Voilà 3 mois et 24 jours que je suis arrivée aux Pays-Bas, au sein du Bond Precaire Woonvormen pour effectuer une mission qui vise à donner un éclairage sur les agences anti-squat, leur fonctionnement et leur stratégie, afin de prévenir leur implantation, et combattre leur développement en Europe, dans le cadre d’une coopération avec la coalition européenne pour le droit au logement et à la ville.

Comme pour tous les autres volontaires, cette mission a une durée de vie limitée, ce qui exige de se forger des repères spatio-temporels rapides pour que le volontaire « temporairement impliqué dans la structure» ne soit pas « rapidement dépassé ». Si le temps de la recherche, de la réflexion et de l’action s’entrechoquent parfois, c’est pour ma part l’organisation, le fonctionnement et la stratégie mis en place par l’association qui m’ont perturbés. Les rencontres rares entre les militants de l’association, car rassemblant des membres dispersés dans tout le pays, engagent souvent des moyens de communication alternatifs reposant sur les échanges de mails et d’appels téléphoniques quotidiens. Cependant, cette communication peut exclure, ou exiger des explications supplémentaires lorsqu’elle est trop souvent utilisée. La construction de mes repères dans l’association s’est fait en participant aux longues réunions en néerlandais avec les locataires, que j’appréciais au début parce qu’elles me permettaient de discuter avec les locataires et de mieux comprendre comment l’association fonctionnait ainsi que les problèmes qu’elle rencontrait. J’ai notamment suivi le déroulement de l’affaire qui opposait les résidents de Dennenheuvel contre Ad Hoc, de leur rencontre jusqu’au jugement au tribunal qui s’est soldé par une victoire de l’agence anti-squat et donc par l’expulsion des résidents. La frustration de ne pas bien comprendre les enjeux et les rapports de force dans ses affaires reste très présente. Cette incompréhension, je la mets souvent sur le compte de la barrière de la langue. Mais plus la mission avance, plus je pense que c’est l’affaire d’enjeux de pouvoir bien trop obscurs pour que j’y ai accès.

En parallèle, mon retranchement dans la bibliothèque municipale est le fil conducteur de ma mission. C’est ma vision la plus familière d’Utrecht. Je n’ouvre pas ces feuilles reliées et classées écrites en caractères étrangers, mais cet espace me permet de profiter d’un endroit calme, où tout le monde est à égalité devant son ordinateur. Il me permet de me concentrer sur l’avancement de mon étude et ces foutues agences auxquelles je n’ai accès que visuellement au hasard quotidien de mes trajets à vélo. Ces agences ont pignon sur rue, avec leurs grands buildings qui ne logent pas, mais qui prennent de la place dans une ville qui drague les investisseurs. Et pourtant, ces « Camelot », « Ad Hoc », « HOD », « Alvast », « Vastgoedbeschermer », « Villex », « Interveste », « Ak Beheer », « Prevenda » ignorent mes mails lorsque je les sollicite. Ces agences n’ont probablement pas de secrétariat fonctionnant pour un échange d’informations gratuites.

 

Agenda du lundi 22 février

Alors ce matin je me charge de mettre en relation le fonctionnement de ces agences par un moyen détourné, grâce aux témoignages de ceux qui y ont vécu, et par le biais de contrats dont je dispose. Finalement ma boîte mail s’avère utile et le logiciel de traduction un allié.

17h. J’entreprends d’ouvrir les derniers mails de la coalition européenne, qui rassemble l’énergie de 26 mouvements européens plus ou moins actifs afin de dénoncer les processus de financiarisation et de privatisation mis en place dans les différents pays européens, ayant des répercussions très claires et graves sur les individus et la société dans son ensemble : endettements, expulsions et de manière plus générale la destruction d’un des piliers censé sécuriser l’existence : le logement. A quoi servent les villes si elles ne logent pas et deviennent des musées pour touristes et des terrains de jeux pour les investisseurs, qui rénovent, vendent et détruisent des quartiers entiers ? La coalition européenne respire la nouveauté, l’envie, l’entremêlement de plusieurs générations de militants, et leurs désaccords parfois. J’ai appris à connaitre cette coalition par ses nombreux mails, et ses réunions skype mensuelles, qui évoquent des sujets et axes d’actions divers : réunions en préparation, rédaction de documents, échanges d’informations. C’est aussi cette coalition qui a pris de longs mois pour écrire son document fondateur car elle s’efforce de construire un fonctionnement horizontal, auquel tout les mouvements impliqués peuvent soumettre des propositions, et formuler des désaccords.

Mais, elle manque de visages cette coalition : les auteurs de mails sont souvent les mêmes. Chaque mouvement doit faire face à son agenda propre, qui s’impose comme la priorité, plaçant celui de la coalition européenne en retrait, comme c’est le cas pour le BPW. Il manque à cette coalition du temps et des espaces de discussions plus appropriés que les skype, les assemblées générales ou les échanges de mail pour préserver de l’énergie et pour mettre en place des actions. Il lui manque des traducteurs pour comprendre de quoi chacun parle vraiment. Cette coalition manque d’accessibilité : difficile d’y prendre part d’emblée, alors qu’elle a un passé que j’ai raté et un futur auquel je ne participerai pas.

Cette coalition manque d’atout et pourtant elle s’engage sur tous les fronts. Je réponds au dernier mail, car il serait question d’organiser un contre évènement à Amsterdam au mois de Mai au sujet de l’agenda urbain discuté par les États, les membres de la commission européenne, les investisseurs, les urbanistes, ou d’autres parties prenantes qui ne parlent pas de la nécessité de construire des logements, mais de « compétitivité », d’ « innovation », n’impliquant pas les habitants. D’ailleurs, les axes de cet agenda ne sont pas diffusés et les discussions ne sont pas publiques. Dimanche, lors de la réunion rassemblant les membres du Bond, nous discuterons de la faisabilité d’organiser un évènement qui pourrait lier l’agenda de la coalition et celui du BPW.

19h30. Il est temps d’aller à mon cours d’arts plastiques hebdomadaire. Aujourd’hui, il faut reproduire une composition qui ne ressemble à rien, et je vais m’occuper de rendre ses composants plus ridicules qu’ils ne sont, parce que pendant ce cours, je ne peux pas retenir la frustration de ne pas avoir accès à ce que je voudrais. La semaine prochaine, nous nous essaierons à dessiner des modèles nus. Espérons qu’ils sont habitués à recevoir des peintres débutants, car ma toile comme miroir d’eux-mêmes pourrait sacrément abimer leur égo.