Mi-décembre, j’embarque dans un train de nuit pour rejoindre une équipe de Vostok-SOS dans l’est de l’Ukraine. Après 16h de train, je descends à la petite gare de Rubihzne, récemment reconstruite après avoir été démolie par les combats, comme en témoigne sa structure de contre-plaqué flambant neuve. Cette gare est l’arrêt le plus commode pour rejoindre Severodonetsk, ville moyenne ayant émergé comme nouveau pôle régional dans le Donbass ukrainien après la perte de Louhansk et Donetsk. C’est là que Vostok-SOS a établi sa base arrière. Une des activités principales de l’association consiste à distribuer des cartons de nourriture, de médicaments ou de vêtements dans les villages les plus proches de la ligne de front et les plus difficiles d’accès. L’équipe de Vostok-SOS en charge de cette aide humanitaire en assure toutes les étapes, de la commande des produits à leur livraison, en passant par l’emballage des cartons.

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Je suis venue les accompagner.

Severodonetsk, ville de « l’arrière »

Carte réalisée par l'Ukraine Crisis Media Center et le gouvernement ukrainien

Carte réalisée par l’Ukraine Crisis Media Center et le gouvernement ukrainien

De Rubihzne à Severodonetsk, se dévoile un paysage de bâtiments délabrés, de petites maisons de bric et de broc et de routes en mauvais état. Des habitants emmitouflés pompent de l’eau dans le puits de leur jardin et, le long de la route, des groupes de personnes attendent un des nombreux maxi-taxis qui parcourent la région.

L’omniprésence militaire est frappante, les uniformes sont visibles à chaque coin de rue, de même que les voitures repeintes en style camouflage, très en vogue parmi les combattants. A Severodonetsk, dans les magasins, les restaurants ou lieux publics, les militaires côtoient les habitants et rappellent à la ville sa nouvelle fonction de base arrière.

De Severodonetsk, plusieurs heures de route sont nécessaires pour rejoindre la ligne de front. Vostok-SOS a déjà parcouru des milliers de kilomètres sur ces routes et est intervenu dans presque tous les villages de la région de Louhansk restés sous contrôle ukrainien. Lors de mon séjour, les voyages se font donc à destination de la région de Donetsk : d’abord dans la « zone grise », espèce de No man’s land entre les républiques autoproclamées et le territoire contrôlé par l’État ukrainien, puis dans trois villages autour de l’aéroport de Donetsk. Dans ces territoires, les positions ne sont pas consolidées et les combats se poursuivent, malgré les accords de cessez-le-feu de Minsk.

Pour chacun de ces voyages sur la ligne de front, l’équipe de Vostok-SOS demande à des militaires de nous escorter. Ces derniers sont bien informés de la situation et, sans leur présence, il serait difficile de franchir les block-posts1 les plus proches de la ligne de front. La première fois, ceux qui nous accompagnent sont des volontaires visiblement encore amateurs : l’un d’eux, après nous avoir fait patienter une trentaine de minutes au passage d’un block-post pour bavarder avec de vieux compagnons d’arme, oubli sa carabine sur le toit de sa voiture. La deuxième fois en revanche, il s’agit d’une unité de professionnels. Leur mission, tirée des recommandations de l’OTAN, est d’assurer les « opérations militaires civiles », davantage dédiées à l’aide aux populations qu’au combat armé.

De block-post en block-post : un paysage redessiné par la présence militaire

La route menant au front est rythmée par les arrêts aux block-posts de l’armée ukrainienne. Ils sont placés à proximité de lieux stratégiques (entrée/sortie de villes, ponts etc.) et doivent permettre de contrôler les allées et venues dans ces régions sensibles. A mesure que nous approchons de la ligne de front, leur nombre augmente. Les militaires y vérifient passeports et cargaisons plus ou moins consciencieusement. Les chauffeurs sont tenus d’annoncer leur itinéraire et la raison de leur déplacement. S‘arrêter aux block-posts est devenu une sorte de routine pour les habitants qui savent comment s’y comporter : pour avancer, attendre le signal d’un militaire, éteindre ses phares à son approche la nuit… L’équipe de Vostok-SOS est aguerrie.

