Depuis l’été 2006, Frontex, l’agence européenne pour la gestion de la coopération aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne, coordonne une opération de contrôle et de surveillance aux larges des côtes mauritaniennes et sénégalaises : HERA. Caractéristique des formes de coopération développées par Frontex avec les Etats hors UE (notamment les Etats africains), l’opération HERA permet de révéler le rôle de Frontex dans l’externalisation des politiques de l’UE et ses enjeux.

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Frontex surveille les Frontières extérieures de l’Union européenne

Créée en 2004 à Varsovie (Pologne) et opérationnelle depuis 2005, Frontex, l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des Etats membres de l’Union européenne (UE), est devenue un acteur fondamental des politiques de contrôle et de surveillance des frontières de l’UE. Frontex a pour mission, entre autres attributions, de coordonner des opérations de contrôle et de surveillance aux frontières maritimes, aériennes et terrestres de l’UE et d’organiser des opérations de retour conjointes des migrants sans papiers interceptés sur le territoire de l’UE.

Plutôt qu’un développement long, technique, et, probablement, soporifique sur cette superstructure complexe, je vous propose plutôt :

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  • Et/ou de jeter un œil à l’article publié à ce sujet par Sarah, ancienne volontaire ici.

Frontex booste l’externalisation des politiques migratoires de l’UE

Emprunté au vocabulaire économique, le terme « externalisation » a commencé à être appliqué par les ONG aux politiques d’asile, d’immigration et de contrôle aux frontières à partir de 2003. L’ « externalisation des politiques migratoires de l’UE » désigne le processus de délocalisation des contrôles migratoires à l’extérieur des frontières de l’UE et/ou de transfert de la responsabilité de ces contrôles aux Etats des pays d’origine et de transit des migrants. En pratique, ce processus se traduit par une diversité de mécanismes. En voici quelques exemples :

  • Les sanctions financières imposées aux transporteurs acheminant vers l’UE des personnes sans document en règle[1] permettent, depuis juin 2001, de sous-traiter le contrôle des documents d’identité et de voyage aux compagnies de transport. Celui-ci s’effectue dans les pays d’origine et de transit des  candidats à l’émigration, ce qui constitue un véritable obstacle pour les personnes fuyant les persécutions. 
  • Les officiers de liaison immigration (OLI)[2], ces fonctionnaires détachés par les Etats membres de l’UE, qui, depuis 2004, sont envoyés directement dans les aéroports des pays d’émigration et de transit pour assister les gardes-frontières locaux dans l’identification des potentiels migrants irréguliers, afin de « prévenir » leur départ. 
  • La multiplication, depuis les années 1990, des camps d’étrangers aux frontières de l’Europe, sur les lieux de départ et de transit des migrants. Bien souvent, l’UE et/ou ses Etats membres encouragent et soutiennent la mise en place de ces structures d’enfermement, au détriment des droits humains. 
  • Les clauses et accords de réadmission conclus entre les Etats membres et non membres de l’UE, qui engagent les Etats des pays d’origine et de transit des migrants à réadmettre leurs ressortissants nationaux, voire les étrangers ayant transité par leur territoire, qui ont été interpellés sur le territoire de l’UE.

La création de Frontex relève de cette même logique. En coopérant de manière très souple avec les Etats non membres de l’UE, notamment avec les Etats africains, Frontex constitue l’un des outils les plus emblématiques de l’externalisation des politiques d’immigration et d’asile de l’UE. Présentée ci-dessous, l’opération mise en place et coordonnée par Frontex au Sénégal et en Mauritanie depuis 2006 illustre bien ce processus.

Frontex coopère avec les Etats africains. L’exemple de l’opération HERA.

 

Frontex au Sénégal? from Echanges & Partenariats on Vimeo.

