaque individu, y compris à la frontière d’un Etat.

7) En parallèle, l’accord ne propose aucune solution nouvelle pour l’accueil des personnes réfugiées en Europe. Il se contente de poser le principe du « un pour un », qui ne fait que mettre en exergue l’absurdité de l’accord. Le principe du « un pour un » revient à effectuer une sorte de troc incensé de réfugiés entre l’Europe et la Turquie : l’Europe renvoie en Turquie ceux qui arrivent « illégalement » par bateau en Grèce, mais la Turquie en renvoie le même nombre (mais pas les mêmes) en Europe.

Par ailleurs, le principe du « un pour un » consiste à conditionner l’application des maigres engagements existants des Etats membres en matière de réinstallation à l’arrivée par bateau de « migrants irréguliers », ce qui est justement ce contre quoi l’UE prétend lutter. Cela n’a strictement aucun sens.

On notera également que les Etats membres de l’UE sont tellement frileux à l’idée de s’engager à accueillir davantage de réfugiés en Europe, qu’ils ont pris soin de préciser dans la déclaration du 7 mars : « Ce document n’établit pas de nouveaux engagements pour les Etats membres en matière de relocalisation et de réinstallation ».

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En conclusion, le projet d’accord UE-Turquie est désastreux, inhumain et illégal à tous égards. Il pourrait même signer la fin du droit d’asile moderne. En adoptant cet accord, l’UE nous montrerait son visage le plus sombre et viendrait remettre en question les valeurs au fondement même de son existence.

Mobilisons-nous pour que l’Europe des valeurs et des droits puisse primer sur celle de la honte et de l’indifférence !