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Alors qu’une file de voitures de quelques kilomètres se dessine à l’approche d’un nouveau point de contrôle, je comprends qu’il ne s’agit pas d’un block-post ordinaire. Avant la « zone grise » qui sépare l’Ukraine des républiques autoproclamées, le pays a mis en place des contrôles douaniers et fiscaux. A la différence de la Moldavie avec la Transnistrie, Kiev n’a pas choisi d‘ignorer cette démarcation qu’elle ne reconnaît pourtant pas. Elle ne ferme pas les yeux sur les entrées et sorties du territoire qu’elle contrôle effectivement. L‘effet d’aubaine que cette situation pourrait susciter pour les trafics est donc limité mais le passage de cette ligne est pénible pour les locaux, qui doivent parfois patienter plus de 24 heures. Les bus et minibus qui font la liaison entre les régions séparatistes et le reste de l’Ukraine sont prioritaires sur les voitures individuelles et échappent ainsi aux kilomètres de queue, mais les passagers attendent tout de même longtemps, souvent debout, le temps que tous les contrôles soient effectués.

Face à cette situation, « Médecins sans frontière » a installé des tentes près des installations douanières. Il est possible de s‘y réchauffer, d‘y boire une tasse de thé ou de se reposer dans les lits mis à disposition. Vostok-SOS y laisse au passage des cartons de provisions préparés la veille.

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Le groupe de militaires qui nous accompagne est d’une grande aide au moment de passer cette frontière. Ils connaissent bien les étapes des contrôles et facilitent la communication avec les autres militaires en charge de les effectuer. Mais, surtout, leur escorte nous permet déchapper à la queue. Avec eux, nous avons comme but Zaytseve et Svitlodars’k.

Dans la « zone grise » de la guerre en Ukraine

La « zone grise » pose des problèmes humanitaires et juridiques importants. L’État ukrainien a une position peu claire quant au statut de ces villages, qui font officiellement partie du pays mais sont dans les faits souvent mis de côté. Lors des élections régionales de novembre 2015 par exemple, beaucoup d‘entre eux n’ont pas été appelés aux urnes. Le sentiment d’être des citoyens de seconde zone croît chez les habitants qui se sentent abandonnés par tous et pris en otage dans le conflit.

Une fois la frontière franchie, les routes sont encore plus désertes que de l’autre côté. Nous nous enfonçons sur un chemin de terre bordé par des petites maisons de briques nous ne croisons personne, hormis les combattants défendant les positions ukrainiennes voisines et quelques habitants allant à pied ou, pour les plus chanceux, en vieille lada. Ici, il n’y a plus de voiture récente, la plupart de ceux qui ont eu le choix ont en effet quitté ces villages, devenant par là-même des « 

« .

Après quelques minutes sur cette route, la voiture des militaires qui nous précède s’arrête et reste au travers de la route. Le chauffeur finit par se garer et nous indique de faire de même : il faut attendre une autre voiture. Nous descendons de nos minibus et discutons, les pieds dans la boue, autour des thermos de thé et des confiseries généreusement mises à disposition par les militaires.

Les renforts ne tardent pas à arriver. De derrière nous vient d’abord un 4×4 surélevé, très agile sur les terrains bossus qui mènent au village. Il en sort un homme d’âge mûr, à l’air grave et affable en même temps. C’est le commandant. Avant de nous donner le feu vert, il tient à contacter les militaires qui défendent les positions autour du village où nous nous rendons. Les dernières informations ne sont pas très bonnes. Après quelques coups de fil, un autre 4×4 surgit, cette fois-ci devant nous, tout aussi dégourdi sur ces montagnes russes. Après quelques plaisanteries pour détendre l’atmosphère, les combattants qui en sortent nous confirment que la voie est libre. Avant que ne reparte notre convoi de quatre voitures, nous échangeons un des passagers de notre minibus contre un combattant pour plus de sécurité.

