Décrypter les enjeux de la COP 21 pour les Tunisiens (2)

Sans surprise, à ce stade des négociations, il semble que l’objectif ne sera pas atteint, sauf miracle. Pire, la COP21 sera l’occasion de promouvoir davantage de « fausses solutions » (marchés carbone, grands projets énergétiques qui bafouent les droit des peuples, etc.) De plus, les revendications de justice climatique, qui demandent que ceux qui ont émis le plus de Gaz à Effet de Serre – et sont donc le plus responsables du changement climatique -, paient pour que ceux qui y ont le moins contribué et qui sont paradoxalement les plus touchés puissent s’adapter, ne sont pas portées au sein des instances officielles. Certains mouvements qui participeront à la mobilisation internationale de masse en parallèle de la COP21 tenteront de les faire entendre.

Le premier article, centré sur la Tunisie, montrait le lien étroit entre changement climatique et inégalités et posait le problème du traitement de ces enjeux par les institutions néolibérales. J’aimerais maintenant présenter un aperçu du processus des COP, où l’on voit que les solutions mises en avant par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques ne sortent pas non plus du cadre néolibéral, sont inefficaces (voire nocives) pour traiter le problème du changement climatique et maintiennent des rapports de force géopolitiques qui sont foncièrement injustes.

 

2 – Les COP, un processus de financiarisation de la nature, inefficace et injuste

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Les COP sont le rendez vous annuel de la Convention Cadre des Nations Unies sur le Changement Climatique

 

20 ans de COP, +60% d’émissions de Gaz à Effet de Serre

C’est lors du Sommet de la Terre à Rio de Janeiro au Brésil en 1992 que la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) a été lancée pour trouver des solutions au problème du changement climatique. Depuis 20 ans, les pays signataires se réunissent à l’occasion d’un rassemblement annuel : la COP (Conférence des Parties). En 2015, on en recense 195.

La première COP a eu lieu à Berlin en 1995. Depuis, les COP se sont écoulées, certaines plus marquantes que les autres. La COP 3 à Kyoto en 1997 a donné lieu au protocole du même nom. La COP 15 à Copenhague devait être le « sommet de la dernière chance » (comme celle de Paris en décembre prochain) mais elle s’est soldée par un échec, les Etats ne parvenant pas à adopter un accord contraignant. Lors de la COP 19 à Varsovie, la plupart des ONG ont claqué la porte, après que le gouvernement polonais, très influencé par les industriels du secteur, ait mentionné dans les solutions au changement climatique le « charbon propre », et que des pays comme l’Australie et le Japon aient rechigné à prendre au sérieux les négociations climatiques.

Members of NGOs walk out of United Nations Climate Change Conference COP 19 in Warsaw on November 21, 2013. They protested as they claim were 'on track to deliver virtually nothing'    AFP PHOTO / JANEK SKARZYNSKI

Les ONG quittent la COP 19 de 2013 à Varsovie. AFP PHOTO / JANEK SKARZYNSKI

Cela fait 20 ans que les Etats se rassemblent et pourtant, les émissions mondiales de gaz à effet de serre n’ont jamais été aussi élevées. On note même une hausse de 60% par rapport à 1990 ! [1]

Les émissions de gaz à effet de serre, passées et présentes, entraînent une élévation globale de la température et une augmentation de la fréquence des phénomènes extrêmes (tornades, sécheresses, inondations…), qui ne sont pas répartis de façon homogène sur le globe et qui ne touchent pas les populations de la même manière. Les populations en première ligne sont souvent celles qui ont le moins les moyens de s’adapter, qu’elles se trouvent dans les pays Nords (comme les communautés noires de la Nouvelle Orléans lors de l’ouragan Katrina [2]) ou, surtout, dans les pays Suds, qui peinent à peser dans les négociations climatiques des COP. C’est le cas du Bangladesh ou du Soudan, qui figurent à la fois parmi les pays les plus menacés et les plus pauvres du monde. En Tunisie aussi, de larges parts de la population sont menacées, en raison des perspectives de manque d’accès à l’eau et aux ressources alimentaires.

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Le stress hydrique, une conséquence du changement climatique qui ne touche pas tout le monde de la même manière

 

Zoom sur le protocole de Kyoto

Le protocole de Kyoto devait imposer à certains états dits de l’Annexe 1 (les plus « développés » en 1990) de diminuer leurs émissions par rapport au niveau de 1990, avec la possibilité de recourir à des mécanismes « de flexibilité » en plus des stratégies nationales de réduction des émissions. L’entrée en vigueur du protocole dépendait de certaines conditions liées à la ratification des pays [3] : elle s’est produite seulement en 2005… Et n’a concerné que la période 2008-2012, après quoi les pays développés ont refusé de poursuivre leurs engagements, prétextant qu’ils n’étaient plus les plus responsables des émissions : la Chine, par exemple, émet aujourd’hui plus de Gaz à Effet de Serre que les États-Unis. Mais il faudrait souligner que la Chine compte quatre fois plus d’habitants et qu’elle s’est transformée en usine du monde.

