Mercredi 25 mars, Tunis, le lendemain de la marche d’ouverture du Forum Social Mondial.

Il y a une file d’attente devant la grille du campus El Manar. Des contrôles de police. Le détecteur de métaux n’est pas encore branché mais il faut quand même passer dessous. On ne m’a pas toujours demandé mon badge à l’entrée. Par contre, il est arrivé qu’on exige la carte d’identité en plus du badge de mes amis tunisiens au tein plus foncé que le mien. Tout ce dispositif est mis en place pour qu’on se sente plus en sécurité après l’attaque du Bardo… Ce qui est sûr, c’est que ça allonge la file d’attente devant l’entrée.

Une fois passée la grille, c’est une foule d’hommes et de femmes qui proviennent des quatre coins de la terre (même si les tunisiens sont les plus nombreux), tous réunis dans un même espace le temps de quelques jours. On croise des gens en habit traditionnel sahraoui et d’autres avec des T-shirts aux couleurs criardes sur lesquels sont inscrits des slogans divers.

Les drapeaux flottent au vent (qui souffle fort). Ils sont nombreux. Parmi eux, le drapeau national tunisien, le drapeau de la Palestine, celui du Sahara occidental, le drapeau amazigh, le drapeau kurde, le drapeau algérien, très présent. En effet, le gouvernement algérien a dépêché une grosse délégation pour contrer les militants anti-gaz de schiste en Algérie, la lutte d’In Salah notamment. Durant ces quelques jours il y aura des heurts, des disputes, des empoignades autour des sujets brûlants de l’actualité et des cicatrices de l’histoire qui n’ont jamais été pansées. Le Forum Social Mondial est un espace où sont condensés les conflits géopolitiques et les revendications qui traversent le monde.

Je continue de marcher. Sur les terrains de sport, les tentes finissent d’être installées sous la pluie. Les organisations qui en ont eu commencent à occuper leurs stands, à y disposer les livres, les brochures, et parfois des objets d’artisanat pour que les participants étrangers du Forum, qui après tout sont aussi des touristes, ramènent des souvenirs à la maison… J’ai une petite faim, je repère des makrouds, sous un film plastique. Ils ne sont pas très frais, sans doute. Qadesh ? 3 dinars les 6. Je hausse les sourcils et tourne les talons (en centre-ville, pour 3 dinars, c’est 1 kilos de makrouds encore chauds). Même dans un espace qui proclame partout qu’ « un autre monde est possible », le flair pour les affaires reste intact.

Je me dirige vers la faculté de sciences. C’est mercredi, il est 8h30, l’heure du début du premier créneau des activités auto-organisées. L’aboutissement pour moi d’un mois et demi de travail au sein de la commission méthodologie du FSM. J’ai rejoint Nils début février. Depuis, ensemble, et avec d’autres membres de la commission ou des militants internationaux de passage, nous nous sommes occupés des agglutinations (encourager les organisations à réaliser des activités ensemble plutôt que chacune dans son coin), du recueil des demandes des organisations pour leurs ateliers, de la répartition des ateliers sur les 4 jours et dans les salles disponibles en essayant de respecter ces demandes, des réponses à donner aux mécontents et aux retardataires, de la finalisation du programme… A la veille du forum, non sans sentiment de culpabilité, j’ai laissé Nils à son téléphone qui sonne sans arrêt et aux hordes de représentants d’organisations inquiets, capricieux, en colère… Mais c’était l’accord que nous avions : pendant le forum, je suis participante, je cache mon badge Organisateur et je me focalise sur la suite de ma mission de suivi et d’appui aux luttes environnementales en Tunisie, en préparation à la mobilisation pour la COP21. Le forum est une bonne occasion de rencontrer des personnes impliquées sur ce thème.

 

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Lors de la marche de clôture le 28 mars. On vient des quatre coins du monde, on marche ensemble. C’est déjà ça…

Samedi 28 mars.