Sur le chemin, malgré le froid, les militaires roulent fenêtres ouvertes. Je me dis qu’ils sont bien réchauffés et hésite un instant à leur demander de refermer l’habitacle. Je n’ose cependant pas briser le silence de plomb qui règne dans le bus et bien m’en prend : on m’explique plus tard que cela leur permet d’entendre les tirs éventuels dans notre direction.

A flanc de colline, quelques centaines de mètres plus haut, nous apercevons des camions et des tanks. Le malaise s’installe : est-ce une position ukrainienne ou séparatiste ? Sur un ton un peu angoissé, la question est lancée dans le minibus et nous sommes vite rassurés : il s’agit bien d’une position « à nous » (« eta nache »). Nous passons les deux derniers block-posts qui nous séparent du village. Ils ne ressemblent pas aux block-posts bien organisés croisés plus tôt : les militaires sont plus débraillés et les installations portent encore les marques des combats

Nous finissons par arriver à Zaytseve et sommes surpris du nombre d’enfants qui nous attendent. Ils sont une trentaine, venus chercher les cadeaux que les militaires leur ont préparés en ce jour de Saint-Nicolas. Certains d’entre nous disent ne pas comprendre pourquoi les personnes avec des enfants n’ont pas quitté ces villages. Peut-être n’ont-ils pas eu le choix ? Peut-être s’agit t-il d’une forme de résistance ? Une élue d‘un Conseil local rendu caduc par la guerre semble être à l’origine des initiatives faisant venir de l’aide au village afin de continuer à y vivre, tant bien que mal.

La distribution se fait dans une euphorie générale. Même certains des combattants, que je trouvais jusque là plutôt sur leur garde et réservés, s’empressent de dégainer leur smartphone et demandent à ce qu’on les prenne en photo avec les enfants et les « humanitaires » pour partager sur facebook.

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Vostok-SOS apporte quant à elle les médicaments que les habitants ont commandés lors d’un précédent voyage. Nous discutons avec ces villageois pris entre deux feux, dans des terres désolées où ils ne cohabitent plus désormais qu’avec des hommes en armes. Ils nous racontent comment ils parviennent à vivre aussi isolés et ce que cela implique pour leurs enfants. Ces derniers continuent à dormir tout habillés afin de pouvoir se réfugier rapidement dans les sous-sols en cas d’alerte nocturne. Ils ne peuvent par ailleurs plus se rendre à l’école, située du côté séparatiste (voir la vidéo de Rferl sur les enfants de Zaytseve).

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Une fois cadeaux et médicaments distribués, photos et vidéos réalisées, la tension est de nouveau palpable. Les militaires vérifient les alentours et ne tardent pas à nous dire qu’il est temps d’y aller. Les membres de Vostok-SOS et les habitants se font de chaleureux au-revoir et nous remontons dans nos véhicules. Je remarque en partant que deux des militaires étaient restés postés à l’entrée du village.

Tchernobyl sans nucléaire

Nous sortons de ce bourbier et nous engageons rapidement sur une autre route de terre à la limite de l’impraticable tellement les nids de poule ralentissent notre progression. Nous roulons presque une heure. Le long de la route, des habitants, presque exclusivement des retraités, marchent ou pédalent doucement. Je me demande où ils vont sur cette ligne droite qui semble ne mener nulle part… Nous passons devant une centrale et un champs de pylônes électriques puis rejoignons une route goudronnée qui nous conduit à Svitlodars’k, une petite ville industrielle au plan géométrique. Là encore, pas un chat hormis quelques habitants sur la place centrale semblant attendre devant un bâtiment administratif. Je ne peux m’empêcher de penser à la ville de Tchernobyl, tout aussi désertée depuis la catastrophe nucléaire de 1986.