Mise en place par Frontex en 2006 à la demande de l’Espagne, HERA fonctionne annuellement depuis 2007. Elle recouvre différentes activités qui varient selon les années[3] : recueil d’information sur les voies de passage, identification et établissement de la nationalité des migrants primo arrivants sur les îles Canaries, organisation de patrouilles conjointes aux larges des côtes canariennes et ouest-africaines visant la détection précoce et l’interception des embarcations à destination des îles Canaries, retour des migrants interceptés, analyse de risques…

Un cadre légal à l’abri de tout contrôle démocratique 

Frontex coopère avec les Etats africains de diverses manières. Sur la base de l’article 14 de son mandat, l’Agence peut conclure des accords de travail avec les services en charge de la gestion des frontières des Etats non UE[4].

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A défaut de tels accords, Frontex peut s’appuyer sur les accords bilatéraux existant entre les Etats membres et non membres de l’UE. C’est notamment le cas pour l’opération conjointe HERA, où, en l’absence d’accords de travail conclus avec le Sénégal et la Mauritanie (des négociations sont en cours), Frontex s’appuie sur des accords bilatéraux, appelés « protocoles d’entente », conclus entre l’Espagne et les deux Etats ouest-africains pour intervenir dans leurs eaux territoriales[5].

A travers ces différents cadres de coopération, l’agence organise la formation des agents chargés de la gestion des frontières des Etats africains, leur participation aux opérations conjointes qu’elle coordonne (opérations de contrôle et de surveillance, opérations de retour) ainsi que leur coopération en matière d’échange d’informations et d’analyse de risques.

Les accords de travail conclus par l’Agence, et, a fortiori, les accords bilatéraux sur lesquels elle s’appuie pour intervenir à l’extérieur des frontières de l’UE, sont hors de tout contrôle démocratique[6]. En outre, si les accords de travail conclus par l’Agence ont récemment été rendus publics sur son site suite aux demandes répétées de l’ONG Statewatch, les accords bilatéraux sur lesquels s’appuie l’Agence, demeurent, eux, soustraits au regard de la société civile.

L’interdiction d’accès à l’information de la société civile sénégalaise

En juin 2014, dans le cadre de son travail sur la protection des droits de l’homme et les impacts des politiques migratoires européennes sur les pays ouest-africains, une plateforme d’acteurs de la société civile sénégalaise[7] a sollicité Frontex afin d’obtenir des informations sur les activités, les moyens et les objectifs des successives opérations HERA coordonnées par l’Agence. Un mois plus tard, Frontex a fait part de son refus de communiquer des informations avec cette plateforme sénégalaise. Frontex a motivé son refus en trois points :

  • L’accès public aux documents de Frontex est garanti aux citoyens de l’UE par le Règlement (CE) n° 1049/2011. La Plateforme nationale des acteurs de la société civile sénégalaise ne pourrait donc pas prétendre à ce droit.
  • Les plans opérationnels qui encadrent les activités opérationnelles soutenues par Frontex renfermeraient des renseignements « sensibles » concernant les tâches liées la gestion des frontières et à l’exercice de l’application des lois, réalisées par les Etats membres de l’UE ainsi que les autorités mauritaniennes et sénégalaises.
  • L’opération HERA étant encore en cours, la divulgation de ces informations risqueraient d’entraver ces activités opérationnelles.  (A ce sujet, il faut noter que la demande d’information portait en l’occurrence sur les opérations réalisées de 2006 à 2013).

L’absence de considération de Frontex pour la demande d’informations formulée par la société civile sénégalaise est caractéristique de l’opacité et de l’irresponsabilité de l’Agence. Alors que les citoyens africains sont directement impactés par les opérations de  Frontex mises en oeuvre sur leurs territoires, en « partenariat » avec leurs Etats, ils n’ont aucun droit de regard sur celles-ci.

Les droits fondamentaux en péril

L’absence de contrôle démocratique et l’accès restreint à l’information qui caractérise le cadre de coopération de Frontex avec les Etats non européens soulèvent de nombreuses inquiétudes quant à la compatibilité des opérations coordonnées par Frontex avec les droits fondamentaux : le droit de quitter tout pays y compris le sein, le droit d’asile, le principe de non refoulement, la protection contre tout traitement inhumain ou dégradant et le droit à un recours effectif ne semblent pas garantis.

