Farouk Ben Lhiba est le père d’un jeune tunisien disparu en mer en tentant
de rejoindre les côtes italiennes en février 2011, et est depuis un an
porte-parole des familles des disparus du naufrage dit du « Liberté 302 ».
Je l’ai rencontré en Italie dans le cadre du projet de Boats4People,
coalition d’organisations euro africaines qui a mené durant les trois
dernières semaines de juillet 2012 une flottille de solidarité en
Méditerranée sur les rives italiennes et tunisiennes afin de sensibiliser
aux disparitions et morts de migrants en mer aux portes de l’Europe et
dénoncer les pratiques policières rendant les frontières européennes
toujours plus meurtrières. Le site Fortress Europe, qui tient une revue de
presse quotidienne des naufrages et disparitions en mer estime que 18 244
migrants sont morts aux frontières de l’Europe depuis 1998, dont 13.417 en
mer Méditerranée. Farouk m’a raconté com


Station balnéaire anti-raciste
ment est survenu le naufrage
durant lequel a disparu son fils de seize ans, et son combat contre les
militaires tunisiens menés depuis un an.

Nous sommes à Cecina, dans une station balnéaire de la cote Toscane, au

début du mois de juillet. Sur le bord de mer, les restaurateurs et
commerçants s’activent pour installer des écrans en plein air devant les
terrasses pour suivre la finale de l’Euro à venir. A deux pas, se tient
sous une pinède le Meeting International Antiraciste de l’Arci,
association culturelle italienne revendiquant plus d’un million de membres.
Stands syndicaux et de groupes locaux d’artisanat, conférences tant sur
les droits des migrants que sur l’actualité des luttes LGBT en Italie,
concerts et déclarations politiques le soir. Un programme classique d’un

festival militant somme toute. Farouk semble un peu perdu, et Nicanor, le
coordinateur du projet Boats4People avec qui il est arrivé de Tunis, me
confie qu’il déprime sec. Il faut dire que lorsqu’on vient témoigner
sur la mort de son fils, le cœur n’est certainement pas à se laisser
aller à trainer auprès des festivaliers. Il est pourtant toujours souriant,
discute aisément, et parle italien ce qui lui permet de communiquer avec
presque tout le monde sur place. « J’ai travaillé avec des céramistes
italiens dans le bâtiment en Tunisie, j’ai appris avec eux » m’explique
t il. Très calme dans ses explications, une cigarette perpétuellement
accrochée aux lèvres, il est méthodique dans son récit pour me recenser
toutes les informations à sa disposition sur la disparition de son fils.
C’est précisément pour diffuser son témoignage que l’ARCI et
Boats4People l’ont invité au meeting, et aux cotés de survivants de deux
autres naufrages, il a déjà raconté son combat en cours à des militants

et festivaliers. La goélette Oloferne de Boats4People partira à la fin du

meeting et il embarquera avec le reste de l’équipage en direction de la
Sicile, puis des cotes tunisiennes pour enfin achever son périple à
Lampedusa. Mais avant, il raconte son histoire. Il est avant tout venu pour
« faire savoir ».

 

Liberté 302
Suite à la révolution du printemps 2011 en Tunisie et la chute du régime
de Ben Ali, le 10 février 2011, son fils de 16 ans et plusieurs de ses amis
tous originaires de la ville de Zarzis située au sud de la Tunisie,
embarquent en direction de l’Europe. Ils partent à bord d’un bateau
neuf, le Rais Ali II, « sans risques matériels, en très bon état »
insiste tout de suite Farouk. Ils sont 120 à bord, tous tunisiens. Le 11
février au matin, le bateau arrive dans les eaux internationales et est
intercepté par une frégate des gardes côtes tunisiens, la ElHouria302. Les
militaires tunisiens demandent l’arrêt du moteur et font mettre
l’ensemble de l’équipage du bateau à genoux. Tous les occupants
obtempèrent, et suivent les ordres des militaires. Mais une fois le bateau
de migrants à l’arrêt, la frégate des gardes côtes relance son moteur,
recommence à avancer, éperonne le bateau de migrants et le coupe en deux.
Sur les 120 occupants, 17 personnes disparaissent durant le naufrage, 5 corps
sont récupérés et les 98 autres migrants sont« sauvés » par les gardes
côtes. Le fils de Farouk fait partie des 17 disparus. Son fils était le plus
jeune des 22 morts et disparus, le plus âgé était né en 1975. Ils avaient
tous une vingtaine d’années, et venaient tous de Zarzis.

