En décembre prochain, un grand sommet pour le climat, la COP21, va se tenir à Paris. L’objectif annoncé est de parvenir à un accord contraignant qui permette de limiter le réchauffement climatique à 2°C » en moyenne par rapport à l’ère pré-industrielle, seuil au-delà duquel l’impact du réchauffement serait (vraiment) dramatique et irréversible.

Sans surprise, à ce stade des négociations, il semble que l’objectif ne sera pas atteint, sauf miracle. Pire, la COP21 sera l’occasion de promouvoir davantage de « fausses solutions » (marchés carbone, grands projets énergétiques qui bafouent les droit des peuples, etc.) De plus, les revendications de justice climatique, qui demandent que ceux qui ont émis le plus de Gaz à Effet de Serre – et sont donc le plus responsables du changement climatique -, paient pour que ceux qui y ont le moins contribué et qui sont paradoxalement les plus touchés puissent s’adapter, ne sont pas portées au sein des instances officielles. Certains mouvements qui participeront à la mobilisation internationale de masse en parallèle de la COP21 tenteront de les faire entendre.

Dans les prochains articles, j’essaierai de contribuer à décrypter tous ces enjeux pour le cas de la Tunisie et les Tunisiens.

1 – En Tunisie, le changement climatique va amplifier les inégalités

Les effets du changement climatique sont déjà visibles en Tunisie. Vague après vague, la Méditerranée grignote la côte au Nord du pays. Grain après grain, le sable franchit les palissades de palmiers qui protègent les oasis de l’avancée du désert au Sud. L’été est plus chaud, les pluies se font attendre plus longtemps. Les réserves d’eau s’amenuisent. Le sel s’accumule dans le sol et fait jaunir les cultures.

 

Le pronostic

Ça n’ira pas mieux demain, au contraire. Les études sur l’évolution du climat en Tunisie mettent en évidence une élévation de la température moyenne annuelle et une baisse des précipitations, dont l’ampleur varie suivant les modèles scientifiques choisis et les scénarios d’émissions futures de gaz à effet de serre dans le monde.

Les résultats obtenus à partir du modèle britannique HadCM3 (dont les projections se sont révélées fiables pour la période 2001-2005), et suivant le scénario A2 [1] défini par le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) dans son rapport intitulé Special Report on Emissions Scenarios (SRES), donnent les projections suivantes pour les horizons 2020 et 2050 par rapport à la période de référence 1961-1990 [2].

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Élévations des températures (°C) moyennes annuelles du modèle HadCM3 (scénario A2) par rapport à la période de référence à l’horizon 2020 (gauche) et à l’horizon 2050 (droite)

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Baisses (%) des précipitations moyennes annuelles du modèle HadCM3 (scénario A2) par rapport à la période de référence à l’horizon 2020 (gauche) et à l’horizon 2050 (droite)

Notons que ces phénomènes se font plus durement ressentir dans les régions intérieures et du Sud du pays (Presque +3°C et -30% de précipitations dans le Sud en 2050 !), celles qui sont déjà les plus marginalisées. Le changement climatique amplifie les inégalités existantes.

 

Des documents issus de diverses institutions tentent de décrypter les implications sur l’économie et la société tunisiennes. Un rapport de la Banque mondiale, Tunisia in a Changing Climate – Assessment and Actions for Increased Resilience and Development [3], alerte sur le fait que le changement climatique menace la sécurité alimentaire en Tunisie : d’une part les prix des denrées alimentaires à l’échelle mondiale vont augmenter et se répercuter durement sur le marché national puisque la Tunisie importe beaucoup de ses denrées alimentaires, et d’autre part les rendements des récoltes vont baisser. Cela va entraîner un appauvrissement des ménages, touchant surtout les ménages les plus démunis. Le rapport ajoute que cela va entraîner des migrations et de « l’agitation sociale ».

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Une vidéo de la GIZ (Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit) [4] évoque elle aussi la menace de crise agricole en Tunisie, et l’apparition de nouvelles maladies favorisée par la prolifération annoncée des moustiques. Dans cette vidéo, la GIZ ne se contente pas d’alerter sur les impacts dramatiques du changement climatique. Elle tient aussi à nous instruire sur une bonne stratégie d’adaptation, même si celle-ci s’annonce plus difficile à faire accepter par la population (!) (tiens mais d’ailleurs pourquoi ?)

La Tunisie pourrait adopter une approche « anticipative » planifiée d’atténuation des risques climatiques et non pas une attitude réactive qui consiste à traiter ex post les impacts du changement climatique.