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La carte de participation au protocole de Kyoto, version 2010. En vert, les États qui ont ratifié le protocole (et en vert foncé ceux qui ont des engagements à tenir). En orange, les pays signataires refusant de le ratifier. En rouge, le Canada qui s’est retiré du protocole. En gris, les pays n’ayant pas encore signé.

 

Parmi les mécanismes de flexibilité mis en place par les États de l’Annexe 1, les États « développés » (ou groupes d’États, pour le cas de l’Union Européenne), qui ont ratifié le protocole de Kyoto figurent :

  • le mécanisme des permis négociables, c’est-à-dire un système de marché de permis d’émission entre les pays de l’Annexe 1. Chaque État se voit attribuer un plafond d’émissions à ne pas dépasser et un nombre de permis d’émission correspondant. Si un État émet moins que le plafond qui lui a été donné, il peut vendre des permis d’émissions (aussi appelés « droits à polluer ») à un autre État qui a dépassé le plafond. Le prochain article traitera des effets pervers des marchés carbone instaurés dans le cadre du protocole de Kyoto.marchés quotas carbone
  • le mécanisme de développement propre, qui permet aux entreprises des pays de l’Annexe 1 d’investir pour des technologies « propres » dans les pays « en voie de développement » et en retirer les profits correspondant à la valeur financière des réductions d’émissions qui en résultent, ou compenser les émissions qu’elle a engendré.

 

  • la mise en œuvre conjointe : pour tenir leurs engagements, les pays de l’Annexe 1 peuvent financer des projets d’atténuation du réchauffement dans d’autres pays de l’Annexe 1.

 

Or, la plupart des projets de compensation dans le cadre de la Mise en Œuvre Conjointe ne représentent pas de réelles réductions d’émissions. Et même la Banque Mondiale admet que le mécanisme de développement propre a entraîné des « effets pervers ». Au lieu de permettre des réductions d’émission, ces systèmes de compensation ont eu l’effet inverse. [4]

 

Les COP dominées par les intérêts des pollueurs

Quand on a une idée de la façon dont les négociations se tiennent à l’intérieur de la COP et lors des réunions préalables [5], il n’est pas étonnant que les efforts pour enrayer le changement du climat ou pour garantir la justice climatique soient largement insuffisants.

Les pays développés, dont la puissance repose largement sur les énergies fossiles, ne négocient pas à armes égales avec le reste du monde. Ils mobilisent de larges délégations quand certains pays ne peuvent dépêcher qu’un ou deux représentants. Ce qui pose problème quand des dizaines de réunions se tiennent en parallèle lors de la COP. En outre, certaines décisions se prennent de façon informelle, en dehors des discussions officielles, et les pays les moins émetteurs et les plus vulnérables ne sont pas conviés. Il y a aussi des facteurs plus insidieux, comme des manques de traduction qui empêchent ceux qui maîtrisent un peu moins bien la langue anglaise de saisir toutes les subtilités des discussions. Plus grave, des actes de corruption et de menaces des pays riches envers des représentants des pays moins influents ont également été rapportés. [6]

 

Depuis les premières COP, les lobbies du secteur privé ont resserré leur emprise sur les négociations et peu à peu, l’idée de régulation, d’engagements juridiquement contraignants a laissé place à des solutions de marché, des fausses solutions. Officiellement, les entreprises ne siègent pas à la table des négociations (tout comme les organisations de la société civile…) : elles ne sont qu’ «observatrices ». Mais le secteur privé organise des événements parallèles qui influencent les négociations des États.

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Le Sommet « Business & Climate » s’est tenu lieu en mai, en amont de la COP 21. Les entreprises y ont discuté des modalités du prix du carbone. Le changement climatique est « une opportunité de croissance », selon le PDG de Saint-Gobain

 

Le Fonds vert pour le climat, une mascarade de justice climatique

La création du Fonds vert pour le climat a été décidée lors de la COP 16 de Cancún. Il est dirigé par la tunisienne Héla Cheikhrouhou. Il doit assurer des transferts financiers vers les pays les plus vulnérables à la hauteur de 100 milliards de dollars par an à partir de 2020, ce qui pourrait, a priori, aller dans le sens de plus de justice climatique. Mais il devient de plus en plus clair que ce fonds va surtout profiter au secteur privé. Les sommes se dirigent vers les grandes entreprises et les institutions financières (comme l’Africa Finance Corporation, institution financière multilatérale spécialisée dans le financement des infrastructures) plutôt que vers les Petites et Moyennes Entreprises et le secteur informel.[7]

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Héla Cheikhrouhou, Tunisienne, à la tête du Fonds Vert pour le Climat. Fille d’ingénieur pétrolier, études de finance à l’IHEC Tunis et HEC Montréal, carrière à Citibank, à la Banque Mondiale puis à la Banque Africaine de Développement.[8]

En outre, les pays « développés » voudraient que le Fonds vert serve à financer les efforts d’atténuation plus que l’adaptation et qu’il ne soit pas dirigé uniquement par les pays bénéficiaires, pour continuer à servir leurs propres intérêts.[9] A l’heure actuelle, de toute façon, les sommes levées pour le fonds sont largement insuffisantes. En somme, le Fonds vert pour le climat ne va sûrement pas bénéficier aux populations les plus touchées par le changement climatique !