Promesses militaires contre pochette cartonnée
Le 14 février 2011, un commandant et un amiral de l’armée tunisienne se
rendent au port de Zarzis pour rencontrer Farouk ainsi que plusieurs autres
familles de disparus du naufrage. Les militaires présentent leurs excuses et
déclarent qu’il s’agit d’une ‘faute technique’, s’engagent alors
à porter la responsabilité de l’accident, et affirment qu’ils vont
diriger des recherches pour retrouver le bateau et les disparus. Farouk
m’explique qu’à ce moment, il a bon espoir dans la collaboration des
militaires. Il entre en contact avec la base militaire de Sfax pour suivre
l’affaire. Avec les autres familles, ils filment cette rencontre à
l’aide d’un téléphone portable pour enregistrer cet engagement oral que
leur font les militaires. Une plainte est déposée contre le Ministère de
la Défense, que Farouk veut porter contre le capitaine de la frégate, à
qui incombe la responsabilité du naufrage.Mais la collaboration fait long
feu, et une ‘commission indépendante’ est mise sur pied par l’armée
tunisienne,qui déclare que la faute du naufrage incombe au bateau de
migrants. A ce jour, Farouk ne dispose toujours pas de l’attestation de
décès de son fils, qui n’est pas reconnu par l’armée tunisienne. Le
ministère de la Défense ne répond pas aux multiples courriers adressés
par l’avocat des familles, le procureur ne réussit pas à relancer
l’enquête.
« Les militaires dans cette histoire, ils ont tous les pouvoirs », enrage
Farouk. Il m’ouvre une pochette cartonnée gonflée de documents tous
relatifs au naufrage. Il y consigne tout. Il me montre les brochures de
journaux publiées dans trois journaux tunisiens afin d’obtenir les
attestations de décès.Il s’agit d’annonces de disparitions avec les
photos des disparus, dont celle de son fils. Farouk étale le tout sur la
table et jure en italien : « Porcamiseria, quand je vois la photo de mon
fils. ». Farouk conserve toute la correspondance avec l’avocat, les
courriers et requêtes du procureur, les lettres de relance pour éclaircir
les conclusions de la « commission indépendante », les témoignages de
survivants et même de militaires corroborant la version des naufragés.

Parole contre parole
Au début, il commence seul à s’informer sur le naufrage, puis prend
rapidement contact avec les autres familles des victimes, en rencontre
d’abord huit, et peu à peu les familles apprennent son combat et le
contactent. Ils trouvent un avocat et commencent à réunir le nécessaire
pour déposer une plainte. Leur avocat, Maitre Ben Amar, est originaire de
Zarzis mais travaille à Tunis et en Allemagne. Il organise la défense
contre les militaires afin d’établir leur responsabilité dans le
naufrage. Farouk se déplace dans toute la Tunisie pour constituer le
dossier, chercher des témoins, récolter des informations. A ce qu’il me
raconte, c’est donc aussi lui qui constitue le dossier. De son côté,
l’avocat contacte le Ministère de la Défense à Tunis et la justice
administrative, et obtient même un rendez-vous avec le Ministère des Droits
de l’Homme à Tunis. Jusqu’ici, rien n’y fait, et les conclusions de la
commission indépendante sont aberrantes.
Chaque annonce et témoignage des survivants est ainsi contredite et
infirmée par la commission. Le lieu du naufrage lui-même est sujet à
débat. La commission militaire le situe en face de la côte de Kerkena,
très près des rives, dans les eaux tunisiennes. Mais le rapport d’origine
des militaires lui-même reconnait que c’est bien dans les eaux
internationales » s’exclame Farouk, « regarde, ici c’est indiqué,
latitude 34°58, et longitude 11°55 ! Même le procureur de Sfax le dit que
c’est dans les eaux internationales ! »
« On revendique plusieurs choses sur lesquels la commission ne veut pas
revenir : il faut qu’ils disent que l’accident était prémédité et que
ce n’est pas une faute de conduite des migrants. Je te l’ai dit, le
bateau était en bon était, il faisait 20mètres de long, avec un moteur de
330cv en bon état. Le commandant de bord, il était doué et expérimenté.
Il s’est soumis aux ordres donnés par les militaires du Liberté302. Tous
les voyageurs étaient accroupis et rien n’entravait la visibilité des
militaires.» Les témoignages recueillis déclarent que le bateau a été
coupé en deux, la proue a coulé immédiatement et l’arrière en une
quinzaine de minutes. Les seize disparus n’ont pas été recherchés.
L’épave n’a pas été récupérée pour expertise. Le rapport de la
commission ne cite pas les cinq noyés. La commission n’a même pas appelé
les familles à témoigner.

