Le rôle des places urbaines dans les mouvements sociaux

 

Iulia. 28 mars, au colloque “Contradictions urbaines”. L’intervention d’introduction, consacrée aux mouvements d’émancipation et au rôle des “places” (urbaines) dans ces mouvements sociaux, m’inspire. C’est Asef Bayat, professeur en sociologie politique à l’université d’Illinois aux États-Unis, qui consacre sa communication au sujet. Son intervention s’intéresse davantage aux “printemps arabes”, notamment à l’Égypte. Mais je pense de suite à Iris, qui elle, est partie à Kiev en Ukraine. En fait, je me dis : ça peut carrément être chouette d’écrire un article sur la thématique toutes les deux ! L’idée serait de partir de cette intervention et de lier ces questions aux événements qui se sont déroulés à Maïdan. La proposition est lancée …

Iris. Je suis tout de suite séduite par la proposition de Iulia. L’idée d’étudier le Maïdan sous un angle différent de ceux déjà abordés me plaît beaucoup! Écrire cet article à deux est un exercice très stimulant et enrichissant chacune de nous ayant quelque chose à offrir à l’autre.

 

Hérodote disait que “la Géographie fait l’Histoire”. Vraiment ? Quels liens peuvent exister entre espaces géographiques et événements historiques ? Et plus particulièrement, entre places urbaines et mouvements sociaux ?

L’idée que l’urbanisme puisse influencer les comportements humains et ainsi favoriser l’apparition de mouvements sociaux ou au contraire leur destruction est avancée par Asef Bayat dans ses travaux analysant les mouvements sociaux au Moyen-Orient. Partant du constat que la majorité d’entre eux s’est déroulée dans des villes, il s’est alors posé plusieurs questions : quel aspect de l’urbanité est à l’origine de ce phénomène? Qu’est-ce que cela nous apprend des villes? Pourquoi certaines places sont-elles plus pertinentes et investies que d’autres ? Existe-t-il des dynamiques contraires ?

Quelques petites réflexions à quatre mains autour du Maïdan à Kiev, de Piata Victoriei à Bucarest, et du rôle de l’“urbanité” dans les mouvements sociaux …

 

Maïdan Nezalezhnosti … histoire d’une place clef

 

Maidan Nezalezhnosti signifie en ukrainien “Place de l’Indépendance”. Deux mots puissants, qui s’épousent et se complètent parfaitement. L’un deux fait référence à l’architecture, au bâti, au palpable, l’autre à l’histoire, au vivant, à l’immatériel …

Revenons brièvement sur cette place, qui a marqué les esprits et les aspirations révolutionnaires en 2014.

Maidan Nezalezhnosti, plus largement appelée “Maïdan”, telle que nous la connaissons aujourd’hui est un lieu profondément marqué par l’Histoire du pays. Depuis sa création, la place a connu de nombreux bouleversements historiques qui ont conduit à d’importantes transformations urbaines s’accompagnant souvent du besoin de la renommer. Jusqu’en 1871 la place portait le nom Khrechtchatykskaïa Plochtchad (Place Khrechtchatyk). En 1876 elle prend le nom de Doumskaïa Plochtchad (Place du Parlement), après qu’on y ait construit la Douma[1] de Kiev. En 1935, la place récemment baptisée Place soviétique devient la place Kalinine, du nom de Mikhaïl Kalinine, premier président du Soviet suprême. Après la Seconde Guerre mondiale, la place, lourdement endommagée, est complètement reconstruite dans le style néo-classique stalinien. À cette période on y construit la Poste centrale de Kiev ainsi que la Maison des syndicats, bâtiments présents encore aujourd’hui. En 1976-1977 les travaux de construction du métro impliquent le réaménagement de la place, renommée Plochtcha Jovtnevoyi revolyutsii (Place de la Révolution d’Octobre). Un monument est érigé à l’occasion du soixantième anniversaire de la révolution d’Octobre, ainsi qu’un ensemble de fontaines (seules présentes encore aujourd’hui). La place reçoit son nom actuel Maidan Nezalezhnosti après l’accession de l’Ukraine à l’indépendance en 1991.

Autant d’événements historiques qui se sont accompagnés de transformations urbaines. Comme si l’Histoire avait trouvé le moyen de s’inscrire dans l’espace et l’urbanisme se nourrissait de l’histoire pour se réinventer à travers différents styles d’architecture.

 

Qu’est-ce qu’une place clef à investir?

