II. Pérégrinations Tunisoises

A Lisbonne, j’avais profité d’un après-midi pluvieux pour lire l’ INTÉGRALITÉ (trois heures de lecture intensive pour des dizaines de milliers de débats…au bas mot !) de la programmation officielle du FSM 2015. Les débats, extrêmement divers, portent sur : l’environnement, les réformes agraires, les violations des droits de l’Homme, le non-respect de la justice sociale, les droits des femmes, des travailleurs précaires, les accords économiques globalisés, les conflits internationaux, les migrations, l’accaparement des terres et des ressources naturelles, les menaces terroristes, la liberté d’expression, les médias alternatifs, la neutralité d’internet, la surveillance informatique, le droit au logement, l’éducation, l’économie sociale et solidaire, les monnaies locales…BREF ils permettent de ratisser l’ensemble des thématiques traitées par les activistes du monde entier et de prendre la température des principales luttes contemporaines. Je me suis donc fait une petite selecta, sachant pertinemment qu’il serait impossible de la respecter! Cinq FSM mis bout à bout ne suffiraient pas pour pouvoir profiter du panel d’activités proposées !

Le looooooooooong voyage qui m’a mené à Tunis (Lisbonne-Istanbul-Tunis, quoi de plus logique ?), m’a permis de prendre le temps de me préparer aux évènements de la semaine. A mon arrivée à l’aéroport de Carthage, un homme se fait sauvagement empoigner par les douaniers et enfermer dans une salle. AMBIANCE. A peine quelques jours après l’attentat du musée du Bardo, les mesures sécuritaires sont à leur paroxysme.

Alors que j’attends sagement pour obtenir le tampon qui me permettra de fouler les terres arides de Tunis, j’observe les passagers dans la file d’attente : je repère en un clin d’œil les FSMistes, accoutrés de leurs plus belles tenues de citoyens du monde !

« A la station s’il vous plait, Avenue de Carthage ». Le taxi me dépose au niveau d’une place poussiéreuse, le soleil tape et le contrecoup de ma nuit blanche à l’aéroport commence à se faire ressentir. Finalement je passe devant la station service qui va terroriser notre semaine (ce que j’ignorais à ce moment là). Cette station est gardée par le plus dangereux gang de Tunis : celui des chiens errants de l’avenue de Carthage. Tous les soirs ils ont répétés le même stratagème et menaient une garde sans faille de leur territoire, ce qui nous à contraint, maintes et maintes fois, à dévier notre trajectoire pour ne pas les croiser.

En Tunisie, et surtout à Tunis, la culture café est prégnante ! Ca papote dans tous les sens, ça échange des idées, ça vient pour rencontrer du monde, se faire voir, mater, fumer des clopes et accessoirement boire du café ! Je m’initie aux plaisirs de cette culture au Café de l’Univers, qui est un lieu emblématique, rendez-vous des intellectuels, artistes, militants de gauche et syndicalistes tunisiens (situé sur l’historique avenue Bourguiba). En terrasse, j’aime regarder les tunisois qui marchent sur l’avenue Bourguiba, le vent qui les décoiffe et les sourires fugaces (bravo à ceux qui ont noté la référence). On en profite pour faire le point sur la Commission Culture, sensée être en charge de ladite programmation culturelle du FSM, un joyeux bordel ! Des fonds inexistants, des compagnies qui ne donnent guère signe de vie, un temps « gâté » qui freine les mouvements de foule vers la scène installée en face de l’Hôtel international… tout concorde !

Je me rabats donc stratégiquement sur la culture club (à la Tunisienne). Moi qui étais avide de concerts et de découvertes musicales, ma semaine a été parasitée par l’appel du « DOLCE », l’un des seul endroits du centre ville où l’on peut danser jusque tard dans la nuit. Le concept ? Une playlist unique, éclectique et intemporelle (Bomba, Un dos tres, Free from desire, I like to move it, La macarena… la crème de la crème des années 90 !). Sans compter les slams improvisés du  videur !

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Source : Willis from Tunis

Je prends mes marques dans l’hyper centre. C’est alors que je découvre une ambassade de France apocalyptique, encerclée par d’impressionnant barbelés et soldats 24Hours, armés jusqu’aux dents.

