Quand on habite à Beyrouth, le conflit en Syrie prend une autre dimension que depuis la France. Ici, il occupe les esprits, les nouvelles, le quotidien, les vies. Il se sent, il se voit et il s’entend. Depuis les premières manifestations dans les rues syriennes contre le régime de Bachar El Assad à aujourd’hui, plus de deux années se sont écoulées. Les manifestations se sont transformées en affrontements, les affrontements en conflit armé de haute intensité. Des centaines de milliers de Syriens et Syriennes ont pris la route de l’exil tandis qu’on estime à près de 4 millions, le nombre de déplacés à l’intérieur du pays[1]. Les pays limitrophes de la Syrie, la Turquie, le Liban et la Jordanie ont accueilli le plus grand nombre de réfugiés tandis que d’autres ont réussi à s’éloigner de la région et à obtenir parfois le statut de réfugié en Europe ou aux États-Unis.

« Nous ne sommes pas un pays d’asile »

Actuellement, le Haut Commissariat aux Réfugiés (UNHCR) au Liban a enregistré près de 500 000 réfugiés syriens. Avant d’en dire plus sur la situation de ces réfugiés, arrêtons-nous quelques lignes pour poser le cadre juridique de l’asile au Liban, ou plutôt son absence de mise en œuvre. En dépit de certains de ses engagements internationaux[2], le pays mène depuis de nombreuses années une « non-asylum policy » affirmant qu’il n’est ni un pays d’asile ni de transit pour les personnes recherchant une protection. Cette position est liée à plusieurs facteurs, notamment la présence de plus de plus de 450 000 réfugiés palestiniens sur le sol libanais, dont plus de 3 000 ne sont enregistrés nulle part au Liban[3] et le fragile équilibre du système politique, basé sur les communautés religieuses d’un pays qui ne compte que 4 millions d’habitants. La question des Palestiniens au Liban demanderait une ribambelle d’autres articles fouillés, que je garde dans ma poche pour plus tard. Au regard de la loi, les demandeurs d’asile et réfugiés sont donc traités comme des migrants irréguliers et l’entrée ou le séjour irréguliers relèvent du pénal. Ils peuvent à tout moment être arrêtés, enfermés voire expulsés. En 2003, le gouvernement libanais et l’UNHCR ont signé un MoU (Memorundum of Understanding) stipulant que le Liban n’était ni un pays d’asile, ni de transit et rendant l’UNHCR responsable du traitement des personnes demandant l’asile et de leur ressettlement dans un pays tiers qui les accepte.

Revenons à nos moutons. Le UNHCR a donc enregistré un demi-million de réfugiés syriens depuis le début de la crise. A ceux-ci, il faut ajouter les personnes qui ne ce sont pas encore enregistrées auprès du UNHCR, par manque d’information ou par la lenteur des procédures vu le nombre de demandes actuellement. Enfin, il faut également prendre en compte les nombreux travailleurs syriens (particulièrement dans le secteur du BTP et agricole), présents dans le pays depuis des années, certains installés, d’autres faisant des allers-retours selon le contexte politique et les opportunités de travail, qui pour ceux qui le peuvent ont fait venir leur famille au Liban au fur et à mesure que le conflit s’enlisait. Enfin, les réfugiés palestiniens de Syrie qui sont enregistrés par l’UNRWA viennent grossir les rangs, fuyant les combats et les bombardements sur les camps en Syrie[4].

Tableau d'un artiste syrien

Tableau d’un artiste syrien

 

Ainsi, on arrive à des estimations qui frisent le million de syriens dans un pays qui compte seulement 4 millions d’âmes. Imaginez un instant, entre 10 et 20 millions de réfugiés qui arriveraient en France en l’espace d’une année à peine? Dans un pays où l’on crie à l’invasion quand quelques centaines de réfugiés arrivent en bateaux sur les côtes italiennes ou françaises, on a bien du mal à se l’imaginer. Jusqu’à maintenant, le gouvernement libanais a fait preuve d’une relative ouverture en délivrant aux Syriens des permis de séjour de 6 mois, renouvelables jusqu’à trois fois. Pour la suite, on ne sait pas trop. Le HCR de son côté, a demandé a tous les pays, et pas seulement limitrophes, de garder leurs frontières ouvertes aux refugiés et a fait preuve de son inquiétude face à certaines initiatives de fermeture des frontières, notamment en Jordanie[5].

 

Des camps informels disséminés dans tout le pays. 