 

Dans son article “The Revolution Square” publié dans The Book of Kyiv en 2015, Yustyna Kravchuk explique que cet immense espace empreint d’Histoire qu’est Maïdan, “crée un environnement idéal pour l’organisation de rassemblements de masse et de parades”. Ainsi, il existerait une corrélation entre architecture et mouvements sociaux. L’urbanisme pourrait faciliter, par son architecture, l’organisation de rassemblements populaires, citoyens et spontanés. C’est une idée que l’on retrouve également chez Asef Bayat. Selon lui, il existerait des places clés ou “key squares” présentant plus d’intérêt à investir que d’autres. De par leur architecture et leur positionnement géographique dans la ville, certaines places favoriseraient la prise des lieux par la population. On pense aux transports en commun et au degré d’accessibilité de la place. Une place trop excentrée, et non desservie par les transports en commun urbains ne permettra pas une affluence des manifestants sur son sol. Or, Maidan Nezalezhnosti est située au centre de Kiev. Aujourd’hui, la place est l’un des lieux les plus accessibles de la capitale ukrainienne que l’on soit en transport en commun ou bien à pied.

Outre la question de l’accessibilité du lieu physique de révolte ou de protestation, Asef Bayat affirme que les places de contestation aiment la symbolique. La contestation de février dernier en Roumanie en est l’exemple : les manifestants ont investi la place de la Victoire (piata Victoriei) qui fait face au gouvernement roumain. C’est l’institution étatique qui est visée dans la contestation, investir spatialement sa périphérie est donc déjà symboliquement un acte politique. On peut imaginer que dans le cas de Maïdan, au-delà de sa centralité, c’est sa symbolique chargée d’histoire – on l’a vu – qui attire.

 

« Détourner la place »

 

Selon Bayat, il existe un intérêt supplémentaire à investir les endroits qui ont déjà été fréquentés par la population. Ils sont “l’univers connu des manifestants”. C’est, on le voit, le cas de la place Maïdan, fréquentée par les promeneurs, passants et touristes… De plus, à Maïdan, une “tradition sociale politique” semble s’être installée.

Depuis la fin de la période soviétique, Maïdan a été le cœur de l’activité politique populaire de l’Ukraine. À l’automne 1990 déjà, des manifestations d’étudiants et de grévistes poussent Vitaliy Masol à démissionner de son poste de Premier ministre. Au début des années 2000, le mouvement d’opposition « l’Ukraine sans Koutchma » manifeste sur la place suite au scandale des cassettes audio enregistrées dans le bureau de l’ancien président Leonid Koutchma[2]. La Révolution Orange de 2004 va rassembler des milliers de manifestants sur Maidan Nezalezhnosti. Des tentes sont installées sur la place pendant plusieurs semaines malgré le froid et la neige. On assiste là à l’émergence d’une nouvelle forme de manifestation qui n’est plus mouvante, mais statique. Les manifestants ne marchent plus, mais occupent véritablement une place. En 2013, de nouvelles manifestations reprennent sur la place après le refus du président Viktor Ianoukovitch de signer d’un accord d’association avec l’Union européenne. Des centaines d’Ukrainiens vont se rassembler sur la place pour manifester leur déception. Très vite, la contestation prend une ampleur considérable, devient le symbole de plusieurs luttent et donne naissance à un mouvement portant le nom de la place qu’il occupe pendant plusieurs mois: le Maïdan. L’événement historique porte alors le nom de l’espace physique qu’il a investi.

 

Lorsque l’on parle de manifestation statique et d’occupation, on pense également au mouvement “Nuit Debout” ayant investi la place de la République à Paris au printemps dernier, mais aussi de nombreuses autres places en France.

Petit check-up des critères précédemment évoqués : la place de la République est chargée de symbolique, ok (la République, quand même !), elle est idéalement située (desservie par plusieurs lignes de métro et dans un quartier central), ok, et elle est aussi fréquentée par les urbains. Ok ! Dans ce mouvement d’occupation, ce qui a frappé c’est l’évolution des revendications des manifestants : au-delà du retrait de la loi travail, c’est aussi une démocratie plus juste qui était réclamée. Un autre modèle de société. Un système plus apaisé. En février 2017, en Roumanie, c’est un peu la même chose qui se passe. (Pour comprendre les raisons de ce soulèvement je vous renvoie à un autre article : http://emi-cfd.com/echanges-partenariats/?p=10375 ). On se soulève d’abord pour le retrait d’une ordonnance passée par le gouvernement : on reste ensuite pour réclamer une démocratie plus juste.

 

L’urbanité favorise-t-elle la révolte?

