J’ai rencontré Carla lors d’une rencontre en défense des semences libres dans l’Alentejo, au Sud du Portugal. Lorsque je lui explique ce que je fais au Portugal, que je cherche à mieux connaître la situation des travailleurs migrants dans l’agriculture, elle me parle aussitôt de ces travailleurs qui vivent dans des conteneurs au bord de la route, près de chez elle. Ça l’intrigue, elle voudrait leur parler pour en savoir plus. Voilà, c’est dit, on se donne rendez vous deux jours plus tard pour y aller ensemble.

Carla est agricultrice en production biologique à Ferreira do Alentejo, au cœur de la principale région agricole du Portugal, et l’une des première zones irriguée par le nouveau barrage d’Alqueva, la plus grande retenue d’eau artificielle d’Europe. Avec sa production biologique et diversifiée (bovins, pois chiches, produits artisanaux à base de tomates, et huile d’olive) elle fait figure d’exception au milieu de cette région où prédomine la monoculture d’olivier intensive et « super-intensive », ce mode de production qui adapte les techniques de la viticulture et qui permet de mécaniser totalement la production. Elle aussi embauche des saisonniers étrangers, deux Roumains, installés dans la région depuis plusieurs années, qui viennent pendant la cueillette des olives prêter main-forte aux quatre personnes travaillant dans l’exploitation (elle, son mari, et deux salariés permanents). On se dépêche d’aller là où logent les travailleurs dont elle m’avait parlé, ils nous attendent : elle y est passée la veille et ils repartent aujourd’hui, après le déjeuner.

Des conteneurs au milieu des champs, où vivent cent-trente-cinq personnes

Dès notre arrivée, plusieurs hommes viennent à notre rencontre, joviaux, accueillants. On se salue, ils sortent des chaises en plastique qu’ils disposent en rond, nous invitent à nous asseoir. Carla leur explique qu’elle doit aller à des rendez-vous en ville, elle reviendra enfin de matinée. Pendant que la plupart des hommes s’activent à ranger leurs affaires ou préparer le repas de midi, quelques-uns s’assoient pour discuter. C’est surtout Abdul qui prend la parole et traduit parfois ce que disent les autres : il parle mieux anglais, a fait des études, il était ingénieur agronome au Bangladesh…

Ils sont ici depuis fin octobre, à travailler dans les champs d’oliviers : pour la récolte puis pour installer des nouveaux pieds, dans un grand domaine de 1800 hectares, appartenant au groupe espagnol Âncora. 80% de l’huile produite dans l’Alentejo par cette entreprise est exportée, principalement vers l’Espagne et l’Italie. Le travail est terminé depuis quelques jours, en ce moment ils ne sont plus que 22 travailleurs présents, presque tous originaires du Bangladesh, mais jusqu’à la semaine dernière ils étaient 135. Ceux-là sont les derniers à partir. Ils vivent depuis 6 mois dans cette étroite bande de terre au milieu des champs d’oliviers, entourée de barrières, coincée entre un hangar de stockage et la route, où sont posés une quinzaine de conteneurs. Quand un camion passe sur la route, on n’arrive plus à s’entendre. « Avant il y avait plus de conteneurs. On dors à six dans chaque conteneur. Maintenant ça va, mais quand il y avait tout le monde c’était pas facile, c’est petit ici pour 130 personnes. » Ils me montrent les grands lits superposés en métal grillagé que certains sont en train de démonter. C’est confortable ? « C’est quelque chose, c’est mieux que rien du tout » lâche Abdul en haussant les épaules.

Travailleurs Bengalais Ferreira AlentejoLe lieu de vie des saisonniers

Ces travailleurs, tous des hommes, sont arrivés en Europe il y a quelques mois ou quelques années. Au Bangladesh explique Ashan, qui en est parti il y a deux ans, ce n’est pas possible de vivre « il y a trop de monde, c’est à peine plus grand que le Portugal et on est 160 millions ». Surtout, c’est le manque d’opportunités et les difficultés économiques qui les ont fait partir : le salaire minimum y est d’environ 15€ par mois, un peu meilleur depuis peu dans le secteur textile, autour de 50€ mensuels. Certains évoquent aussi la corruption généralisée, ou encore l’insécurité. Ici, ils sont payés au salaire minimum, 505€ par mois, pour des journées de 8h, et leurs heures supplémentaires, s’il y en a, sont déclarées et payées. Ce qui est loin d’être toujours le cas pour les travailleurs agricoles saisonniers. C’est mieux qu’au Bangladesh, mais ils ne sont pas très satisfaits : même si ils ne payent pas de loyer, entre la nourriture, les habits qui s’abîment avec les travaux agricoles, les communications pour parler à leur famille, il ne leur reste pas grand chose. Certains, surtout, consacrent la plus grande partie de leur maigre salaire à rembourser la dette contractée pour le passage en Europe, ce qui peut prendre plusieurs années. Et bien sûr, ils envoient dès que possible de l’argent à leurs familles au Bangladesh. « Au Portugal tout est bien. Le climat est comme au Bangladesh, les gens sont tranquilles, on peut avoir des papiers. Le seul problème c’est l’argent. » résume Abdul.

