Marche matinale quotidienne jusqu'au bureau. Les pêcheurs longent la place et les ferries traversaient d'une rive à l'autre, comme un transport en commun ordinaire.

Marche matinale quotidienne jusqu’au bureau. Les pêcheurs s’alignent le long de la baie et les ferries traversent d’une rive à l’autre, comme un transport en commun ordinaire.

Arrivée à Izmir : famille et élections législatives

Le bus en partance de Sakarya, ville turque proche d’Istanbul, dépassa enfin le sommet de la dernière colline et Izmir apparut, nocturne et puissante. Le nombre de points lumineux, chacun représentant une petite fenêtre et un instant de vie parmi d’autres, augmentait à mesure que nous approchions. J’identifiais la limite de la fourmilière clignotante à l’horizon, au-delà de laquelle une masse noire demeurait : la Mer Egée s’étendait au-delà. Autour de la ville, les collines noires s’imposaient.

Izmir s’est construite le long de la baie, comme une vague terrestre s’étalant sur la côte, effrayante, comme si elle souhaitait plonger dans l’immensité des eaux et mener un combat de géants avec la mer.

J’arrivai dans une famille dans laquelle j’allais vivre pendant cinq jours. J’appris alors que mon langage des signes laissait à désirer. Je n’avais la plupart du temps aucun moyen de communiquer, mais le lien humain passa avant tout et je fus choyée à chaque instant. Découverte de l’excellence culinaire turque et des premiers mots ; « merci » me fut le plus utile.

Bureau de vote de Gaziemir (école primaire) – Atatürk est omniprésent dans Izmir.

Un soir, un des oncles me montre une photo qui le présente en tant que candidat aux élections législatives de novembre. « AK Party » est inscrit, discrètement, en haut à gauche. Je souris, faisant mine d’apprécier le fait qu’il soit affilié au parti d’Erdogan, qui souhaite instaurer un régime présidentiel et renforcer son emprise autoritaire sur la Turquie au mépris des droits de l’homme. Après tout, je suis Européenne et l’Union européenne encourage la politique d’Erdogan, par une stratégie d’acceptation tacite des violations de droits en échange d’une aide apportée aux contrôles des frontières européennes. Je – on – m’identifie alors à des politiques que je réfute. Je sens que je trahis mes idées pour le simple fait de n’avoir pas trouvé de logement et de me conforter dans l’accueil sans ombre de cette famille, que j’apprécie provisoirement. Oups.

Dimanche 1er novembre, les habitants d’Izmir se répartissent dans les différents centres de vote de la ville. J’accompagne mon hôte lorsqu’elle va voter ; un immense drapeau d’Atatürk flotte sur la façade de l’école primaire de son quartier. En rentrant chez elle, son frère est rayonnant, fier : il nous montre sur une photo le tampon qu’il a apposé en dessous du MHP, parti ultra nationaliste d’extrême droite. Je souris, encore…

Sur les écrans de télévision, le soir, les présentateurs s’agitent et les chiffrent ne me disent rien qui vaillent. Je préfère sortir dans les rues. L’AKP est en train de gagner la majorité au Parlement. Sur la petite place de Gaziemir, quartier excentré d’Izmir, un petit groupe danse, entouré de musiciens, brandissant des petits étendards du parti gouvernemental. Je rentre, confuse, troublée de ne pas comprendre tous les enjeux de ce qui est en train de se produire. Les journaux

français font état de heurts dans les zones kurdes ; la Turquie est-elle en train de sombrer dans un cataclysme…?

 

Premier jour au bureau : une mission impossible ?

Le lendemain, je rencontre mes coordinatrices. Piril nous parle de la peur qu’elle vient d’avoir à la vue d’un homme portant ce qui aurait pu être des explosifs sous sa chemise. La mémoire des attentats d’Ankara et des différentes guerres que mène la Turquie est vive. Je sens la paranoïa s’installer, je n’ai pas peur mais devrais peut-être m’inquiéter.

Notre première discussion part dans tous les sens. Travail de l’association, situation en Turquie, politique, ce qui voudrait être fait mais ne peut pas l’être, ce qui pourrait être fait mais ne veut pas être fait pour éviter la compromission. Le travail de terrain est à son point mort, l’assistance juridique auprès des gens qui défilent dans le bureau et appellent depuis les centres de rétention demande trop de temps.

Le travail d’enquête que je suis censée mener va s’avérer difficile, les autres acteurs à interroger se trouvant dans la même situation que l’association qui m’héberge. Les activistes grecs ne pourront pas me répondre ; ils sont débordés par l’arrivée des bateaux depuis la Turquie.

Plusieurs organismes, plus grands, plus forts, soutenus par divers gouvernements, ont entamé des programmes de recherche sur les parcours migratoires entre la Turquie et la Grèce. Les différents acteurs de cette frontière n’auront pas de temps à m’accorder ; les Syriens, Afghans et autres étrangers ne souhaitent plus parler de leurs expériences avec l’entrain qu’ils y mettaient cet été, quand la présence de réfugiés était à son paroxysme – ou, du moins, quand elle était plus visible. Ils ont peur aujourd’hui que parler ne les empêche de tenter une nouvelle fois de prendre la route vers l’Europe.