 

La COP 21 à Paris en décembre 2015, échec annoncé

L’emprise du secteur privé sur les négociations des COP se retrouve dans la liste des sponsors de la COP 21, des grandes entreprises polluantes. Le secrétaire général de la COP 21, Pierre-Henri Guignard, a beau dire que « La participation à la COP 21 est un gage de conduite exemplaire », Engie, EDF, Renault Nissan, BNP Paribas, Air France, Ikea et les autres alimentent en fait un modèle de société basé sur les énergies fossiles, la surexploitation des ressources naturelles, le néocolonialisme et les inégalités sociales. [10]

 

La COP 21 se tiendra au Bourget en région parisienne du 30 novembre au 11 décembre prochain. Cette conférence est présentée comme un temps fort dans la lutte contre le changement climatique, avec l’objectif de parvenir à un accord contraignant pour limiter à 2°C le réchauffement climatique par rapport à l’ère préindustrielle (1850). Mais les contributions nationales (propositions de plans de transition énergétique que chaque pays doit fournir avant la COP) déjà livrées par les pays les plus pollueurs (Etats-Unis, Chine, Union Européenne, Australie, Canada…) ne sont pas à la hauteur de cette ambition. « A ce stade, confirme un négociateur, on risque d’aller vers les 3,6 °C. » [11]

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« Follow the leaders », une installation miniature d’Isaac Cordal, Berlin, 2011

 

« La financiarisation et la guerre : ce sont les deux solutions que le capitalisme, depuis qu’il existe, applique aux situations de crise qu’il traverse et à l’aggravation des inégalités qu’elles engendrent. », écrit Razmig Keucheyan dans La nature est un champ de bataille. Jusque là, les COP se sont concentrées sur la première solution pour résoudre la crise climatique : élaborer de nouveaux produits financiers liés au climat. Mais les émissions de gaz à effet de serre continuent d’augmenter et les inégalités se creusent entre les populations vulnérables et ceux qui peuvent faire face aux dérèglements du climat. L’eau va manquer, le prix des denrées alimentaires va augmenter. Dans ce contexte, il est probable qu’on voit la deuxième solution, la guerre, se déployer dans certaines régions du monde.[12]

 


[1] Max-Planck Gesellschaft, Global carbon dioxide emissions reach new record high, 2012, http://www.mpg.de/6678112/carbon-dioxide-climate-change

[2] voir le chapitre « L’ouragan Katrina comme « métaphore » du racisme environnemental », dans l’ouvrage de Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, 2013, Zones

[3] Les États-Unis ne l’ont jamais ratifié. Le gouvernement tunisien se vante de l’avoir ratifié, mais les engagements de réduction de gaz à effet de serre ne concernaient pas le pays, qui ne figure pas dans l’Annexe 1.

[4] voir Lemonde.fr, Une faille du protocole de Kyoto a aggravé le réchauffement climatique, 27/08/2015, http://www.lemonde.fr/climat/article/2015/08/27/comment-une-faille-du-protocole-de-kyoto-a-aggrave-le-rechauffement-climatique_4738299_1652612.html

[5] les États se réunissent plusieurs fois durant l’année, avant les deux semaines de la COP, qui ne servent qu’à finaliser le processus des négociations.

[6] voir la publication de Global Justice Now :  COP out – Why Paris won’t deliver and what we need instead, mai 2015,

[7] lire la publication de Friends of the Earth : Pro-poor Climate Finance: Is There a Role for Private Finance in the Green Climate Fund?, 2013, http://www.foe.org/news/archives/2013-04-pro-poor-climate-finance-is-there-a-role-for-private

[8] http://www.leaders.com.tn/article/12026-hela-cheikhrouhou-le-defi-de-lancer-le-fonds-vert-pour-le-climat

[10] Lire la chronique de Bastien Beaufort, Top 5 des sponsors les plus foutage de gueule de la COP 21, 2015, http://www.streetpress.com/sujet/1436347424-chronique-bastien-beaufort-sponsors-cop-21#

[11] Leparisien.fr, Coulisses de la COP 21 : Pour quelques degrés de plus…, 07/08/2015, http://www.leparisien.fr/environnement/coulisses-de-la-cop-21-pour-quelques-degres-de-plus-07-08-2015-5001649.php

[12] Toute une section du livre La nature est un champ de bataille de Razmig Keucheyan est consacrée aux guerres vertes, http://www.editions-zones.fr/spip.php?page=lyberplayer&id_article=182

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