Trente-cinq ans après la signature du protocole de libre circulation de la CEDEAO, la mobilité des citoyens de cet espace régional ouest-africain demeure soumise à de nombreux obstacles. Devant l’incapacité des Etats de la CEDEAO à faire appliquer leurs propres textes, la société civile ouest africaine s’organise. 

 

Le 29 mai 1979, les chefs d’Etats des quinze pays membres[1] de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) signaient à Dakar un protocole sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement[2].  Par la suite, plusieurs protocoles additionnels[3] ont été signés pour accélérer la dynamique d’intégration économique et de libre circulation. En vertu de ce cadre juridique, tous les ressortissants des Etats membres de la CEDEAO peuvent, en théorie, circuler librement au sein de la CEDEAO sans obligation de détenir un visa, pour les séjours n’excédant pas 90 jours.

Or, trente-cinq ans plus tard, il semble que la liberté de circulation des citoyens de la CEDEAO soit restée lettre morte. Les commerçants, les transporteurs et l’ensemble des citoyens désireux de voyager dans les différents pays de l’espace régional se heurtent quotidiennement aux pratiques arbitraires des douaniers ou des forces de sécurité qui méconnaissent les termes du protocole de libre circulation de la CEDEAO. En pratique, la traversée des frontières est souvent caractérisée par le paiement de taxes illicites, des pratiques discriminatoires voire même des actes de violences ou de détention arbitraire des personnes.

Afin de défendre leurs droits et d’inciter les autorités à prendre des mesures efficaces pour l’application effective du protocole de libre circulation de la CEDEAO, seize organisations de la société civile, de l’Afrique de l’Ouest, du Maghreb et de France ont lancé, en janvier 2014, une campagne de plaidoyer en faveur de la libre circulation[4]. Cette campagne d’information, de mobilisation sociale et d’interpellation des décideurs vise à contribuer à l’application effective du protocole de la CEDEAO sur la libre circulation des personnes et des biens et ses textes additionnels en Côté d’Ivoire, au Mali, au Niger et au Sénégal.

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Moustapha Kébé, chargé de projet au REMIDEV (Réseau Migration et Développement, basé à Dakar, Sénégal) nous explique le contexte, les objectifs et les activités de la campagne CEDEAO sur la libre circulation des personnes et des biens.

Pouvez-vous nous décrire le contexte qui a mené au lancement de la campagne CEDEAO sur la liberté de circulation des personnes et des biens ?

[…] Dans le cadre du réseau REMIDEV nous travaillons dans un projet dénommé Loujna Toukaranké. Nous travaillons dans le cadre régional et international dans ce projet-là avec différentes organisations, dans les différents pays. Dans ce cadre là, nous organisons différentes activités communes pour renforcer les capacités de nos membres et essayer de faire du plaidoyer pour la défense des migrants et des demandeurs d’asile. Cette année, nous menons une campagne de vulgarisation du protocole de libre-circulation dans l’espace CEDEAO. Je rappelle que ce protocole a été mis en place en 1979. Cette année coïncide donc avec le 35ème anniversaire de ce texte, qui a été signé par les Etats de la CEDEAO mais tarde toujours à être effectif, ce qui freine la mobilité dans cet espace-là.

Quels sont les obstacles à la liberté de circulation des citoyens de la CEDEAO ?

Il y a différents types de problèmes. De 1979 à aujourd’hui, il y a eu plusieurs étapes dans la mise en œuvre de ce protocole. En 1986, nous sommes passés à la première étape avec le droit d’entrer. Puis, par la suite, le droit de résidence et le droit d’établissement ont également été mis en place. Depuis 1986, les citoyens de la CEDEAO ont la possibilité  d’aller dans les pays membres de la CEDEAO pour une durée de 90 jours, sans obligation de visa. Au-delà de ce délai, ils ont en principe la possibilité de demander une carte de séjour pour continuer à vivre dans ces pays là.

Mais souvent, entre la théorie et la pratique, il y a un fossé. Les populations, les commerçants, et les migrants font face à d’importantes tracasseries au niveau des postes frontières. Bien souvent, les forces de l’ordre et les agents des services de l’immigration contraignent les personnes à payer des taxes illicites. Il y a des rackets et des harcèlements, qui peuvent même être parfois physiques ou sexuels. Il y a donc toute sorte de problèmes que vivent les citoyens. Ces obstacles freinent la mobilité et par conséquent, les échanges économiques entre nos Etats. C’est pour ces raisons que nous avons décidé de mener cette campagne au niveau de quatre pays  (Sénégal, Côte d’Ivoire, Niger, Mali). Nous souhaitons sensibiliser les décideurs, notamment les parlementaires, les agents de certains Ministères (tels que le Ministère de l’Intérieur et le Ministère des Affaires étrangères) et certains organes régionaux comme la Commission de la CEDEAO. Enfin, nous souhaitons également interpeller les médias sur ces problématiques.

En ce moment, du 23 au 29 mai, a lieu dans le cadre de cette campagne, une semaine dite de « mobilité régionale ». Pouvez-vous nous dire ce qu’il va se passer durant cette semaine, en particulier ici au Sénégal ?

Au niveau du Sénégal, nous travaillons au sein du REMIDEV avec une trentaine d’associations, mais aussi avec des journalistes, des étudiants et des syndicats. Dans le cadre de ce projet, nous avons décidé d’organiser différentes activités :

Le 28 mai à 10h nous tiendrons une conférence de presse au Centre Amadou Malick Gaye (ex Centre de Bopp), à Dakar.

Après la conférence de presse, une caravane d’une trentaine d’activistes partira de Dakar pour aller jusqu’à la frontière sénégalo-gambienne. Sur leur route, les activistes de la caravane feront plusieurs escales dans différentes villes, pour sensibiliser les populations à leurs droits, aux niveaux des points de rencontres tels que les gares routières et les marchés.

Au-delà de cette caravane, nous allons également travailler avec les médias pour participer à des émissions à la radio et à la télévision mais également publier des communiqués dans la presse écrite afin de toucher le plus large public possible.

Finalement, beaucoup de personnes ne savent même pas qu’elles ont des droits liés au protocole de libre circulation au sein de l’espace CEDEAO ?

C’est tout à fait vrai. La plupart des migrants et des transporteurs connaissent l’espace CEDEAO mais ne connaissent pas les textes de la CEDEAO. C’est la raison pour laquelle nous souhaitons informer les populations, à travers ces différents moyens (slogans, débats publics, flyers, etc. Le tout en français, mais également en langue locale).

 

Merci à Mustapha Kébé pour son temps et ses explications et bonne semaine de mobilité régionale à tou.te.s !

 

[1] Bénin, Burkina Faso, Cap Vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée Bissau, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo.

[2]A/P1/5/79 Protocole sur la libre circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement.

[3] Protocole additionnel A/SP1/7/85 du 06 juillet 1985 portant code de conduite pour l’application du protocole sur la libre   circulation des personnes, le droit de résidence et d’établissement.

Protocole additionnel A/SP/1/7/86 du 1er juillet 1986 relatif  à l’exécution de la deuxième étape (droit de résidence) du  protocole sur la libre circulation des personnes, le droit de  résidence et d’établissement.

Protocole additionnel A/SP2/5/90 du 29 mai 1990 relatif à l’exécution de la troisième étape (droit d’établissement) du protocole sur la libre circulation des personnes.

[4] Cette campagne s’inscrit dans le cadre d’un programme plus large de promotion et de défense des droits des migrants en Afrique de l’Ouest et au Maghreb, le projet régional Loujna-Toukaranké.