Mi-août, la disparition de l’athlète somalienne Saamiya Yusuf Omar a fait la une des plus grands quotidiens européens. C’est d’abord Igiaba Scego, écrivaine italienne d’origine somalienne, qui a rapporté les propos du champion des 1500 mètres des JO de Rome de 1987, le somalien Abdi Bile : «  Sapete che fine a fatto Samia Yusuf Omar ? », “Savez-vous comment a fini Samia Yusuf Omar?”.

Dès le départ j’ai été touchée par son histoire, pour une fois je pouvais mettre un visage sur une des trop nombreuses personnes disparues en mer durant ces « voyages de l’espoir », comme se plaisent à les appeler les journaux.

J’ai apprécié le ton utilisé par la presse, mêlant sentiment d’injustice et de dénonciation des conditions de voyages que sont contraints d’accepter les migrants. J’ai eu l’impression qu’on rendait justice à Saamiya Yussuf, qu’à travers le récit de sa disparition, on personnalisait les faits et on se rapprochait des personnes traversant la Méditerranée. Mais en réalité je me suis trompée, le cas Saamiya Yussuf est un exemple des plus flagrants de l’indifférence dans laquelle meurent les migrants en mer, de l’ignorance de ce qu’il se passe à nos frontières méridionales et de l’hypocrisie générale des autorités, quelles qu’elles soient.

Certains articles n’ont parlé que de sa disparition en mer, lorsque d’autres ont annoncé clairement, à travers le témoignage du Docteur Guiseppe Saviano, que le corps de Saamiya Yussuf reposait à Lampedusa. Je me suis rendue à plusieurs reprises au cimetière de Lampedusa -où je vis depuis deux mois- à la recherche des sépultures des migrants. Sur une seule de ces tombes se trouve le prénom et le nom d’une jeune femme ayant perdu la vie en 2009. Saamiya Yussuf n’existe pas dans ce cimetière ; si elle se trouve effectivement à Lampedusa, elle repose parmi tant d’autres de façon anonyme.

Seule une comparaison d’ADN ou d’empreintes permettrait d’identifier la jeune femme. Seulement depuis plus de dix ans que des corps sont enterrés à Lampedusa, aucune mesure n’a été prise pour garantir le droit à ces personnes d’être reconnues et aux familles de savoir la vérité sur le sort de leur proche.

Sur la grande majorité des tombes, on peut lire « personne de sexe masculin, d’ethnie africaine », avec en prime la signature de l’ancien maire de Lampedusa… comme s’ils avaient été enterrés parmi les Lampedusains par faveur et qu’il fallait justifier leur crémation.

Lorsque je me suis rendue sur la frontière gréco-turque en novembre 2011, j’ai également visité le cimetière des migrants morts durant la traversée du fleuve Evros. Dans cette zone, il existe deux manières d’entrer en Grèce : la première consiste à déjouer les caméras thermiques et les longues-vues en traversant la frontière par la voie terrestre ; la deuxième, plus périlleuse, consiste à traverser le fleuve Evros, en pneumatique, à l’aide de cordes ou à la nage. Les migrants essaient ainsi d’atteindre la Grèce en passant près du village de Nea Vyssa, où le fleuve Evros fait un crochet par le territoire turc et ne joue plus son rôle de frontière naturelle. Le cimetière se trouve à Sidero, le dernier village musulman en Grèce. Là-bas, les migrants ne sont plus enterrés avec la population locale mais dans les montagnes, à quelques kilomètres de l’entrée du village. En arrivant, on aperçoit d’abord des boîtes numérotées contenant les affaires personnelles des migrants puis, en remontant, on peut voir un terrain vague empli de tombes qui soulèvent la terre battue et sableuse, enfermées derrière un grillage. En Grèce, c’est l’Imam de Sidero qui, seul, s’occupe des sépultures des corps de migrants dont personne ne veut dans les alentours. À Lampedusa, de 1996 -date des premiers corps rapportés sur l’île- à 2010, Vicenzo Lombard un insulaire aujourd’hui à la retraite, a pris soin de ces corps anonymes. Deux hommes qui à eux seuls représentent toute une partie de la mémoire des migrations vers l’Europe. Une mémoire fragile, dont les autorités ne prennent actuellement pas soin.