[… ] Les décisions réactives bien que plus faciles à prendre et à faire accepter par la population sont en général beaucoup plus coûteuses et moins efficaces qu’une politique « anticipative » bien planifiée en concordance avec les politiques de développement. Il nous faut aussi s’adapter. Les constats de vulnérabilité de l’agriculture des ressources en eau des écosystèmes et bien d’autres secteurs, comme le tourisme et les infrastructures, aux changement climatiques montrent le besoin important d’adaptation afin d’anticiper les risques identifiés. En effet le niveau d’impact et les enjeux sont tels qu’ils nécessitent de disposer de grandes capacités d’adaptation si la Tunisie veut poursuivre de façon pérenne sa politique de développement et ce en dépit des traditions et des pratiques acquises au cours des dernières décennies.

Rassurons-nous (?), le gouvernement tunisien suit les préconisations de la GIZ, qui l’aide étroitement à rédiger sa stratégie nationale sur le changement climatique… [5]

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Image tirée de la vidéo de la GIZ sur le changement climatique en Tunisie

 

Le problème avec les conseils des institutions néolibérales

Hamza Hamouchene et Mika Minio, deux activistes du mouvement pour la justice climatique en Afrique du Nord, font remarquer que la production de littérature sur le changement climatique en Afrique du Nord, notamment celle qui est publiée en arabe, est dominée par les institutions néolibérales [6] : Banque Mondiale, GIZ (Gesellschaft für Internationale Zusammenarbeit) et institutions de l’Union Européenne [7]. Pourquoi ces institutions se préoccupent-elles autant du changement climatique ? Peut-être parce que le changement climatique menace la croissance et il peut amener plus d’instabilité dans cette région du monde (ce qui à son tour menace la croissance)…

Les solutions suggérées par ces institutions se situent dans le cadre néolibéral et technicien. La banque mondiale envisage par exemple de promouvoir la coopération dans la recherche sur les biotechnologies, qui « offrent des perspectives de croissance pour le développement technologique tunisien lié au changement climatique, de la même façon que les efforts en court pour faire face à la pénurie d’eau à l’aide de la technologie de désalinisation. » [8]

Notant que des ressources financières seront nécessaires pour faire face au changement climatique, la banque mondiale propose également de créer des mécanismes de taxation innovants comme les Paiements pour les Services Ecosystémiques (PSE) qui pourraient permettre de «améliorer les conditions de vie en milieu rural et les rendements agricoles, maintenir et améliorer des services écosystémiques comme les précipitations et la biodiversité et développer des partenariats durables avec le secteur privé ». [9]

En effet, le recours aux Paiements de Services Écosystémiques se retrouve dans la stratégie nationale sur le changement climatique du ministère de l’environnement et de la GIZ, tout comme une réforme de la tarification de l’eau. Selon la loi de l’offre (ou plutôt de la rareté) et de la demande, faire payer l’eau plus cher inciterait à faire des économies et serait un moyen de la préserver. On peut comprendre ce raisonnement. Sauf que de nombreuses familles n’ont pas accès à l’eau. De nombreuses familles ne peuvent pas payer les factures. Si l’eau est plus chère, les riches (qui sont toujours plus riches) pourront toujours remplir leurs piscines. Mais les pauvres ne pourront plus satisfaire leurs besoins essentiels en eau. Dans ce contexte, on peut imaginer en effet que ce genre de décisions soient difficiles à faire accepter par la population (non parce qu’elles sont « anticipatives », mais parce qu’elles sont tout simplement injustes)…

 

Climat et inégalités

Hamza Hamouchene et Mika Minio soulignent que l’analyse du changement climatique faite par ces institutions n’inclut pas les questions liées aux classes, à la justice, au pouvoir ou à l’histoire coloniale. [10] Le colonialisme (et le néocolonialisme), en imposant un modèle de développement basé sur le consumérisme et l’exploitation intensive des ressources naturelles, est largement responsable du changement climatique en cours.

La vision du futur promue par ces institutions s’inscrit dans la recherche du profit et d’une marchandisation accrue, et ne concorde manifestement pas avec les besoins des populations qui seront – et sont déjà – les plus touchées en Afrique du Nord : «  les petits paysans du delta du Nil, les pêcheurs de Djerba, les habitants d’In Salah, les gens qui vivent dans les bidonvilles de Tunis, du Caire, et d’Alger. » Ce sont aussi ces populations qui sont écartées du pouvoir.

