Deux matins par semaine, j’ai cours de russe. En en sortant, je m’en vais prendre le métro, des nouveaux mots plein la tête et emplie par l’espoir d’arriver un jour à briser les mystères aussi fascinants que frustrants de cette langue.

Un quart d’heure de marche me sépare de la station de métro « Maidan Nezalezhnosti» (Place de l‘Indépendance) à laquelle me mène directement la désormais funestement célèbre rue Institutska. J’en profite pour m’imprégner de l’atmosphère de ce quartier central où se trouvent plusieurs bâtiments officiels de première importance. Je passe ainsi à proximité du Parlement ukrainien, souvent sous le feu des projecteurs ces derniers temps pour des raisons peu glorieuses, puis de la Banque Nationale. Sur les trottoirs, des vendeurs ambulants proposent des boissons chaudes dans les coffres de leurs petites camionnettes, sautillant pour résister au froid avant de se rasseoir, les yeux rivés sur leur smartphone, probablement leur meilleur compagnon lors de ces journées de travail.

Plus bas, à quelques centaines de mètres de la place, la rue Institutska a été rebaptisée « Allée des héros la Centurie Céleste ». C’est là qu’à la fin février 2014, manifestants et forces de l’ordre se sont violemment affrontés, faisant entre 120 et 150 morts selon les sources. Les faits ne sont pas clairs et les versions diffèrent, mais il semble établi que, logés sur le toit d’un des immenses bâtiments administratifs qui surplombent la rue, des snipers de la police anti-émeute, dissoute depuis, tiraient sur les manifestants. Aujourd’hui, sur ce tronçon de rue, la circulation aux voitures est interdite, ou plutôt strictement limitée à quelques voitures de luxe qui remontent parfois la pente dans un vrombissant bruit d’accélérateur.

Des deux côtés de la rue, les portraits des manifestants tués sont exposés, placardés sur les troncs d’arbre ou bien soutenus par des pavés. Des fleurs, bougies et drapeaux les honorent. Lors de mon séjour à Kiev au début du mois de mars 2014, à la fin de la Révolution, ces hommages avaient déjà été mis en place de manière spontanée, augmentés de milliers de bougies illuminant la place. Ils sont restés depuis, aux mêmes emplacements, acquérant petit un petit un caractère permanent. Des plaques officielles en marbre ont tout de même été ajoutées, garantissant la solidité et la pérennité de ces hommages. Des restes de barricades ont également été conservées et servent, notamment, à fermer la rue aux voitures.

P2180016

P2180028

Cette rue est ainsi devenue un lieu de mémoire, où l’on peut venir déposer des fleurs ou simplement regarder les visages des manifestants décédés, devenus les héros de la Révolution.

A chaque fois que je passe par là, des personnes s’affairent autour de ces portraits, en prenant soin comme l’on prend soin des tombes au cimetière, les dégageant de la neige, de la glace ou de tout ce qui endommagerait les photos et décorations.

P2180038

A mesure que j’approche de Maïdan, la vue se dégage et la place se dévoile. Des personnes collectent de l’argent pour les combattants, d’autres vendent des bracelets aux couleurs de l’Ukraine. Certains ont des gilets verts avec au dos l’inscription « volontaire » en gros. Le phénomène des volontaires a été et continue d’être une caractéristique importante de la guerre. L’incapacité et la faillite de l’État à faire face à la situation a poussé les citoyens à se mobiliser massivement, mettant en place des initiatives d’aide aux combattants, aux déplacés internes et aux populations restées dans les territoires en guerre. « Volontaire » est ainsi devenu un statut courant et compris par la plupart.

Sur la place, ce sont des personnes en uniforme militaire qui prennent le relais. Debout devant une caisse transparente ou l’ayant suspendue à leur cou, ils prient d’aider les soldats des bataillons auxquels ils appartiennent. Le bataillon Aïdar est le plus présent et a stationné à la sortie du métro un stand-camionnette devant lequel des panneaux de photos sont exposés et des souvenirs, toujours aux couleurs du pays, vendus sur une table.

P2110031

Ces collectes d’argent pour les combattants du front rappellent aux Kiéviens et aux touristes de passage que la guerre continue à l’Est. Les combattants revenus de la guerre avec lesquels j’ai eu l’occasion de discuter souffrent souvent d’un sentiment d’incompréhension et d’un profond décalage avec le reste de la population. Selon eux, cette dernière a tendance à oublier, de manière plus ou moins consciente, que le pays est en guerre et vit comme si de rien n’était.

Ces portraits, décorations et restes de barricades présents sur la place de Maïdan témoignent par ailleurs du nouvel ancrage de l’État ukrainien, dont les principales instances sont toutes à proximité, mais rappellent également que les investigations sur les tueries du Maïdan sont toujours en cours et que justice n’a pas été rendue. Mi-février a commencé le jugement de certains ex-« Bekrouts », les membres de la police anti-émeute, mais la volonté politique de s’impliquer et de faire avancer de telles investigations est faible. Certains membres du gouvernement de Ianoukovitch probablement liés aux assassinats occupent en effet toujours des postes de commande dans les administrations.

Le week-end du 20 février, la place Maïdan a accueilli les commémorations des trois journées les plus mortelles de la Révolution. Du 18 au 21 février 2014, quatre-vingt personnes sont mortes sur Maïdan. A cette occasion, une nouvelle exposition de portraits des héros de la Révolution a été installée sur la place.

Lors de ces trois jours, citoyens et militants sont venus se recueillir. La place a été réinvestie par certains de ceux qui l’avaient occupée durant trois mois lors de l’hiver 2013/2014. Autour de la haute colonne de l’Indépendance, les groupes nationalistes d’extrême-droite ont planté des tentes et allumé des feux de bois, redonnant à la place son visage des mois révolutionnaires.

P2210067

Dans des tenues paramilitaires, parfois cagoulés, leurs membres se succèdent à la tribune, délivrant un discours nationaliste, appelant les responsables gouvernementaux à la démission et dénonçant les oligarques. Les citoyens ordinaires restent en retrait de cette commémoration politique, préférant se recueillir en silence devant les portraits de l’« Allée des héros de la Centurie Céleste ».

P2200053 (2)

Tribune au pied de la colonne de Maïdan

 

L’Allée des héros de la Centurie Céleste, 20 février 2016