Il y a au moins promesse que la mairie d’Amadora aura tenu : celle qu’elle nous avait fait en juillet, que les démolitions reprendraient en novembre. Si seulement elle s’inquiétait autant de ses autres promesses, celles qui sont en standby depuis vingt ans…

Après un été chaud, très chaud, le froid et la pluie ont fini par s’installer. Alors que dans le centre de Lisbonne, on se plaint du passage à l’heure d’hiver parce que « c’est déprimant », dans les bidonvilles d’Amadora c’est une autre histoire. Dans le quartier Santa Filomena, on ne râle pas tant que ça, mais on constate l’humidité et les gouttes qui tombent du plafond, métronome de la misère de ces baraques. On slalome entre les flaques de ces rues étroites et inégales ; le vaste terrain couvert de gravats, tu sais là où il y avait des maisons, n’est plus que boue et débris. Il fait froid, les vêtements sur les étendoirs ne sèchent pas et le vent est sévère. Le quartier a perdu son air coloré et ces habitations paraissent bien frêles pour protéger les familles contre l’hiver qui s’annonce pluvieux.

Et pourtant, les habitants vont devoir se battre pour qu’on ne touche pas à leur maison. Au moment où on se dit qu’il fait un temps à commencer la trêve hivernale, la mairie a décidé de reprendre les démolitions. Hé, plus qu’un an avant les élections municipales ! Pas le temps d’attendre – ni de reloger les expulsés…

Ça faisait quelques semaines que ça s’était calmé, qu’on avait presque l’impression d’avoir gagné… Quelques semaines que je ne mettais les pieds à Santa Filomena qu’en coup de vent, sans prendre le temps d’aller vérifier l’évolution de la partie basse du quartier, celle dont l’ « éradication » a commencé en avril. Et un beau matin d’automne, coup de fil d’Eurico, membre hyper-actif et ultra-précieux de la Commission d’Habitants du quartier, pour nous avertir que plusieurs personnes ont eu des réunions à la mairie où on les a prévenus qu’il fallait quitter les maisons le plus rapidement possible, sinon… Apparemment, la « deuxième phase » a commencé, une phase plus dure que la première. Pourquoi plus dure ? Deux raisons : d’abord parce qu’elle est plus intensive, puisqu’elle englobe « toutes les constructions qui sont plus haut que la chapelle » – c’est-à-dire tout le quartier. Ensuite parce qu’elle ne prend même plus la peine de faire semblant : d’après la mairie, aucune solution ne sera proposée aux habitants non inclus dans le Programme Spécial de Relogement (PER).

Petit rappel sur le PER, Programa Especial de Realojamento. Il s’agit d’un programme visant à éradiquer les bidonvilles, très nombreux dans les zones de Lisbonne et Porto à partir des années 1980. Jusque là, tout va bien. Le problème, c’est que ce programme a été mis en place début 1990. Un recensement a été effectué en 1993 afin de procéder au relogement des habitants de ces « bairros de lata ». Je vous passe le couplet sur les divers problèmes de ces relogements plus ou moins bien goupillés (création de ghettos, éclatement des réseaux et isolement des individus, incongruités diverses, etc) et en viens directement à ma partie préférée : un absurde anachronisme administrativo-politique. Il y a presque 20 ans que ce PER traîne la patte et que de nombreuses familles sont encore en attente de relogement, 20 ans d’existence et un taux d’exécution très, très loin des 100%. Et puis il s’en passe des choses en vingt ans ! Des gens meurent, des gens naissent, des gens arrivent, perdent leur travail ou tombent malades… Il y a aussi le cas de certaines personnes qui étaient absentes au moment du recensement pour des raisons professionnelles ou médicales… Le cas de personnes qui ont été retirées du programme pour des raisons plus ou moins obscures… Cependant, certaines municipalités, comme celle d’Amadora, s’entêtent à baser leur action de terrain sur ces données vieilles de deux décennies. T’es pas dans le recensement de 1993 ? Pas de chance.

