Il y a un peu plus de quatre ans, Mohamed Bouazizi, vendeur de fruits et légumes ambulant de Sidi Bouzid, s’est immolé par le feu. L’étincelle qui a mis le feu aux poudres, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase… Les habitants se sont révoltés, leur révolte s’est propagée dans le pays et le dictateur Ben Ali a fui. C’est la Tunisie rurale, la province, qui a déclenché la révolte. C’est aussi la Tunisie rurale qui subit le plus les conséquences du changement climatique, avec la désertification des terres, l’eau qui se raréfie. C’est pourquoi, quand Torkia, de l’association Millions de femmes rurales, me l’a proposé, j’ai saisi l’occasion d’aller voir la situation des travailleurs agricoles des environs de Tebourba.

 

Mardi 14 avril : Il est 9h et le soleil tape dur sur les collines qui entourent Tebourba, une petite ville à une trentaine de kilomètres de Tunis. Je suis avec Torkia, de l’association Millions de femmes rurales et des membres de l’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail). Notre voiture emprunte la route qui mène à la ferme de Gomrien. Des femmes et des hommes nous attendent. Ils ne travaillent pas. Ils n’ont pas travaillé hier et ne travailleront pas demain. Cette semaine, c’est la quatrième fois que les travailleurs agricoles de l’exploitation de Noureddine Ayed font grève depuis 2003, depuis qu’elle existe.

 

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 Ferme de Noureddine Ayed à Gomrien

 

En réalité, tous ne sont pas en grève : 19 personnes, sur 27 travailleurs permanents. L’exploitation de 65 hectares emploie aussi des saisonniers. Ils sont jusqu’à 80 à travailler dans la ferme. Ils cultivent des raisins, des olives, des figues, des poires, des amandes… Il y a une huilerie pour produire l’huile d’olive, destinée à l’exportation. En Tunisie, l’étranger est la destination de 70% de la production d’huile d’olive. De toute façon, elle coûte trop cher pour de nombreux tunisiens.

eagle olive oilLancement de Eagle Olive Oil aux Philippines – Septembre 2010¹

 

L’exploitation appartient à un homme d’affaires, Mohamed Noureddine Ayed, PDG du groupe Eagle Ayed et administrateur général d’IMI – Industrial Maintenance International, groupe d’assistance technique dans la pétrochimie. Eagle Ayed regroupe 42 entreprises dans le secteur des industries pétrolière, agroalimentaire, de l’aviation, du tourisme²… Noureddine Ayed vient d’une grande famille de l’élite économique tunisienne, proche du parti au pouvoir Nidaa Tounes, comme elle était proche de Ben Ali, comme elle était proche de Bourguiba. Certaines choses ne changent pas.

 

Sur le site internet d’IMI, Noureddine Ayed declare : « Notre éthique et nos standards seront irréprochables »³. Accordons à IMI le bénéfice du doute. Pour l’exploitation de Gomrien, en revanche, c’est plus que discutable, ou alors cela correspond à une définition très particulière de l’éthique.

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Noureddine Ayed

En effet, selon ses employés, Noureddine Ayed ne juge pas toujours nécessaire de remplir des fiches de paye. Les primes de rendement qu’il octroie à ses employés sont bien en-deçà des taux fixés par la loi, quand il en octroie. Il a renvoyé sans dédommagement deux de ses employés à cause de leur activité syndicale, et deux autres parce qu’il les a estimées trop vieilles pour le travail, au bout de 10 ans de service. La journée de travail est payée 12 dinars (environ 6 euros) pour une moyenne de 9 heures.

Les travailleurs de l’exploitation en grève réclament une titularisation de leur poste, une prise en charge pour tous les employés à la Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS) qui comptabilise toutes leurs années d’ancienneté, et une tenue de travail. Des négociations vont se tenir avec la direction de l’exploitation et l’UGTT. Espérons qu’ils réussiront à grappiller un peu plus de miettes d’un gâteau partagé, encore aujourd’hui, de manière très inégalitaire.

 

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FermehommesLes travailleuses et travailleurs agricoles grévistes

 

Au bout d’un moment, on ne s’étonne plus. La ferme de Gomrien, c’est le visage d’un pays, d’un monde, où ceux qui récoltent les olives, qui les broient, qui mettent l’huile d’olive en bouteille, n’ont pas les moyens de la boire, de la cuisiner ; où l’extraction des ressources naturelles (pétrole comme ressources agricoles), bénéficie à une élite économique en relation étroite avec le pouvoir et laisse la plupart des gens sur le carreau.

 

¹ http://www.eagle-oliveoil.net/fairs.html ; voir aussi (si on n’a pas peur de s’endormir), la vidéo promotionnelle : https://www.youtube.com/watch?v=FEenolfMSLM

² http://www.imi-eag.com/welcome_note.php

³ « Our ethics and standards will be above reproach », http://www.imi-eag.com/our_mission.php