Ce soir comme tous les vendredis, je sors d’un cours de djembé qui me fait voyager et oublier pendant quelques temps le contexte dans lequel j’évolue. On m’invite à une soirée, j’essaie d’échanger les quelques mots de turcs que j’ai appris.

La rue principale d’Alsancak est rythmée par le flot de jeunes se fourrant dans les bars du quartier le plus vivant d’Izmir. J’attends un autre participant du cours auquel j’ai oublié de dire au revoir et qui doit descendre. Mais parmi la foule, je détecte un couple pas comme les autres.

blog 3 3

La plage d’Altinova est un spot de départ pour les réfugiés. Un lundi soir à 10 heures, 54 réfugiés embarquent sur ces côtes. Ils veulent faire demi-tour. Les passeurs menacent avec une arme le chauffeur qui souhaite faire demi-tour. Il part à nouveau vers Lesbos au milieu des vagues trop hautes.

 

La jeune femme, belle, porte devant elle un tout petit enfant. Il ne doit pas avoir un an. Son compagnon, tout comme elle, porte un sac à dos résumant leur vie d’exil. Sa main droite à elle tient un sac noir, imposant tout en étant léger, qui m’est devenu familier. Sur le dessus du sac, je peux apercevoir les tâches de couleur orange des gilets de sauvetage échangés par milliers quotidiennement dans les rues d’Izmir.

Après un moment d’hésitation, un instinct me pousse à les suivre.

Je suis un peu loin, je le perds de vue jusqu’à les retrouver adossés à la vitrine d’un magasin, près de la station de taxis et de bus. Il est 21h. Un policier fluidifie la circulation à 10 mètres de la petite famille.

Je ne peux pas partir, je ne peux pas prendre mon bus, je reste collée pendant quelques secondes à cette image tout en détachant mon regard d’eux, pensant furtivement à ce qui les attend dans les heures à venir. Le petit me semble trop petit, les jeunes pas assez inquiets, mais je ne veux pas les juger, surtout pas, je ne peux pas me mettre à leur place, je n’ai jamais vécu ça.

Je pense à la météo. Le ciel est clément, mais ne reflète jamais l’état véritable de la mer. Les nuages traversent lentement la pénombre. Il y a du vent au large.

 

La police a laissé le ruban blanc, dernier témoin de leur passage sur les côtes après avoir gardé les corps en attendant les secours.

La police a laissé le ruban blanc, dernier témoin de leur passage sur les côtes après avoir gardé les corps en attendant les secours.

 

Je cherche dans le répertoire de mon téléphone le numéro de l’Alarmphone. S’il y a une chose que je peux faire, c’est leur donner ce numéro d’urgence qu’ils porteront avec eux et pourront composer en cas de détresse en mer.

Dois-je m’immiscer dans leurs trajectoires ? Dois-je continuer à douter du fait qu’ils ont tout fait pour recueillir un maximum d’informations sur les secours potentiels ?
Ou dois-je en appeler à mon sens ‘humanitaire’ et immédiat, et aller vers eux tout simplement guidée par de bons sentiments ?
J’opte pour la dernière solution.

Je me retourne vers eux. Pendant toute cette réflexion, je n’ai pas voulu les regarder à nouveau, ne voulant pas les effrayer et leur faire croire que j’étais en train de contacter quelqu’un par rapport à eux en trifouillant mon téléphone.

Mais ils ne sont plus là.

Mon sang se glace. Je voulais faire quelque chose, et je n’ai rien fait.

Les cherchant du regard, je les trouve au loin en train de monter dans un taxi. Un taxi banal. Deux hommes grands et musclés sont au téléphone, la main sur une portière, organisant, parlant, préparant au départ.

Je n’ose pas approcher. Attention aux passeurs, me dit la voix de mes coordinatrices dans ma tête. Une alarme s’allume dans ma tête. Humanitaire ? Sécurité personnelle ? Y a-t-il vraiment un danger à les approcher et à distribuer un numéro d’urgence ?

Je suis à nouveau figée. Je pense à moi à ce moment-là. Un des passeurs quitte la portière et se dirige vers moi. Il voit que je les regarde.

Personne ne bronchait au passage des jeunes gens dans la rue, alors que tout le monde savait ce qu’ils s’apprêtaient à faire. Des habitudes se créent dans nos visions, même sur les plus grandes tragédies humaines.

blog 3 2

Plage d’Altinova, le lendemain du naufrage.

 

Je suis figée mais personne d’autre ne l’est. Je pense à ces différences de vie, à l’incongruité de la situation. Une population locale et européenne sort un vendredi soir, le cœur de la ville bat sans tressaut, la semaine se termine pour beaucoup. Eux montent dans un taxi et sont désormais entre les mains d’un réseau qui a d’autres priorités que de les garder sains et saufs.

Ils ne savent sûrement pas où ils vont et combien de temps ils attendront sur les côtes, ni sur quelle île ils seront poussés, mais ils cherchent une possibilité d’avenir, et c’est leur dernière chance. Je me fiche de l’objectivité de cette chance et de savoir si vraiment c’est la dernière. C’est leur dernière, c’est ce qu’ils pensent. Et si ce n’est pas le bon soir, alors ils essaieront à nouveau.

Je quitte finalement mon poste, j’en ai assez que le policier tourne autour de moi en faisant de grands gestes destinés aux voitures.

Je me dirige vers l’arrêt et entre dans le bus, accompagnée d’une vague de personnes qui demeurent très floue. Chacun de mes pas est une hésitation.

J’espère que leurs gilets n’étaient pas des faux. Mais je sais bien qu’il n’en existe même pas des faux pour des bébés aussi petits.