In extremis, je parviens à me mettre sur les rails du préprogramme FSM de l’une des équipes « droit au logement » qui a organisé une sortie dans le quartier de DejDej, frange informelle de la ville, totalement délaissée par les pouvoirs publics. Que dis-je ? Depuis près de trois ans la municipalité intervient très efficacement dans le quartier pour mener à bien de nombreuses expulsions et démolitions de maisons. L’association Força Tounes y intervient « pour faire aujourd’hui que les autres feront demain » et mener de petites actions concrètes pour soutenir les gens du quartier. Depuis la révolution, ces populations sont les premières victimes d’une paupérisation croissante. Ces quartiers, livrés à eux-mêmes, sont donc naturellement pris d’assaut par Ennahdha et sa smala, pour y développer des projets socioculturels et répandre leur prophétie.

La jeunesse Tunisienne est une force vive engagée dans l’émergence d’une nouvelle Tunisie. Je prends grand plaisir à découvrir (une partie de) cette folle jeunesse qui s’enfume dans les bars en buvant des canons. J’en profite pour discuter exils, migrations, éducation, violences policières, répressions, chômage, alternatives, espoirs, sexualités, valeurs, religions, structures familiales, engagements, musiques, scènes culturelles…refaire le monde quoi ! Je veux sentir le pouls de cette jeunesse militante. Je la rencontre ça et là dans les cafés, les discothèques ou je me contente de repérer les « vestes bleues » [1] du forum et d’aller les aborder pour une raison ou une autre. Cette brève interaction me permet de déboucher sur des moments privilégiés, une fois passé le cap du : D’où viens-tu ? Pourquoi es-tu ici ?

 

djeuns

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La marche d’ouverture annonce la couleur : cette semaine le soleil ne sera pas des nôtres les amis ! Je garde donc un souvenir très pluvieux de cette marche qui m’a fait voyager de la place Bab Saâdoun au Musé Bardo. La preuve en image :

 

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Malgré la pluie battante, qui a quelque peu dispersé la foule, une belle énergie s’est dégagée de la cacophonie de cortèges des différents mouvements, prêts à braver la tempête pour faire entendre leur voix ! Je déclare le 13ème Forum Social Mondial de Tunis officiellement ouvert. Pour la suite de la programmation, veuillez vous rendre directement sur le site du campus de l’Université de Tunis El Manar.

Le Conseil International, comité d’organisation originel (les anciens), a déjà beaucoup de bouteille; Pour que le vin ne tourne pas au vinaigre, il faut veiller au renouvellement  des troupes ! En effet la construction d’un autre monde a bien changé depuis Porto Alegre (14 ans déjà !). On ne parle plus d’altermondialisme mais d’activisme ; Les luttes ont évolué, se sont déplacées géographiquement et s’expriment à présent sous de nouvelles formes. Leurs mutations ont suivi la vague des progrès technologiques et des évolutions sociétales en tout genre. Les doyens ne sont plus vraiment au cœur de l’action et c’est pourquoi la relève doit permettre le renouveau du système de convergence des mouvements sociaux internationaux.

Quelles populations habitent le Forum ? Des mouvements en mouvement qui déambulent à tout va dans l’enceinte du campus. Je rencontre aussi bien de nombreuses petites associations inconnues au bataillon (œuvrant parfois pour des causes quelques peu obscures) que d’énormes ONG qui sont déjà bien en place (ce qui ne les empêche pas d’œuvrer également pour des causes quelques peu obscures). Les luttes sont parfois très ciblées, abordant des contextes extrêmement locaux, et parfois très générales et peu problématisées. Je croise des musiciens, des professeurs, des chercheurs, des mères, des étudiants, des artisans, des membres de fondation, des représentants officiels et j’en passe. Bref, c’est un petit monde de révoltés qui se croisent, se décroisent, s’entrecroisent et se recroisent malgré le temps de chien.

