Le palais de justice de Sfax

Le 23 octobre est pour la Tunisie l’anniversaire des premières élections libres après la chute du président Ben Ali. C’est aussi la date qui avait été fixée pour l’achèvement de la nouvelle constitution, toujours en chantier.

Pour les familles des migrants morts dans le naufrage du 13 mars 2011, le 23 octobre 2012 est la date de l’audience du procès des passeurs de leurs proches. Elles devaient toutes être présentes, mais en raison de l’agenda politique tunisien, les compagnies de transport ont refusé la location de bus par le Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux (FTDES) qui devaient leur permettre de se rendre à Sfax. Il est neuf heures et une vingtaine de proches des victimes se regroupe devant le tribunal à l’heure de l’ouverture de l’audience. Tous crient « La peine de mort pour l’assassin de nos enfants ! » alors que la police essaye de calmer la situation.

Selon Omar, rédacteur de la plainte et représentant des familles, les faits sont les suivants. Début mars 2011, 46 jeunes venus principalement des régions de Sfax et de Tunis se rendent à Kerkennah afin de partir pour Lampedusa. Ils ont pris rendez-vous avec deux passeurs via deux intermédiaires, présents dans les quartiers sud de la capitale. Les jeunes sont conduits dans une maison, en l’attente de pouvoir prendre le bateau – cette situation est fréquente en attente de conditions favorables pour prendre la mer, certains peuvent attendre dans ces maisons plusieurs semaines avant que la météo ne se calme. Au bout de douze jours, les jeunes s’épuisent et perdent confiance dans leur passeur. Mais ils ont déjà payé leur voyage et le passeur refuse de leur rendre leur argent. Ce dernier aurait alors mis à l’eau une vieille barque qui se trouvait depuis sept ans dans le cimetière de bateaux de Kerkennah. Ce type de barque, selon les riverains, est fait, lorsqu’elle est neuve, pour embarquer un maximum de 15 personnes. Malgré cela, les 46 jeunes y embarquent le 13 mars depuis la plage kerkenienne d’Aataiya et ne feront que quelques kilomètres dans les eaux territoriales tunisiennes avant que la barque ne coule. Cinq d’entre eux seront repêchés peu après, au milieu des débris de la barque, par un autre bateau de migrants, partis durant la même période. Les autres jeunes sont morts noyés. Une semaine à dix jours plus tard, des pêcheurs retrouvent leurs corps flottant dans l’eau. Ils les remettent à l’armée qui identifie les familles grâce aux puces de téléphone portable retrouvés dans les vêtements des victimes.

« Le passeur est un assassin ! » dit Omar, « il a utilisé une barque vieille et inadaptée, il a fait ça dans un acte de mort. Les jeunes ne voulaient pas partir mais lui il a pris leur argent. Il a voulu les tuer ! Nous ne sommes pas là parce que nos enfants sont morts, nous sommes venus car ils ont été victime de l’acte du passeur. »

Ces faits témoignent de deux tendances dans l’émigration maritime tunisienne. D’une part les risques grandissants que les boat-people sont capables de prendre lorsqu’ils ne peuvent obtenir de visa pour l’Europe, ce qui montre leur détermination face à la gravité des causes qui les poussent à partir. D’autre part la dé-professionnalisation des passeurs dans le contexte révolutionnaire de baisse de l’attention policière autour des côtes. Ce phénomène a mené à l’augmentation du nombre de migrants victimes de naufrages et d’escroqueries. La fermeture des frontières européennes et la soumission des Tunisiens au régime des visas ne posent donc aucune limite, bien au contraire, aux départs des jeunes, ni à la perfidie de certains passeurs dont ils peuvent être les victimes.

Il est dix heures et l’audience n’a toujours pas commencé. Les familles sont devant les portes du tribunal. Elle expliquent aux passants et à la police qu’elles se sont rendues devant tous les ministères, notamment des droits de l’Homme et des affaire sociales, afin que leurs enfants soient reconnus comme martyrs de la révolution et que des aides leurs soient versées. En effet, la plupart se trouve dans une situation sociale très précaire. Leurs enfants, qui ont quitté le pays durant la révolution, l’ont fait pour tenter de subvenir aux besoins de leurs familles. Les réponses des ministères tardent encore et l’audience du procès a enfin lieu, plus d’un an et sept mois après les faits.

A dix heures et demie, les familles entrent enfin dans la salle d’audience. Leurs avocats sont arrivés et demandent un report, en raison d’éléments nouveaux récemment apportés au dossier. Moins d’une heure plus tard, le juge entre dans la salle pour annoncer le report. L’audience se tiendra donc le 20 novembre. Une occasion de médiatiser cette affaire davantage qu’une journée comme aujourd’hui, où l’agenda politique est chargé et les journalistes occupés à la capitale. Les familles rentrent chez elles, avec au cœur la même tristesse.

 

Traduction française :

« Nous sommes les familles des disparus du 13 mars. Nous sommes venus aujourd’hui pour la première audience du procès des passeurs criminels. J’espère que les juges du tribunal feront la justice. C’est un procès qui concerne des criminel, ces hommes ont causé la mort de 41 jeunes tunisiens. Ils ont utilisé exprès une petite barque inutilisée depuis sept ans. Qui normalement ne peut porter  que 15 personnes, ils en ont mis 41 dessus ! C’est un meurtre. Je félicite le procureur de la République du tribunal de Sfax, qui nous a accueilli et nous a écouté, et qui s’est montré compréhensif. Je lui ai donné des informations complémentaires sur le procès, cette barque était inutilisée depuis 7 ans. C’est un vrai crime envers ces 41 jeunes. Ce procureur, dont je m’excuse d’avoir oublié le nom, honore la justice tunisienne, et les personnes qui s’occupent de ce dossier sont à la hauteur de la tâche. »