Dans le cadre de l’opération HERA, il n’existe aucune clarté sur les critères permettant aux agents de Frontex d’identifier les personnes en besoin de protection internationale parmi les migrants interceptés. A l’occasion d’une mission sur la situation des migrants aux îles Canaries en octobre 2006, l’eurodéputée Hélène Flautre avaient notamment rendu compte des plaintes de plusieurs migrants dont la nationalité d’origine n’a pas été reconnue et qui ont été identifiés « sénégalais » par défaut. Cette pratique viserait à faciliter l’éloignement des migrants du territoire espagnol, en vertu de l’accord de réadmission conclu entre l’Espagne et le Sénégal. Dans son rapport de mission, Hélène Flautre souligne également le manque d’information des migrants quant à la possibilité de demander l’asile ainsi que l’impossibilité d’accès à des interprètes et des avocats spécialisés[8].

Le transfert de responsabilité aux Etats africains

Hors de contrôle démocratique et opaque, la coopération souple de  Frontex avec les Etats non membres de l’UE permet également à l’Agence de se dérresponsabiliser en cas de violations des droits fondamentaux. Coordinatrice des opérations, Frontex n’en est pas pour autant responsable juridiquement.

Dans le cadre de l’opération HERA, selon des informations recueillies auprès de l’ambassadeur d’Espagne au Sénégal en 2011[9], ni Frontex, ni les Etats de l’UE parties à l’opération, ne peuvent être tenus pour responsables en cas de violation des droits humains et de violences perpétrées à l’égard des migrants à l’extérieur des frontières de l’UE. La responsabilité reposerait donc entièrement sur le Sénégal ou la Mauritanie, dont les agents nationaux participent directement aux opérations.

Pour le respect des droits humains des migrants aux frontières extérieures de l’Union européenne, mobilisons nous !

 

Afin d’informer et dénoncer sur les dérives auxquelles donnent lieu les opérations de Frontex en termes de droits humains la campagne internationale et interassociative Frontexit mène des actions d’investigation, de contentieux, de sensibilisation et d’interpellation politique. Frontexit demande :

  • La transparence sur les mandats, les responsabilités et les actions de Frontex ;
  • La suspension des activités de l’agence identifiées comme contraires aux droits humains ;
  • L’annulation du règlement créant l’agence Frontex, s’il est démontré que le mandat de l’agence est incompatible avec le respect des droits fondamentaux.

www.frontexit.org

 

 

[1] Directive 2001/51/CE du Conseil du 28 juin 2001 visant à compléter les dispositions de l’article 26 de la convetion d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985.

[2] Règlement (CE) N o 377/2004 du Conseil  du 19 février 2004  relatif à la création d’un réseau d’officiers de liaison «Immigration».

[3] www.frontex.europa.eu

[4] En 2014, dix-huit accords[1] de travail ont été conclus. Des négociations sont en cours avec sept autres pays (Brésil, Egypte, Libye, Maroc, Mauritanie, Sénégal et Tunisie) selon Frontex, interrogée à ce sujet par la campagne Frontexit en avril 2013.

[5] Entretien avec le commandant de la Guardia Civil Eduardo Lobo le 19 octobre 2006 : Rapport de mission d’Hélène Flautre sur la situation des migrants aux îles Canaries, du 16 au 19 octobre 2006 sur les îles de Tenerife et de Gran Canaria, p. 12

[6] S’agissant des accords de travail, le Parlement européen (informé après adoption) ne dispose, pour le moment, d’aucune prérogative pour les approuver au préalable ou pour contrôler leur mise en œuvre.

[7] La Plateforme des acteurs de la société civile sénégalaise pour le droit des migrants et personnes déplacées (PASCS-DM/PD).

[8] Rapport de mission d’Hélène Flautre sur la situation des migrants aux îles Canaries, du 16 au 19 octobre 2006 sur les îles de Tenerife et de Gran Canaria, p. 15.

[9]  Entretien de Franziska Keller (eurodéputée), Sara Prestianni (Migreurop) et Sophie Chabridon (assistante Hélène Flautre, eurodéputée) avec l’Ambassadeur d’Espagne au Sénégal le 09/02/2011.