Qu’est ce que l’esprit Forum ? Telle est la question ! Je pourrais me contenter de vous répéter ce qu’en disent les médias : le Forum Social Mondial est un rassemblement international des mouvements engagés dans la lutte contre le néolibéralisme et la domination du monde par le capital et luttant activement contre toute forme d’impérialisme. Ma définition personnelle serait plutôt la suivante : il s’agit d’une rencontre (dont l’organisation laisse parfois à désirer-coucou Diane et Nils, en même temps soyons honnête sans ce bordel ambiant le FSM ne serait pas. Cette désorganisation est pour moi l’essence même du Forum !) qui va engendrer des milliers d’autres rencontres, qui vont permettre à de nombreux individus d’échanger, de partager, de témoigner, de s’engueuler, de se couper la parole, de contre-argumenter mais surtout de se nourrir des expériences d’ailleurs pour envisager des alternatives plausibles et essayer de faire en sorte que la terre tourne (rond si possible). Le changement doit se faire par l’action directe, l’action de terrain. En cela, le Forum permet de construire des ponts entre des gens sacrément motivés qui  ont la vertu d’inspirer d’autres personnes autour de d’elles pour lancer des initiatives, alternatives et autres campagnes innovantes.

Le Forum est-il vraiment cohérent ou n’est-il qu’une supercherie organisée par des bien-pensants qui ne sont pas vraiment dans la merde mais qui ont décidé de dédier leurs vies aux luttes contres les inégalités, injustices, voir crimes contre l’Humanité ? C’est probable, mais au moins ils ont le mérite de vouloir faire bouger les choses. C’est toujours mieux que de se regarder le nombril ou d’aller boire du champ’ sur un yacht à Ibiza. Enfin, quand j’apprends que certaines délégations sont logées dans les plus luxueux hôtels de Tunis et que le prix de leur nuitée équivaut à peu près à ma rémunération mensuelle, je tombe des nues ! Bon ok, il y a toujours des vendus partout…c’est le jeu ma pauvre Lucette!

Pour continuer dans le registre « pas contente », je me permets de rappeler que la solidarité commence du côté de chez Swann (oups petit lapsus), je voulais dire : à côté de chez sois ! En effet quand on parle d’amour et de fraternité universelle entre les peuples et de luttes contre l’Oppression, on essaye de trouver des logements décents pour les jaquettes bleues (volontaires)  et on indemnise leurs frais de transports sans concession aucune ! En creusant un peu j’entends des rumeurs de couloirs qui me déplaisent fortement : on me parle de détournement de fonds, de non-transparence de l’organisation, de véritables diktats de la part de certains financeurs… on est bien loin des valeurs prônées par la charte de Porto Alegre ! UN MONDE MEILLEUR, VRAIMENT ?!

Comment utiliser l’espace du Forum ? Quelles genres de connections peuvent s’y faire ? « Ensemble nous vaincrons ». Comment (re)construire un  mouvement Global ? Comment gérer les querelles de réseaux ? Comment avoir un réel impact auprès des autorités et décideurs locaux comme nationaux voir internationaux ? Nous aborderons toutes ces questions en troisième partie. Avant d’attaquer le dossier « droit au logement » qui représente naturellement une bonne partie de ma semaine, j’en profite pour vous faire part des différents débats ‘outsiders’ auxquels j’ai pu assister !

Pour me sortir des problèmes de logements et également parce que d’autres thématiques m’intéressent, j’ai essayé de jongler entre les créneaux pour me diversifier un peu.

Comment créer un média alternatif sans avoir beaucoup de moyens ? Littéralement : « Don’t hate the Media, be the Media ». Les bandits du gaz de schiste en Algérie, un débat qui fait mousse ! L’armement en RDC, mais pourquoi donc ? Le bon samaritain gouvernement Tchadien lutte contre Boko Haram en Afrique Centrale tout en prenant grand soin d’instaurer une dictature dans son propre pays, quelque chose vous choque ? Le Conseil Révolutionnaire Egyptien crie au scandale contre le coup d’état militaire qui a déchu M. Morsi de ses fonctions de président en juillet 2013 et dénonce, en toute objectivité, l’ensemble des crimes perpétrés par la répression anti-démocratique qui s’est implantée en Egypte.

La marche de clôture ce fut comme la marche d’ouverture mais avec un peu plus de soleil. La preuve en image :

 

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[1] Tenue permettant de distinguer, dans l’enceinte du campus, les volontaires venus de toute la Tunisie pour appuyer l’organisation du Forum