Bref. Je disais donc que certaines personnes avaient été reçues par les assistantes sociales de la mairie. Mais pour la deuxième phase, la machine-à-déloger a sorti le grand jeu. Cette fois, les habitants (en très large majorité, d’origine cap-verdienne) se retrouvent également face à ceux qui étaient sensés être leurs alliés : des fonctionnaires du Haut Commissariat pour l’Immigration et le Dialogue Interculturel (ACIDI) et des représentants de l’Ambassadrice du Cap-Vert. Soi-disant pour garantir la transparence du processus.

Quelques jours après les réunions à la mairie, les avis d’expulsions poussent comme des champignons sur les portes. Sans date. Veuillez quitter votre maison « brevemente » – d’ici peu. Ce prélude à la deuxième phase menace une dizaine de familles, qui comptent de nombreux enfants en bas âge, des mères et un père célibataires, des personnes malades, âgées et/ou handicapées, de nombreuses personnes sans emploi ou travaillant pour moins de 300€ par mois…

Ce n’est pas un secret, le Portugal ne va pas fort. Il n’y a pas d’argent, ni pour les habitants de Santa Filomena ni pour personne. Et on fera avec, d’ailleurs on ne demande pas des maisons gratuites, on aimerait juste des logements décents, avec des loyers correspondant aux capacités économiques de chacun. Et puis s’il n’y a pas d’argent pour reloger les familles, pourquoi les mettre à la rue ? Pourquoi ne pas leur laisser leur seul et unique abri ? En plus ça coûterait moins cher en location de pelleteuses – et de policiers.

Mais le plus triste, c’est qu’on a la réponse à ce terrible « pourquoi ». Un peu plus haut sur la colline, en amont de Santa Filomena, une urbanisation toute neuve, de type classe moyenne supérieure, c’est-à-dire pas mal du tout au vu de la conjoncture actuelle. A proximité et parfois de l’autre côté du quartier, plusieurs éléments clairement destinés à ce genre de clientèle : rues bordées de palmiers, centre de fitness, etc. Alors forcément, les baraques dégradées au milieu font tache. C’est mauvais pour la spéculation… D’autant toujours dans cette logique de spéculation, un terrain vide vaut plus qu’un terrain occupé.

Comme si ça ne suffisait pas, les habitants de cette urbanisation chic-choc font circuler depuis quelques temps deux pétitions : l’une pour la démolition immédiate de l’ensemble du quartier ; l’autre contre la construction de logements sociaux dans la zone. Sans commentaire. L’argument-clé qui justifie de raser le quartier sans prendre la peine de reloger ses habitants ni d’ailleurs de les traiter comme des êtres humains est l’ « intérêt général », le bien commun, le bonheur et la sécurité de tous. Il est repris en cœur par la police municipale, la mairie, et comble du comble, par l’ACIDI, qui semblent estimer que mettre des familles à la rue est la meilleure réponse aux problèmes de criminalité à Amadora, puisque ce quartier est « le lieu d’activités préparatoires à des délits criminels ». Je vous laisse imaginer la tête des retraités et mères de familles qui travaillent comme des forcenées pour la moitié du salaire minimum national quand on leur a passé l’info.

Et des histoires de discrimination, j’en ai tellement que je préfère m’arrêter là sinon je vais encore m’énerver et c’est pas bon pour la rhétorique. Je préfère garder mes forces pour la mobilisation, parce qu’on compte bien donner encore du fil à retordre à la mairie. On était devant samedi, on y sera à nouveau bientôt, et on reviendra, et on avertira encore et encore tous les ONU, Conseil de l’Europe et médiateur de justice qu’il faudra. On rappellera à corps et à cris que ces expulsions forcées sans relogement sont de graves violations de plusieurs droits fondamentaux, que le droit au logement est garanti par de nombreux textes nationaux et internationaux, que le relogement n’est pas un service que l’État rend à ces citoyens mais un devoir. Dans un contexte ambiant morose et révolté, on continuera d’exiger « nem gente sem casa, nem casas sem gente » (ni des personnes sans maison, ni des maisons sans personne).