Publication en langue arabe de Hamza Hamouchene et Mika Minio sur la justice climatique en Afrique du Nord

Publication en langue arabe de Hamza Hamouchene et Mika Minio sur la justice climatique en Afrique du Nord

Le changement climatique aggrave aussi les inégalités de genre, puisque ce sont les femmes qui portent le poids de son impact sur leurs épaules, comme l’explique Leila Rajhi :

la dégradation du climat discrimine spécifiquement les femmes, surtout dans les zones rurales et pauvres. Comme les femmes sont responsables de l’eau et du bois, si le climat devient plus sec, leur charge de travail va augmenter au détriment de leurs propres activités. [11]

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Leila Rajhi (à droite) à l’atelier genre et changement climatique du Forum Social Mondial 2015 à Tunis

 

Plutôt que d’étendre la sphère de ce qui peut être marchandé et permettre au système qui a engendré le changement climatique et les inégalités de perdurer, une stratégie d’adaptation au changement climatique devrait garantir la souveraineté alimentaire [12] et l’accès de tous aux ressources de base, notamment l’eau.

 

Autres articles à suivre

 


 

[1] Le scénario A2 correspond à une vision d’un monde hétérogène et fragmenté dont le moteur est le développement économique. Ce scénario fait partie des«  deux scénarios moyens les plus probables » selon le rapport conjoint du gouvernement tunisien et de la GIZ sur la « Stratégie nationale d’adaptation de l’agriculture tunisienne et des écosystèmes aux changements climatiques »

[2] République Tunisienne – Ministère de l’agriculture et des ressources hydrauliques & GTZ – Coopération technique allemande, Stratégie nationale d’adaptation de l’agriculture tunisienne et des écosystèmes aux changements, Janvier 2007, http://www.abhatoo.net.ma/maalama-textuelle/developpement-economique-et-social/developpement-economique/agriculture/politique-agricole/strategie-nationale-d-adaptation-de-l-agriculture-tunisienne-et-des-ecosystemes-aux-changements-climatiques

[3] Verner, Dorte. 2013. Tunisia in a Changing Climate: Assessment and Actions for Increased Resilience and Development. Washington, DC: World Bank. doi:10.1596/978-0-8213-9857-9 License: Creative Commons Attribution CC BY 3.0 http://elibrary.worldbank.org/doi/abs/10.1596/978-0-8213-9857-9

[4] Film documentaire produit par le ministre tunisien des infrastructures et de l’environnement avec le soutien de la GIZ (Projets BMZ et ICI-BMU) https://www.youtube.com/watch?v=LPwIbhTerxg

[5] GIZ-Ministère tunisien du Développement Durable, Stratégie Nationale sur le Changement Climatique – Rapport de la stratégie, rapport final, Octobre 2012 « Ainsi, avec l’appui la coopération technique allemande (GTZ) dans le cadre du projet relatif à la mise en œuvre de la convention cadre des Nations Unies sur le changement climatique (Projet CCC/GIZ), le Ministère de l’Environnement Tunisien a lancé le présent travail pour l’élaboration d’une Stratégie Nationale sur le Changement Climatique (SNCC). »

[6] Hamza Hamouchene and Mika Minio-Paluello, New Texts Out Now: Hamza Hamouchene and Mika Minio-Paluello, The Coming Revolution in North Africa: The Struggle for Climate Justice, Jadaliyya, 10 juin 2015, http://www.jadaliyya.com/pages/index/21803/new-texts-out-now_hamza-hamouchene-and-mika-minio-n

[7] Par exemple, Banque Européenne d’Investissement (BEI), Etude sur le changement climatique et énergie en Mediterranée, 2008,

[8] Verner, Dorte. 2013. Tunisia in a Changing Climate: Assessment and Actions for Increased Resilience and Development

[9] Ibid.

[10] Hamza Hamouchene and Mika Minio-Paluello, 2015, New Texts Out Now: Hamza Hamouchene and Mika Minio-Paluello, The Coming Revolution in North Africa: The Struggle for Climate Justice

[11] Leila Rajhi, Le changement climatique doit être repensé au prisme du genre, Atelier Genre et changement climatique (FSM 2015, Tunis), Genre en action, http://www.genreenaction.net/Genre-et-changement-climatique-FSM-2015-Tunis.html

[12] Si cela vous intéresse, un Forum Tunisien pour la Souveraineté Alimentaire est en train de se constituer : https://habibayeb.wordpress.com/2015/08/15/forum-tunisien-pour-la-souverainete-alimentaire-premier-texte/?fb_action_ids=10153554704615645&fb_action_types=news.publishes et https://www.facebook.com/groups/963226983739492/?fref=ts