 

La carte dynamique des foyers de réfugiés au Liban développée et mise à jour par le HCR permet de constater que toutes les régions accueillent des personnes en exil. En particulier dans le nord du Liban, certains villages font face à des flux de réfugiés très importants. Les autorités libanaises n’acceptent pas l’installation de camps par peur qu’un scénario similaire à celui des camps palestiniens ne se répète[6]. D’ailleurs officiellement, on ne parle pas de réfugiés mais de « déplacés », notez la nuance. Ainsi, ceux qui peuvent se le permettre louent des appartements ou habitent chez des membres de leur famille. Les plus pauvres logent dans des abris de fortune qui se transforment en camps informels ou bien sont accueillis dans des structures ouvertes par les municipalités. Si le Liban a reçu des aides de la communauté internationale pour faire face à la crise, la situation humanitaire et sociale reste critique. De nombreuses organisations humanitaires ouvrent des antennes dans le Nord et mettent en place des programmes d’urgence pour les réfugiés syriens : vêtements, abris, nourriture et accès à la santé…

Pour ceux qui arrivent à Beyrouth et réussissent à louer un appartement ou une chambre, joindre les deux bouts à la fin du mois est un véritable parcours du combattant. Les prix des loyers n’ont cessé d’augmenter ces dernières années dans la capitale et avoisinent pratiquement ceux de villes comme Lyon ou Lille tandis que les biens de consommation sont de plus en plus chers. Par rapport à la vie en Syrie, le pouvoir d’achat des Syriens en prend un sacré coup. Trouver du travail n’est pas non plus la tâche la plus facile et des personnes qualifiées gagnant bien leur vie en Syrie se retrouvent avec des salaires de quelques centaines de dollars par mois. Une partie est envoyée en Syrie, aux proches restés sous les bombes. La plupart sont dans une situation d’attente très désagréable : les combats en Syrie vont-ils continuer longtemps ? Quand va-t-on retourner au pays ? Est-ce que cela vaut-il le coup de s’installer ici si on repart bientôt ? Comment va la famille là-bas, j’ai envoyé un message à ma soeur hier, elle n’a toujours pas répondu, tu crois qu’il lui est arrivé quelque chose?

Tableau illustrant le sentiment d'un syrien fuyant son pays

Tableau illustrant le sentiment d’un syrien fuyant son pays

Certains essayent de quitter le Liban : rejoindre la France pour continuer les études, l’Égypte où une partie de la famille a fuit, l’Allemagne pour demander le statut de réfugié… Ceux qui n’ont pas de passeport (laissé en Syrie ou périmé) se retrouvent bloqués au Liban, au sens littéral. Au Nord et à l’Est, la Syrie. Depuis les localités libanaises près de la frontière, on entend les bombes qui tombent. Au Sud, Israël. Personne ne passe, le Liban ne reconnaît pas Israël et les casque bleus patrouillent le long de la ligne de séparation. A l’ouest enfin, la mer. Le seul moyen est donc de prendre le ciel et tout le monde n’en a pas les moyens.

Il y a quelques jours, je racontais à un ami syrien mon excursion dans un quartier populaire de Beyrouth pour aller chercher de quoi meubler ma chambre et me donner un peu plus l’impression d’habiter ici pour de vrai. Il a soupiré en souriant : « C’est quand même drôle. Tout le monde essaye de sortir d’ici, de partir et toi pendant ce temps, tu meubles ta chambre pour t’installer. »

 

Un conflit qui déborde inexorablement

Les réactions des Libanais face au grand nombre de réfugiés syriens dans leur pays sont très différentes. Eux-aussi ressentent la crise en Syrie de manière aigue. La pression sur les prix déjà évoquée pèse sur les ménages libanais tandis que l’afflux de dizaines de milliers de personnes a pour conséquence une pression sur les salaires des travaux moins qualifiés. De nombreuses familles ont accueilli des réfugiés syriens chez elles depuis le début du conflit malgré leur propre situation économique difficile. En particulier dans le Nord, les populations de part et d’autre de la frontière sont proches, une partie de la famille vivant en Syrie, l’autre au Liban, sans même parler des couples mixtes. Dans d’autres cas, les accusations envers les syriens et la violence policière prennent le dessus comme l’atteste l’une des descentes de la police, contactée par les voisins, dans une maison de Geitawi (partie d’un quartier chrétien de Beyrouth) pour frapper violemment des travailleurs étrangers, dont la plupart d’origine syrienne.