Voilà. C’est fini. C’est l’heure des bilans. Après avoir discuté avec d’autres organisateurs du forum et quelques participants, il semble que beaucoup d’activités n’ont pas eu lieu à l’heure et dans la salle prévues au départ. Parce que ceux qui devaient les mener n’ont pas foulé le sol tunisien, suite à l’attaque du musée du Bardo : soit qu’ils n’ont pas pu pour des problèmes de visas, plus difficiles à obtenir désormais, soit qu’ils se sont laissé submerger par la peur et qu’ils ont annulé leur visite. Ou parce qu’ils n’ont pas pu être sur le campus à temps : leur réveil n’a pas sonné, les contrôles à l’entrée ont duré trop longtemps. Parce que la pluie les a démotivés. Parce que l’horaire et la taille de la salle ne leur convenaient pas. Parce que les salles originellement prévues n’étaient plus disponibles pour des raisons de sécurité. Parce que certaines informations se sont perdues dans les méandres de l’organisation. Parce que, parce que, parce que. On ne saura pas tout.

On a manqué d’interprètes, souvent. Pour diverses raisons. Mais la plupart des gens se sont adaptés, ils ont trouvé des solutions. Dans les salles, des groupes se sont formés autour de chuchoteurs qui ont traduit les interventions. Des salles inoccupées se sont emplies de conversations animées, spontanément. Tous les ans c’est un peu la même chose : les choses ne se passent pas comme prévu. Tout n’est pas aussi bien planifié que lors des sommets internationaux ou des réunions officielles… Et c’est peut-être dans les interstices entre ce qui est prévu et ce qui se passe réellement que se trouve le charme du Forum Social.

Bien qu’une sorte de routine se soit installée rapidement, sur ces quatre jours d’ateliers, comme lors des forums précédents sans doute. Un atelier a lieu, chacun des intervenants dit ce qu’il a à dire, la parole est donnée à la salle, puis c’est le moment où il faut échanger des contacts. On va parler à quelqu’un, et si on ne s’est pas encore illustré dans de nobles discours, il faut convaincre son interlocuteur qui regarde déjà derrière nous, qui guette les autres participants dans la salle, que ça vaut la peine qu’on échange nos adresses, voire qu’on discute plus longuement. Les carnets se remplissent de noms et d’adresses e-mail, les poches de cartes de visite. Reste à en faire quelque chose…

 

C’est samedi, l’heure des bilans, et la fin du forum me laisse un sentiment de frustration. Tout ce que je n’ai pas pu voir, tout ce que je n’ai pas pu faire, tous ceux que je n’ai pas pu rencontrer lors de cette occasion qui ne se représentera pas de sitôt. J’ai assisté à des ateliers sur des thèmes que je connais déjà, en lien avec ma mission, et même parmi ceux-là j’avais l’embarras du choix. Peut-être qu’il aurait été bien pour moi de m’ouvrir à d’autres thèmes. Et je crois c’est le cas pour la majorité des participants du forum. On s’est fait son programme, sans grande surprise on va aux ateliers en lien avec ce sur quoi on travaille, et le reste constitue un simple décor. Le forum est rentré dans le cadre des habitudes.

 

C’est samedi, l’heure des bilans et je pense à la suite. Demain les tentes seront démontées, les affiches seront recouvertes par les posters du prochain one man show. Est-ce que le Forum Social aura changé les choses ? Est-ce que l’ « autre monde possible » se sera rapproché de nous ? Ou est-ce qu’il restera au rang des possibilités qui ne se sont pas réalisées ? Une possibilité trop floue pour s’incarner ?

Pendant ces quelques jours, j’ai senti le vent et la pluie plus que le souffle de cet autre monde en marche. J’ai trouvé un espace pour les ONG internationales, pour les associations plutôt que pour les mouvements sociaux. Je sais que beaucoup de jeunes tunisiens l’ont boudé ; beaucoup n’y ont pas trouvé leur place, ou se sont méfiés des organisations de la « société civile » qui absorbent, qui institutionnalisent, qui récupèrent l’énergie des mouvements de base. Si à mon sens le forum reste un bon espace pour nouer des contacts sur certaines thématiques, coordonner des campagnes, échanger des informations, mieux vaut ne pas y fonder trop d’espoir, ne pas y accorder toute sa confiance.

Cet autre monde qu’on dit possible, il reste à mieux le définir, à le défendre et à le construire. Cela devra passer par d’autres lieux que le Forum Social Mondial, impliquer d’autres gens, qui n’y étaient pas forcément.