Le nombre exact de migrants enterrés à Lampedusa est inconnu, mais un chiffre n’a de toute façon pas de sens si on l’isole de son contexte. On a parlé du naufrage de 80 personnes d’origine tunisienne dans la nuit du 6 au 7 septembre 2012, certains journaux ont surenchéri et parlé de 136 personnes à bord de l’embarcation qui a sombré. On a pu lire que deux corps, celui d’un homme et celui d’une femme, ont été repêchés puis enterrés à Lampedusa. Mais que sait-on de ces deux personnes ? Est-ce que des précautions ont été prises pour permettre aux familles des Tunisiens disparus d’identifier ces corps ? Mais encore, est-on bien sûr que ces deux personnes aient perdu la vie dans ce naufrage ? On ne sait absolument rien. Et il ne faut pas croire que les autorités en savent plus, ni que la délégation tunisienne venue à Lampedusa se soit inquiétée de ces deux corps et ait cherché à savoir si le nécessaire avait été fait pour leur identification. Des familles entières, des centaines de mères, sont à la recherche de leur fils disparu depuis des mois, elles protestent et attendent que les gouvernements tunisiens et italiens daignent enquêter et se manifester. Mais la question ne les intéresse pas. Les « traversées de l’espoir » pour rejoindre l’Europe sont malheureuses, nous déplorons tous les morts en Méditerranée, mais cette situation est acceptée. Les seules solutions trouvées jusqu’à présent servent de pansement et tentent bon gré mal gré de guérir les craintes d’une invasion et de tout ce qu’elle sous-tend.

Les migrants qui arrivent à Lampedusa partent de Libye ou de Tunisie. Du premier pays, il faut en moyenne deux à trois jours pour rejoindre Lampedusa. Il faut compter au moins 15 heures de voyages depuis la Tunisie.

Les côtes libyennes sont étroitement surveillées, un nouvel accord entre l’Italie et la Libye a été signé le 4 avril 2012, mais la Libye n’a jamais signé la Convention de Genève pour la protection des réfugiés. Tous ceux qui parviennent en Europe peuvent témoigner des conditions difficiles de survie dans ce pays par lequel ils doivent inexorablement passer pour rejoindre les côtes européennes. Ils racontent les abandons dans le désert, les enfermements dans des geôles, les violences quotidiennes et l’obligation de se cacher. Arrivés en Italie, ils et elles reçoivent généralement la protection humanitaire mais leur parcours est ensuite encore très long, l’Italie ne disposant pas actuellement de moyens suffisants pour, au delà de l’accueil, offrir une réelle possibilité d’intégration à ces personnes.

Les Tunisiens qui rejoignent Lampedusa passent quelques jours dans le Centre de premier secours et d’accueil de l’île où ils sont identifiés. Ils sont ensuite transférés dans d’autres centres fermés en Sicile avant d’être en grande majorité rapatriés par l’Italie en Tunisie, en raison de l’accord bilatéral signé par les deux pays. Lampedusa voit arriver les mêmes Tunisiens pour la énième fois sur l’île. Un opérateur travaillant dans le Centre d’Identification et d’Expulsion -qui correspond à nos centres de détention- de Trapani, en Sicile, a reconnu un Tunisien quelques jours plus tard à Lampedusa. Le jeune a tenté la traversée deux fois en moins de dix jours. En moins de dix jours il a également été renvoyé en Tunisie.

On distingue les Tunisiens des autres et on a créé des catégories, demandeurs d’asile ou migrants économiques, qui permettent de justifier les politiques de renvoi. Il est aujourd’hui acquis qu’un Tunisien arrivant en Europe pour continuer ses études, travailler et se réaliser n’a pas de droits. On bafoue l’article 13 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : le droit de chacun à quitter tout pays, y compris le sien.

On se trompe en pensant que nos politiques de rapatriement peuvent mettre fin aux espoirs et aux aspirations de ces jeunes. Combien de personnes à bord de l’embarcation ayant coulé le 7 septembre 2012 ont tenté de rejoindre Lampedusa plusieurs fois auparavant ? Combien de vies auraient pu être épargnées en l’absence de cet accord ? Et combien de vies à venir seront perdues en vertu de nos politiques de renvoi systématique ?

Dès le lendemain du naufrage, le procureur d’Agrigente a annoncé que tout serait mis en œuvre pour retrouver et poursuivre les passeurs à l’origine de ce drame. Aujourd’hui, on ne parle plus de naufrage mais d’abandon en mer par des trafiquants. Trois hommes auraient même été identifiés parmi les survivants comme des passeurs. On se concentre sur les moyens utilisés par les Tunisiens pour arriver jusqu’à Lampedusa, au lieu de chercher à comprendre pourquoi ils et elles en sont arrivés à prendre ce risque. Hypocritement on nous fait croire qu’en punissant et en inculpant trois personnes, on évitera que de tels évènements se reproduisent. Et en l’espace de quelques jours, ils sont passés de la catégorie de survivants à celle de passeurs. Pourtant, comme tous les autres, ils ont pris le risque de cette traversée au péril de leur vie. On cherche les responsables ailleurs, afin d’éviter et de contourner la véritable question de fond, de remettre en question nos politiques en matière d’entrée et de séjour sdans les États membres de l’Union et de commencer à réfléchir à une solution en adéquation avec les droits de la personne.

Comme nous avons déploré le sort de Saamiya Yussuf sans même savoir exactement où repose son corps, nous parlerons peut-être d’autres jeunes héros perdant la vie en Méditerranée. Tous les autres continueront d’être oubliés pendant que d’autres accords seront signés et que seront renforcés les contrôles dans les pays de départ de ces « traversées de l’espoir ».