Il faut avoir en tête que les liens entre la Syrie et la Liban sont extrêmement serrés et en même temps conflictuels. La Syrie ne s’est retirée complètement du Liban qu’en 2005 et l’armée ainsi que les services secrets syriens ont régné sur le pays pendant de nombreuses années[7]. Dans ce contexte, il n’est évidemment pas étonnant que la guerre en Syrie commence à avoir des conséquences chez son voisin. Si depuis deux ans, le Liban a assez bien résisté à ces tensions, on assiste depuis quelques mois à une réelle régionalisation du conflit. En octobre, un attentat à la bombe au cœur d’Achrafieh, le quartier chrétien, a coûté la vie à plusieurs personnes dont Wissam al-Hassan, l’une des têtes des renseignements des Forces de Sécurité Intérieure du Liban. De plus, d’intenses combats ont lieu à Trablos (Tripoli) dans le Nord du pays entre un quartier majoritairement sunnite et un quartier alaouite et ont déjà fait plus de 30 morts[8]. Enfin, deux roquettes sont tombées fin Mai dans un quartier de la banlieue sud de Beyrouth à majorité chiite et contrôlé par le Hezbollah blessant 4 ouvriers syriens. Cette attaque est survenue le lendemain d’un discours tenu par Hassan Nasrallah, chef du Hezbollah, dans lequel il réaffirmait le soutien et l’engagement de son parti aux côtés du gouvernement syrien. Si cela fait déjà plusieurs mois que le Hezbollah envoie discrètement des combattants en Syrie, la récente bataille de Qoussair, près de la frontière libano-syrienne, a mis en lumière le rôle très actif du parti de Dieu dans la guerre en cours dont il ne se cache plus. Il y a quelques jours, nous apprenons qu’un manifestant a été tué par balle à Beyrouth lors d’une manifestation devant l’ambassade d’Iran.

 

Manifestation Place des MartyrsAinsi, la situation est étrange: la tension monte de quelques crans par jour, elle se sent par de petites choses comme des discussions tendues dans les taxis, la radio qui parle en boucle des combats à Trablos, les parlementaires qui décident de se maintenir au pouvoir pendant 17 mois de plus ou encore par les camions de l’armée qui patrouillent le soir. Il y a encore deux jours de cela, dans le taxi bloqué par les éternels bouchons matinaux de Beyrouth, les passagers et le chauffeur étaient en grande réflexion sur les visas qu’on obtient le plus facilement pour sortir du Liban : on est passés du Brésil à la Belgique, en passant  par l’Allemagne et la France et tout le monde avait son avis sur la question. « Il n’y a pas de travail ici, on bosse toute la journée pour au final avoir juste de quoi payer le logement et la nourriture. C’est pas une vie. Et puis avec la situation en Syrie, c’est sûr que ça va arriver jusqu’à nous quand on voit ce qu’il se passe à Trablos… » Personne ne sait comment ça va évoluer, quelles seront les règles du jeu. Pendant que les responsables politiques n’arrivent pas à se mettre d’accord sur une réforme de la loi électorale, les températures continuent de grimper et les libanais de monter le dimanche dans leurs gros 4×4 pour aller se rafraîchir dans les montagnes ou sur les plages bondées de la côte.

Protestations face au prolongement du mandat des députés libanais

Protestations face au prolongement du mandat des députés libanais

Quoiqu’il en soit, l’été sera chaud.

 


[1] Pour tous les chiffres concernant les réfugiés syriens, se référer au site mis en place par le HCR sur la crise syrienne avec cartes et statistiques assez précis à la clé.

[2] Le Liban a ratifié par exemple la Convention contre la Torture et autres traitements ou punitions cruels, inhumains et dégradants ainsi que son protocole optionnel qui a pour but d’instituer un système de visite dans les lieux d’enfermement. S’il n’a pas ratifié la Convention de Genève de 1951 et son protocole de 1967 sur les droits des réfugiés, le Liban est membre du Comité exécutif du Haut-commissariat aux réfugiés depuis 1963.

[3] L’UNRWA, une agence de l’ONU a été crée spécialement pour assister les réfugiés et déplacés et leur apporter les services de base comme l’éducation, la santé etc. Au Liban c’est l’UNRWA qui est en charge d’enregistrer les Palestiniens.

[4] Pour en savoir plus sur la situation des Palestiniens de Syrie refugiés au Liban:  http://english.al-akhbar.com/node/15548

[5] UNHCR Press release: « UNHCR concerned about Syrians stuck at border, reiterates call for international support »

[6] Les autorités libanaises n’entrent jamais dans les camps palestiniens et n’ont aucun contrôle sur ce qu’il se passe à l’intérieur. L’UNRWA et les comités populaires palestiniens sont en charge de la gestion des camps.

[7] Pour en savoir plus sur la passionnante histoire contemporaine du Liban et des relations avec ses voisins, en particulier avec la Syrie, l’incontournable lecture est « Le Liban contemporain » de Georges Corm, édition augmentée avril 2012.

[8] Lire l’article Now Sects and the City