Hammam El Ghezaz (Tunisie), 23h30.

Quelques jours loin du tumulte de Tunis. Dans la lenteur paisible d’un petit village du cap bon. De longs cafés sur le trottoir. de nouvelles rencontres, et une soirée sur la plage.

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La soirée est bien arrosée. Voilà quelques heures que les premières bières ont été décapsulées. On se comprend maintenant très bien. Les difficultés linguistiques s’effacent comme par magie. Il faut croire que la bière rend polyglotte…

C’est un beau moment. Une longue plage de sable blanc. Une mer d’huile, d’un bleu turquoise. Un feu, des copains… En face, on aperçoit encore à peine l’île de Pantelleria dont l’unique montagne se dresse fièrement au dessus des eaux, du haut de ses 836 mètres (pour être précis). Pantelleria, ce n’est plus la Tunisie. Pantelleria c’est l’Italie. Là, à seulement 60 kilomètres. Si proche, et pourtant si loin.

Pantelleria laisse rêveurs ceux qui ne croient plus en un avenir ici.

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Là-bas, il y aurait du travail. Ou s’il n’y en a pas, il y aura toujours une solution… Et puis ce n’est pas la même mentalité là-bas.

Là-bas…

Et comme en écho, un peu plus loin sur la côte, en Libye, c’est une autre histoire qui se joue.

Ils voulaient y aller. Ils étaient décidés. Ils se sont lancés.

Là-bas, ils n’y arriveront jamais.

Contraints par la « forteresse Europe » de prendre tous les risques pour passer, en vain. Ils resteront là au milieu de la mer. Condamnés à mort pour avoir voulu y croire, pour avoir voulu tenter leur chance. Ils sont sept cent ce soir, disparus, comme tant d’autre, sur la route qui devait les mener vers leur avenir.

Et comme en écho, un jeune tunisien rencontré quelques heures plus tôt, du haut de ses 18ans, me parle de son projet. Il va y aller lui aussi. Pour faire quoi ? Il ne sait pas vraiment. Mais il va le faire. Il doit le faire. Il n’y aurait rien pour lui ici. A 18 ans, il est prêt à tout pour partir. Pour réussir.

Get rich or die tryin’

La devise du rappeur 50Cent, il prévoit de se la tatouer sur le bras. « Deviens riche ou meurs en essayant », tout un programme. Moins qu’un objectif, ce slogan sonne comme un aveu d’échec. C’est l’échec d’un système incapable de d’offrir aux jeunes d’ici ou d’ailleurs d’autres espoirs, d’autres ambitions, d’autres projets que de devenir riche[1] ou de crever en restant pauvre.

 

Ce paysage qui m’enchante, cette immense plage, le sentiment de dolce vita qui règne ici n’a pas le même effet sur lui. En jetant un œil du côté de la mer, j’aperçois ces quelques lumières au loin dans la nuit. La légende veut que ce soit une autoroute italienne[2]. Là, si proche, presque palpable, l’Europe et ses lumières.

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Comme un écho, je tombe sur ces quelques lignes, d’une dépêche AFP.

 

Le chômage frappe plus de 30% des jeunes dans le monde arabe

De quoi donner envie de foutre le camp[3]. Partir pour devenir riche, ou mourir en essayant.

En Tunisie, on a calculé 15,3% de chômage en 2014, en Italie pour la même année c’est 12,6%. L’eldorado n’est pas si paradisiaque, et pourtant ! Ils seront encore plusieurs centaines demain. Des milliers d’ici l’année prochaine, à tenter leur chance.

Devenir riche ou mourir en essayant.

Alors qu’est-ce qu’on attend, là de l’autre côté de la mer ? Chez moi, en Europe. Qu’est-ce qu’ils attendent pour arrêter le massacre ? A quoi bon laisser ces milliers de gens, de jeunes mourir au milieu de la mer ? Pourquoi toutes ces vies perdues, ces familles brisées…?

A-t-on tant à perdre à ouvrir nos portes ? La vieille Europe est-elle si fragile pour se sentir menacée par ceux qui veulent juste y tenter leur chance, devenir riche (ou mourir en essayant) ?

Peut-être ne voudront-ils même pas y rester, alors à quoi bon les empêcher d’entrer ? Et pourquoi les empêcher d’essayer, alors qu’on leur répète en permanence que c’est ça le sens de la vie : deviens riche ! ou meurs en essayant…

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Je finis ma bière, en me disant qu’un de ces jours, celui avec qui je trinque sera peut-être dans un de ces bateaux. Il aura pris sa décision un beau matin, ou un soir comme celui-là, au coin du feu. On ne pourra de toute façon rien faire pour l’en empêcher. Personne, ni ses amis, ni sa famille ne pourront rien faire pour l’en empêcher.

Devenir riche ou mourir en essayant.

Pourvu simplement qu’il arrive à passer…


[1] «Les jeunes […] doivent avoir envie de devenir milliardaires» (MACRON, E.)

[2] En réalité, ce sont des bateaux de pêche, tunisiens, qui seront bientôt de retour ici avec leur cargaison de poisson frais.

[3] Surtout si on ajoute toutes les autres bonnes raisons qu’on peut trouver pour partir.