« Alors, Diane, qu’est-ce que tu penses de la Tunisie ? »
C’est une question qui revient souvent, à laquelle j’ai du mal à répondre. Cela ne fait que dix jours que je suis là. Pour l’instant ce sont surtout des instants, des images qui s’impriment dans ma tête…


 

C’est le matin. Dans la rue je me fraie un passage entre les voitures et les taxis poussiéreux qui vont à la gare, les hommes qui s’activent devant les magasins de matériel agricole, ceux qui boivent un café en terrasse, cigarette à la main, les passants et passantes (plus rares), les tas de graviers, les flaques d’eau. Ce trajet quotidien me fait sortir de la torpeur matinale. L’avenue est longue mais animée, vivante. Le soir, passée une certaine heure, elle se videra et des silhouettes de chats décharnés chercheront de la nourriture parmi les déchets éparpillés sur le trottoir ou entassés dans des terrains vagues.

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En début d’après-midi, j’entre dans un café de la Médina, dont les murs sont revêtus de faïence. En haut, sur la terrasse, on a vue sur la blancheur des toits et le bleu des fenêtres. Le soleil chauffe ma peau. J’écoute la musique qui s’échappe depuis l’intérieur, les ornementations du chant et des violons ; et le bruissement des conversations des gens autour, qui ont sorti leurs lunettes de soleil et discutent dans l’insouciance. Dans ma bouche, le goût sucré du thé à la menthe. Mais je remarque que sur le mur d’en face, quelqu’un a disposé des tessons de verre, sans doute pour éloigner les pigeons, les indésirables.

IMG_2720 la Médina, en haut

En bas, dans les rues touristiques de la Médina, pleines d’étoffes colorées, de babouches, de vaisselle en argent, on me salue, on me siffle, on me déshabille du regard, on m’interpelle : « Salam ! Bonjour !», « Madame, tu cherches quelque chose ? », « Bella, tu veux acheter des bijoux ? Reviens !», « regarde, c’est chez moi, regarder au moins ça c’est gratuit ». Je ne me fonds pas bien dans la foule, comme si je portais la France sur ma peau, sur mes vêtements.

 

Le soir commence à tomber et je suis au café avec un ami, ou plutôt quelqu’un que je viens de rencontrer. Les liens semblent se nouer facilement ici. On parle de l’évolution politique de ces dernières années. Il dit : « à l’étranger on a parlé de la révolution de jasmin. Mais les manifestations n’avaient pas l’odeur du jasmin. Elles avaient l’odeur du sang des martyrs ».

L’année dernière, le magazine libéral The Economist a élu la Tunisie « pays de l’année », vantant l’exception tunisienne de la transition démocratique. Je suis perplexe. Quand les hommes d’affaires se réjouissent, que penser du succès d’une révolution qui avait commencé par des révoltes sociales ? D’ailleurs, mon ami préfère parler de soulèvements populaires. A beaucoup, ils ont laissé un goût amer. Bien que la parole se soit déliée, les inégalités n’ont pas disparu, au contraire. Et le pouvoir appartient toujours plus ou moins aux mêmes.

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 la Kasbah, inaccessible

Sur le trajet du retour, je traverse la place de l’Indépendance, où des tanks et des barbelés protègent l’ambassade de France. Il y a aussi des barbelés autour du ministère de l’intérieur. Et il y a des barbelés sur la place de la Kasbah, là où en 2011 les slogans fleurissaient sur les murs.

 

PhotoBun rayon de soleil après la pluie depuis ma fenêtre

Effacer les slogans des murs de la Kasbah et entourer la place publique de barbelés, est-ce que ça suffit à étouffer les espoirs ? Et pour combien de temps ?

Lorsqu’un jour le peuple veut vivre,
Force est pour le Destin, de répondre,
Force est pour les ténèbres de se dissiper,
Force est pour les chaînes de se briser.
Avec fracas, le vent souffle dans les ravins,
au sommet des montagnes et sous les arbres

La volonté de vivre -Abou El Kacem Chebbi

(les dernières strophes de l’hymne tunisien)