Nous allons directement au centre de soins où nous attend une équipe de femmes. Les cartons de médicaments sont déchargés puis les femmes insistent pour que l’on entre se réchauffer et boire thé et café. Nous le faisons volontiers, sauf les militaires qui restent debout dehors malgré le froid, comme si, à force d’être à l’extérieur, ils n’appartenaient plus aux intérieurs et avaient fini par s’y sentir étrangers. Les femmes, qui jugent cela comme de la timidité, quittent la salle pour les inciter à passer la porte. Ils entrent alors et avalent rapidement leurs breuvages.

En sortant, nous discutons lorsque des coups de feu et des tirs de tanks éclatent non loin de nous. Cela ne surprend que moi et nous continuons un moment à plaisanter devant nos véhicules respectifs.

Il est difficile pour moi de comprendre pourquoi les séparatistes, qui ont déjà amputé le pays de deux de ses grandes villes et d’une région motrice économique du pays, continuent à se battre pour de petits villages. En y pensant, je m’imagine des combattants séparatistes rongés par l’ennui sur leurs positions et usant de leurs fusils pour se divertir et prolonger cet état de guerre, gagne-pain et raison de vivre.

Autour de l’aéroport de Donetsk : l’inhabitable habité

Les villages choisis pour le deuxième voyage se trouvent dans la région de Donetsk, juste derrière l’aéroport qui a été le théâtre de longs et violents combats entre les séparatistes et l’armée ukrainienne. L’aéroport est devenu une sorte de symbole pour les deux parties, refusant de capituler et s’acharnant à se battre pour ce qui n’est désormais plus qu’un tas de ruines minées. Les séparatistes ont finalement réussi à prendre l’aéroport, mais les affrontements n’ont pas pour autant cessé et tous les jours des tirs s’y font entendre.

La coordinatrice locale du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR) nous accompagne dans les trois villages auxquels nous apportons des cartons de provisions. Elle connaît bien les habitants, qui ne sont plus très nombreux, et leur rend souvent visite, maintenant un lien important avec le reste du monde. Les habitants de ces villages vivent en effet sans électricité depuis un an et demi. Le personnel envoyé pour rétablir le courant étant pris pour cible, les réparations sont laissées en suspens. Ainsi, en commençant à distribuer le journal d’information publié par Vostok-SOS sur les régions séparatistes, je rencontre un succès inattendu. Les habitants, coupés de toutes source d’information, sont très demandeurs de nouvelles récentes.

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La coordinatrice a informé les villageois de notre venue et a fixé des points de rendez-vous sur notre route. Le troisième arrêt est le village de Pisky, situé à 1,5 kilomètre de l‘aéroport et dernier village sous contrôle ukrainien. Il est régulièrement sous le feu des tirs séparatistes.

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En plus de Vostok-SOS et de l’HCR, quelques autres organisations se rendent dans cette zone et apportent aux habitants ce qui peut améliorer leur situation. A la nuit tombée, une femme court par exemple chercher une lampe torche en expliquant qu’elle lui a été donnée par l‘ONU, ce qui amuse certains d’entre nous, ce terme sonnant un peu exotique dans la bouche d‘une babouchka. En plus de la lampe torche, cette femme revient les mains chargés de pirojkis, beignets traditionnels, qu’elle offre à chacun d’entre nous, confirmant par là-même à Vostok-SOS que l’aide alimentaire apportée devient moins indispensable. La crise humanitaire, si elle persiste, est moins aiguë et la situation, bien que dans un état déplorable, se stabilise. Il convient désormais pour Vostok-SOS de développer un nouveau mode d’action dans ces régions afin d’intervenir sur des thématiques de fond.

1Expression russe pour « check-point » ou point de contrôle