Les Turcs sur tous les fronts

Contre Assad, contre les Kurdes. Jusqu’ici, le positionnement du président turc Recep Tayyip Erdogan n’a jamais été équivoque : les frappes turques contre l’État islamique visent avant tout à destituer le régime de Bachar el-Assad. Mais alors que les Européens et les Américains se concentrent sur la menace représentée par Daesh, les positions du gouvernement turc à ce sujet n’ont pas toujours été claires. Quand on met les Kurdes et les combattants de l’État islamique sous la même bannière du terrorisme, la tentation est grande de ne pas se positionner frontalement contre les nouveaux arrivants, eux-mêmes en lutte contre les ennemis de toujours. Les Kurdes, qui se battaient seuls contre l’État islamique à Kobané, ont pu pâtir de l’indifférence affichée du président turc, non mécontent de voir deux ennemis s’entre-tuer, sans lever la main pour faire pencher la balance en faveur des Kurdes.

Résultat attendu : les tensions entre les Kurdes et le gouvernement d’Erdogan ont amené à la rupture du cessez-le-feu entre l’armée turque et le PKK (le Parti des Travailleurs du Kurdistan) en juillet dernier. Le processus de paix est bel et bien enrayé et les raids se multiplient contre les combattants kurdes dans l’est du pays, alors que ceux-ci répliquent dans des attentats contre l’armée. L’autoritarisme du gouvernement, dont la critique a éclaté lors des événements de Gezi et s’est renforcée depuis la recrudescence des attaques contre les kurdes, se traduit peu à peu en une crise politique qui monte les différentes opinions les unes contre les autres, parfois dans la violence. En septembre dernier, de nombreux locaux du parti pro-kurde HDP ont notamment été attaqués dans tout le pays.

En juin 2015, pour la première fois en treize ans de pouvoir, l’AKP (parti de la justice et du développement, considéré comme conservateur) a perdu la majorité absolue au Parlement. Depuis, Erdogan peine à former un gouvernement de coalition. D’ailleurs, deux ministres du parti pro-kurde HDP viennent de démissionner, refusant la tournure que prennent les positions contre les Kurdes. Usant du prétexte de l’urgence pour la sécurité nationale, Erdogan a anticipé des élections législatives au 1er novembre, espérant trouver, cette fois, un soutien plus grand de la part de la population. Ce soutien pourrait lui permettre, en autre, de réviser la Constitution pour s’arroger plus de pouvoirs par l’instauration d’un régime présidentiel. Cependant, les sondages ne l’annoncent pas vainqueur cette fois non plus. Dans ce cas, Erdogan acceptera-t-il le résultat des urnes ?

 

Entre la Syrie et l’Union européenne : la question migratoire en Turquie

Critiquant eux aussi la dérive autoritaire du président Erdogan, la Commission européenne voit néanmoins en lui un allié majeur dans la lutte contre l’État islamique et un partenaire clé pour le contrôle de ses propres frontières.

Depuis l’éclatement de la guerre en Syrie en 2011, la Turquie a manifesté un volontarisme politique en faveur de l’accueil de réfugiés syriens. Selon le HCR, la Turquie accueille plus de 2 millions de réfugiés syriens sur son territoire, dont 15 % sont pris en charge dans des camps. Mais les législations nationales doivent s’adapter aux nouveaux contextes : historiquement pays d’émigration, La Turquie a adopté en avril 2013 les premières mesures contre les refoulements des Syriens. Un an après, elle votait la première loi sur les étrangers et les protections internationales qui prévoit aujourd’hui trois statuts différents pour les demandeurs d’asile, repousse la détention administrative en tant que mesure de dernier recours et adopte le principe de non-refoulement.

Si les positionnements politiques de la Turquie avaient enrayé les négociations autour de l’adhésion à l’Union européenne débutées en 2005, les nouveaux contextes géopolitiques et migratoires ont ravivé le dialogue. L’afflux des migrants en Europe, fortement médiatisé depuis le début de l’année, couplé à la « crise humanitaire » que représentent les naufrages en mer, pousse l’Union européenne à négocier avec la Turquie pour le contrôle de ses frontières.

Pour l’instant, les incitations européennes ne semblent pas suffire à Erdogan, qui a récemment refusé l’installation de « hotspots » (ou centres d’accueil pour les migrants sur son territoire) ce qui aurait pu faciliter l’enregistrement – et par là le tri – des migrants avant leur entrée dans l’Union européenne. Mais le processus de coopération n’en est pas moins amorcé : les négociations sur le nouveau plan d’action des dirigeants européens, s’il était adopté à la mi-octobre, verraient la mise en place de patrouilles conjointes entre la Grèce et la Turquie et le renvoi automatique des personnes interceptées dans l’est de la Mer Egée sur les côtes turques. Il est prévu également la création de six camps supplémentaires. La Turquie, qui a longtemps taclé l’Europe d’égoïsme quant à la question migratoire, va-t-elle se conformer aux exigences de l’Union européen en matière de contrôle des frontières ?

 

La société civile en réseau et la lutte pour les droits des personnes en mouvement

Mis en place en 2005, le réseau Migreurop regroupe des chercheurs et des militants travaillant sur le contrôle des frontières extérieures de l’Union européenne, engagés contre l’enfermement des migrants, les violations de leurs droits et la libre circulation des personnes. Dans le cadre d’un partenariat avec Watch the Med, réseau dont les membres observent les naufrages en Méditerranée et le comportements des autorités européennes et des pays frontaliers en mer, Migreurop s’intéresse à la situation des migrants dans la mer Egée. Au regard des nouveaux contextes de négociations entre la Turquie et l’Union européenne et des nouvelles législations turques, il considère comme important l’évolution du parcours des migrants et ses conséquences en termes d’accès aux droits.

C’est dans son cadre que se renforce le partenariat entre Migreurop, Watch the Med et l’association Mülteci-Der basée à Izmir. Cette dernière fournit une assistance aux personnes réfugiées, demandeurs d’asile et migrants en Turquie, et lutte pour le respect de leurs droits au niveau local et international. La mission mise en place de septembre 2015 à avril 2016, à travers l’association Echanges et Partenariats, vise à renforcer les liens et le partage des informations entre les acteurs de la société civile engagés dans la thématique migratoire pour appuyer leurs revendications communes, à savoir : la fin de l’enfermement des étrangers et des politiques migratoires restrictives. Les activités s’axeront principalement sur les droits des migrants en mer, mais aussi sur les conséquences de la construction de murs aux frontières entre la Turquie et la Grèce d’une part, et entre la Turquie et la Bulgarie d’autre part, notamment en terme de contrôles policiers et d’enfermement.