Relancer, rappeler, contester.
Farouk insiste sur les nombreuses inexactitudes, je suis impressionné par la
quantité de détails qu’il a réussi à obtenir, et la multitude de
contre-déclarations qui parsèment le dossier. « Regarde, là, le 23 mars
2011 : le procureur général de Sfax du troisième bureau, je te l’ai dit,
indique les bonnes coordonnées du naufrage, mais il parle de
‘frottement’ entre les deux bateaux et dit que les militaires ont
récupéré 99 personnes alors qu’en vérité 98 ont été prises à bord.
On se trompe même sur le nombre de survivants ! Le procureur n’est
pourtant pas du côté des militaires mais c’est ce qu’ils lui déclarent
lorsqu’il les interroge. Ils parlent de l’incident du bateau, et il n’y
a pas un seul expert dans la commission, que des militaires. Tant qu’il
n’y a qu’eux qui témoignent, c’est parole contre parole.»
Depuis, plusieurs lettres ont été adressées au Ministère de la Défense,
sans réponse. Farouk insiste pour me faire la lecture et traduit
littéralement de l’arabe au français : « Regarde, celle-ci elle
s’intitule Rappel n°3 pour avoir des nouvelles de nos enfants de
l’accident du Houria302 disparu dans les eaux internationales le 11
février 2011. Depuis ce moment, nous n’avons aucune nouvelles de votre
part, de vos recherches. Nous vous avons envoyé des rappels le 17 novembre
2011 et 26 janvier 2012. Nous avons envoyé ces demandes avec un Notaire, où
en êtes-vous pour ces recherches, avez-vous trouvé des corps, le bateau ou
avez-vous cessé les recherches ? Nous avons beaucoup patienté, s’il vous
plait écrivez-nous avec des informations. »

Espoir et Fatigue.
Il reste plusieurs espoirs de faire avancer le dossier, et Farouk dispose de
plus en plus de soutiens associatifs et juridiques. Il vient de concrétiser
un projet avec Amnesty International, à qui il a transmis tous les documents
en sa possession le 11 juin dernier. Grâce à eux il a bon espoir qu’une
nouvelle commission se réunisse de manière indépendante, avec la présence
d’experts, de familles des victimes et disparus, et de témoins. Il est
nécessaire de sortir le bateau pour prouver la collision, de récupérer les
corps des disparus pour faire justice et condamner le capitaine de la
frégate, obtenir des excuses officielles ainsi que des dédommagements
financiers. « Pourquoi tu crois que les familles ont laissé partir leurs
enfants ? Aujourd’hui je n’ai pas de travail, je suis au chômage pour
l’instant, j’étais technicien avant, mais pour des privés, je n’ai
même pas de déclaration à la caisse nationale, ni de carnet pour déclarer
les frais de santé. Pour les autres c’est pareil, quand les familles
peuvent elles prennent dix dinars par ci par là pour m’envoyer vous voir,
mais la majorité des familles est vraiment à Zéro, personne n’a
l’argent pour payer le procès ! Tu sais vraiment, c’était une vague
incroyable après la révolution, la majorité des jeunes voulait partir. Il
y avait des gardes dans la capitale mais sinon à partir du Sud du pays on
pouvait passer, des centaines de bateaux sont partis, en quelques jours il y
a 8000 personnes qui sont arrivées à Lampedusa ! »
Farouk est fatigué, il me le répète régulièrement, de porter cela à
bout de bras depuis presqu’un an et demi. « Moi je me sens comme un poulpe
Antonin, je lance un bras là, un bras ici, un autre par là, et je suis
fatigué.Je n’ai même pas un ordinateur pour faire le travail, j’ai
rien, c’est du travail amateur. Où vais-je me faire une adresse e-mail, si
je ne peux pas la consulter ? Pourtant moi je sais qui a tué, on a toutes
les infos, les coordonnés. Au moment de l’accident, des avions de la
Guardia Costiere [les gardes côtes italiens] ont survolé le naufrage. Le
capitaine militaire l’a reconnu, les avions ont des images c’est certain,
il faut les récupérer pour prouver. L’armée italienne doit les avoir, je
me demande comment les avoir, il faut voir les cartes avec Charles et Lorenzo
[chercheurs et membres de Boats4People, ils participent à déterminer
précisément les lieux des naufrages en mer grâce à du travail sur
données satellites et coordonnées téléphoniques d’appels passés en mer
par les migrants. Ces informations sont documentées sur une plateforme
interactive intitulée WatchtheMed] et trouver comment il est possible de
récupérer ces informations.

Capture d’écran de la carte interactive sur le site de WatchTheMed

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand l’avion d’Air France a coulé à Rio
à 11 000m de profondeur on est allé les chercher avec des robots et là on
n’est pas capable de chercher à 400 m de profondeur un bateau de 27 tonnes
pour remonter les corps? La moindre des choses, c’est que je puisse
récupérer le corps de mon fils. »
« Mon fils, il a rêvé de ça, de l’Italie, de l’Europe.Aujourd’hui
c’est moi qui suis à sa place, lui il n’est même pas arrivé, il n’a
rien vu. »