Je reste dubitative. Qu’attend-on donc de moi ? Que pourrais-je faire de plus que ce qui a déjà été fait et tenté, si ce n’est d’apporter un autre regard politique sur les événements ?

Vue du bureau, le soir. Le président Erdogan a décidé de retarder le changement d’heure d’une semaine pour ne pas « perturber » les élections… Le jour tombait encore tard.

Je me rends compte de mon ignorance sur la situation en Turquie. Un système discriminant et à plusieurs temps à été mis en place : une protection des Syriens par le gouvernement turc, une protection internationale pour les autres. Restent tous ceux qui ne peuvent bénéficier d’aucune protection. Par ailleurs, ces systèmes portent des défaillances qui empêchent même parfois de les appeler ‘système’ tellement la règle est invisible, noyée au milieu de pratiques arbitraires et des mesures d’implémentation divergentes.

Les paroles de mes coordinatrices fluent. Je sens que beaucoup trop d’éléments m’échappent. Des paroles engagées, mais fatalistes. la lutte est encore présente auprès des activistes à qui je m’adresse mais la situation dépasse tous les acteurs impliqués dans les droits et l’assistance aux migrants.

Le tout sera de me faire une place dans cet univers de combat qu’il faut que je m’approprie. La route sera longue.

 

Visite à Basmane

Samedi dernier, je me suis rendue à Basmane, le quartier où résident beaucoup d’étrangers. Je ne fais pas la différence, mais Piril peut me dire que tous les gens que nous voyons ne sont pas turcs. Sur les places publiques de Basmane, les gens boivent du thé et vendent des articles à la sauvette. Certains attendent des distribution de nourriture de la part de l’imam. Le mouvement des petits groupes avec leur sac-à-dos et les points oranges que représentent les gilets de sauvetages vendus un peu partout dénotent, néanmoins.

C’est un beau quartier, agréable, avec des arbres et des rues irrégulières et surprenantes. Des éléments d’histoire préservée, un ciel bleu qui donne un air de balade à cette visite dite ‘de terrain’. Piril et moi nous asseyons à un café. Tout de suite, un jeune homme engage la conversation. Il a 25 ans et repartira bientôt en Syrie où sa famille a besoin de lui. Il a peur, ne veut pas y retourner, mais n’a pas le choix. Quand on lui demande s’il veut rejoindre l’Allemagne, il dit non. Ses yeux brillent quand ils parlent de la Syrie, il emploie les mots « magie », « merveille », « destruction », « quand – retour ? ».

Un autre jeune Syrien vient se joindre à nous. Il se présente instantanément comme un passeur. Il réfute l’idée de quelconques exactions de la part des différentes polices et autorités. « Il sauve son business », m’indique Piril, étonnée tout de même que le jeune se présente tout de suite par son activité, pourtant criminalisée. S’il admettait qu’il y avait un danger à traverser, les gens auraient moins recours à ses services par peur de ce qui pourrait se passer en mer. Ils ont déjà « trop » peur. Et puis, y aurait-il des deals à préserver entre les autorités et les passeurs ? Il nous montre les vidéos d’un canot pneumatique surchargé, où les voyageurs sourient à la petite caméra, un ciel bleu – encore – surplombant l’île grecque en arrière-plan. La tranquillité règne. Les gens arriveront à bon port. Nous lui montrons la vidéo des gardes-côtes turcs utilisant un canon à eau contre une embarcation. Il détourne la tête.

Nous sommes bientôt six personnes entre deux tables à discuter. Nous alternons entre l’anglais, le français, le portugais (un des Syriens est venu vivre en Turquie pour se rapprocher de sa famille après quatre mois passés au Brésil), le turc et l’arabe.

Piril et moi rentrons de cette après-midi en bafouillant des commentaires sur ce que nous venons d’entendre et qui reste encore à décrypter. Oui, la route sera longue.

Discours de l'ancien président Uruguayen Pépé Mujica à Izmir. Ils nous parlaient d'humanité, de bonheur, d'amour, et disaient que les chiens étaient sûrement plus fiables que les hommes. Et sur une question concernant les récentes élections qui avaient eu lieu, il répondit: "je supporte tous les prisonniers politiques du monde, parce que tout le monde devrait avoir le droit de s'exprimer."

Discours de l’ancien président Uruguayen Pépé Mujica à Izmir. Il nous parlait d’humanité, de bonheur, d’amour, et disait que les chiens étaient sûrement plus fiables que les hommes. Et sur une question concernant les récentes élections qui avaient eu lieu, il répondit: « je soutiens tous les prisonniers politiques du monde, parce que tout le monde devrait avoir le droit de s’exprimer et personne ne devrait être enfermé pour cela. »