La promesse de la régularisation

S’ils sont venus au Portugal, plutôt que dans un autre pays de l’Union Européenne où ils auraient pu espérer de meilleurs salaires, c’est avant tout pour obtenir des papiers. Nombreux sont les migrants au Portugal qui ont d’abord tenté leur chance en Allemagne, en France ou en Belgique. Mais lassés de galérer, d’être « sans-papier », ils sont ensuite venus au Portugal à la recherche d’un peu plus de stabilité. En effet, les lois sur l’immigration y sont sur certains aspects moins restrictives que dans la plupart des autres pays de l’Union Européenne. Elles permettent particulièrement la régularisation par le travail pour les immigrés en situation irrégulière : en prouvant une activité professionnelle régulière et continue d’au minimum 6 mois, il est possible d’obtenir une autorisation de résidence. L’agriculture est l’un des secteurs où ils peuvent espérer trouver du travail : le modèle d’agriculture intensive qui se développe, tourné vers l’exportation, a besoin d’une importante main-d’œuvre saisonnière, et malgré les niveaux de chômage élevés peu de portugais acceptent ces travaux durs, mal payés et précaires.

Mais la contrepartie de cette promesse de régularisation, c’est que les migrants ont besoin de travailler, coûte que coûte : un seul mois sans travailler, sans cotiser à la sécurité sociale, et le décompte des 6 mois nécessaires à la régularisation repart à zéro. Cela les oblige à se plier aux conditions des agences d’intérim, et à accepter tout ce qu’elles leur proposent. Ces travailleurs sont embauchés par une entreprise de travail temporaire spécialisée dans l’agriculture, et ils parviennent généralement à avoir du travail toute l’année. Dans les oliviers, disent-ils, c’est très dur, mais c’est là qu’on trouve du travail en hiver. Cet après-midi, un bus de l’entreprise qui les embauche va passer pour les emmener dans le sud du pays, à Tavira, pour la cueillette des framboises. « On n’a pas de maison fixe, on se déplace selon les saisons et les contrats que l’entreprise qui nous embauche passe avec des sociétés agricoles. On est un peu comme des gitans ». Ils ne sont pas mécontents de leur situation, ça pourrait être mieux pour les salaires, mais beaucoup ont déjà pu obtenir une carte de résidence temporaire. « Toi, tu travailles pour une organisation, si ton organisation peut aider, améliorer les choses pour nous, c’est bien. Mais maintenant, on a besoin de travailler, même si c’est pas l’idéal. Quelque chose, c’est mieux que rien du tout. »

Après les oliviers, direction l’Algarve pour la cueillette des framboises

Carla revient de ses rendez-vous et se joint à la discussion, leur parle un peu de son exploitation. « Est-ce que tu pourrais nous vendre une vache ? » Les Bangladais essayent aussi de savoir si elle aurait du travail pour eux. Pas pour tous, au mieux une ou deux personnes, et seulement quelques mois plus tard dans l’année. C’est déjà ça, ils prennent son numéro de téléphone avant qu’on reparte.

Un modèle agricole qui ne respecte pas celles et ceux qui travaillent la terre

Les grands groupes agro-industriels parviennent à obtenir des coûts de production très bas en exploitant les travailleurs, considérés du seul point de vue comptable comme une variable d’ajustement parmi d’autres. C’est pourquoi ils recourent largement à une main-d’œuvre immigrée et précaire : les inégalités économiques mondiales et les politiques migratoires poussent ces femmes et ces hommes à accepter de travailler malgré des conditions parfois difficiles et une rémunération minime. Obligés de s’aligner sur les prix extrêmement bas de l’agro-industrie, qui mettent en danger leurs revenus, les petits et moyens agriculteurs souffrent aussi indirectement de cette exploitation.

Sur le chemin du retour, Carla  et moi échangeons nos impressions sur cette rencontre, et on discute du travail agricole. « On parle d’exploitation des travailleurs, mais dans l’agriculture il y a beaucoup de boulot, et il faut le faire au moment où il doit être fait. On ne compte pas nos heures, ça demande beaucoup de travail pour en vivre, vu le prix auquel on arrive à vendre nos produits. »