Nous avons une immense opportunité. Celle d´être dans un pays étranger, de travailler sur des thématiques de société tout en bénéficiant du bien le plus précieux : le temps pour observer. La tête libre des questions quotidiennes: trouver un travail, savoir ou vivre, comment, pourquoi et vers où… je peux errer dans Barcelone les yeux grands ouverts. Au delà des bâtiments prestigieux, des grandes plages et des bars a tapas appétissants,  la situation est particulièrement cynique. A tel point qu’on ne sait plus vraiment s’il faut rire ou pleurer. Comme le sentiment d’assister dans le même temps à une comédie ou s’enchainent les situations burlesques et à des jeux du cirque ou seul l’organisateur prend du plaisir.

En prenant l’exemple d’une promenade classique nous rencontrerons en premier les vendeurs de boissons pakistanais ou bangladais. Une brève discussion avec Abdul, l’un d’eux, nous apporte quelques précisions : 15 heures de travail quotidien (de midi à 3h), un salaire de 40 euros par jour et un matelas dans des habitations collectives propriétés du passeur (qui est à la fois chef de réseaux, agent immobilier, homme d’affaire, représentant communautaire et mafieux avant tout). Ce n’est pas le rêve américain mais passe encore : un toit, un sandwich et quelques deniers dans le contexte actuel ce n’est pas donné à tout le monde.  Sauf que le métier d’Abdoul exercé par des milliers de Pakistanais dans tout Barcelone est illégal. Certes ils portent des sacs verts fluos  remplis de canettes, certes le principe même est leur visibilité  et il est impossible de marcher plus de 2 minutes en centre ville sans entendre « agua, coca cola, cerveza…fresca »[1] … mais les autorités ne sont pas au courants… Peut être que ces hommes prennent juste un bain de soleil avec un sac de rafraichissement pour profiter pleinement d’un moment de joie…Le fait est que de temps en temps les pouvoirs publics décident de s’insurger contre ces individus « nuisible à l’économie des bars » et envoient la police pour en arrêter 2 ou 3. Ils confisquent le sac plastique, en profitent pour remplir les centres de rétention et, chose étrange, mettent une amende de 40 euros… (salaire journalier). Surement un hasard mathématique mais qui renforce l’ironie de la situation…

Bref on continue un peu notre route sans se laisser perturber par un violent conflit autour des poubelles. Ici les encombrants ça rapporte et si l’on  trouve un peu de cuivre c’est le jackpot…Ainsi nous pouvons assister à un ballet de caddies de supermarchés conduits par de membres de communautés différentes. Pour caricaturer, nous avons les espagnols a la rue depuis la crise, les africains et ceux appelés les « bulgares » (bien que la majorité ne soit jamais allés en Bulgarie..).  Le rituel et souvent le même : la femme devant indique à l’homme derrière ce qu’il faut prendre ou pas. A chaque groupe son territoire et mieux vaut ne pas s’aventurer vers les poubelles de l’autre sous peine de régler la question par la force. On a quand même du mal à croire à ces scènes improbables. Du mal à voir des grands mères marcher avec des caddies pour quelques vêtement, et surtout du mal à lire dans les yeux de tous quelque chose qui dit qu’on ne voit rien…

Plus tard dans la journée on rencontrera Frank, un ukrainien polyglotte d’une trentaine d’années professeur d’anglais quand les budgets de l’éducation nationale le lui permettent. Afin de mieux vivre il arpente les plages, avec sa petite machine, dans l’espoir d’entendre dans son casque le cliquetis des pièces de monnaie. Intriguée je lui demande combien il gagne. Là encore une sombre histoire de guerre de clans et de « bulgares »  « propriétaires » des meilleures plages…il rentre avec 5 euros de moyenne « ce qui est parfait pour s’acheter une bière et un bon sandwich ». « Le problème c’est que les bomberos[2] nettoient trop les plages, il n y a plus rien pour nous… ».  Certes c’est un problème… le plus grave je ne sais plus.

Je rentre donc chez moi en repassant par la Barcelone radieuse, les bars à touristes, les odeurs de Fideua (plat traditionnel catalan) et les absurdités notables de la ville. Pour ceux qui n’iront pas au restaurant mais au supermarché sachez que maintenant le gel douche, le shampoing, le dentifrice ou le pâté croute sont des produits de luxe mis sous protection de plastique dur et dotés d’antivols…Nouvelle économie, nouvelles procédures…Il n’est plus donné à tout le monde la possibilité de s’offrir du déodorant et mieux vaut-il se protéger des voleurs. Puis, en sortant de ce « musée », on s’aperçoit qu’ici où 400000 personnes ont été expulsés de leur logement par les banques depuis 2008,  les sans abris dorment…dans les sas d’entrée des banques…Leur nombre a augmenté de 32% depuis l’explosion de la bulle immobilière mais les politiques sociales sont quasi inexistantes… La mairie compte 2800 sans abris déclarés (recensés après être allés dormir en foyer, avoir mangé dans les distributions alimentaires, s’être soignés dans des dispensaires…) dont au moins 800 dorment à la rue. Il y a l’Eglise, Caritas, quelques aides et… l’œuvre sociale de la Caixa Catalunya (banque responsable de la majorité des expulsions en catalogne)… « L’avantage c’est qu’avec la crise on se sent moins seul » ironise un sdf… . Ces « pensionnaires des sas »  sont occasionnellement délogés par des personnes affectées par l’hypothèque qui préparent des actions de piratage pour éviter leur propre expulsion !

Vous suivez? Pas facile car tout cela n’a aucun sens…

Bref, rien de bien nouveau sous le soleil si ce n’est le fonctionnement sociétale habituel. Mais bon à force de le voir fallait bien en parler…

 



[1] Eau, coca cola, bières…fraiches”

[2] Pompiers