 

Selon, Saskia Sassen professeur en sociologie à l’Université de Colombie, la ville et les places urbaines facilitent la prise de pouvoir des opprimés, car les forces étatiques se trouvent dans l’incapacité d’agir pour asseoir l’opposition. Dans une certaine mesure, il est possible d’admettre que l’urbanité favorise la révolte. Pour le Maïdan, l’emplacement géographique de la place ainsi que son architecture ayant subi de nombreuses transformations urbaines ont sans doute facilité l’organisation de manifestations, quelles qu’elles soient à cet endroit. C’est aussi ce que souligne Asef Bayat : dans le choix d’un endroit pour manifester, la géographie urbaine est importante. Une place trop petite, trop facilement “fermable” par les autorités policières et sans issue de secours est dangereuse pour les manifestants.

Pourtant, on a remarqué également le contraire. À plusieurs reprises, les autorités du pays auraient provoqué des travaux de rénovation urbaine pour empêcher justement l’organisation de tels événements. En 2001 au cours de la  protestation “l’Ukraine sans Koutchma”, une construction de grande ampleur est décidée soudainement par le maire de Kiev. La place est clôturée pour travaux et devient donc inaccessible pour les manifestants. En 2004 à nouveau, la ville de Kiev lance un chantier sur la place. Découragés, les manifestants sont contraints de quitter leurs tentes. Il semblerait qu’il existe une sorte de tactique régulièrement employée par les autorités des villes d’Ukraine de mettre en place un chantier afin d’interrompre les manifestations en cours…

Ainsi, en reprenant les analyses faites par Asef Bayat, il est possible de voir en Maïdan, une “place clef” à investir par la population. Son architecture, son positionnement géographique, mais aussi sa symbolique font d’elle un lieu accessible à tous, un endroit privilégié pour les opprimés cherchant à porter leur voix. L’urbanisme faciliterait ainsi la mise en œuvre de mouvements sociaux bien que parfois, ils ne soient instrumentalisés par le gouvernement pour les freiner. Mais est-ce là l’unique fonction de l’urbanisme? Si les places urbaines peuvent jouer un rôle sur les mouvements humains, on peut se demander si l’urbanisme peut être dans certains cas vecteur de sociabilité? L’urbanisme crée-t-il du lien social? C’est cette question que se pose Asef Bayat lorsqu’il décide de replacer au centre de ses préoccupations l’Humain. Alors il se demande : est-ce vraiment une question d’espace urbain? Ne serait-ce pas plutôt une question d’espace humain, d’espace de sociabilité ?

 

« L’urbanité, un incroyable moyen pour construire du collectif »

 

Selon Bayat, la place urbaine est créatrice de lien social. C’est notamment le cas lorsque les manifestations prennent un caractère statique comme ça a été le cas à Maïdan en 2004 et 2013 ou encore en France avec Nuit Debout en 2016 place de la République. Réunis au sein d’un même espace réduit, les manifestants s’unissent malgré leurs différences autour de luttes communes. On assiste alors à “l’émergence de nouvelles formes de coopération, au sein d’une communauté de personnes égales”.

Au départ, le mouvement Maïdan était soutenu par une population plutôt jeune et ouverte sur le monde. Progressivement il a su rassembler des personnes venant d’horizons bien différents. Militants pour les droits humains, salariés, étudiants ou retraités, féministes, artisans ou encore chefs d’entreprises victimes du système corrompu ; tous ont participé d’une manière ou d’une autre aux manifestations sur la place, qu’ils soient de gauche comme de droite, russophones ou non, ultranationalistes ou libéraux. Lieu d’échanges et de partages, le Maïdan a offert un espace pour la société civile ukrainienne, afin qu’elle puisse exprimer son mécontentement et sa frustration. De jour comme de nuit, le mouvement s’est autogéré grâce à l’aide de nombreux bénévoles et associations. Des artistes sont venus encourager tous ces êtres humains en quête de solidarité et de liens.

C’est plus ou moins le même processus qui se déroule à Nuit Debout. D’une manifestation en marche, la gronde est passée à une occupation statique, à la création d’un microcosme humain sur une place urbaine au milieu de la ville. Vivant dans une sorte de “bulle” à l’image du système meilleur qu’ils espéraient construire, les manifestants ont recréé un nouveau lieu de sociabilité, un lieu d’échange et de partage de leurs aspirations.

Ces événements, qu’ils aient eu lieu en Ukraine ou bien en France, ont tous les deux été à l’origine de la création d’un microcosme urbain où les espaces de sociabilité se sont redessinés, les gens se sont rencontrés et ont partagé leur savoir et leurs compétences dans un esprit de solidarité avec l’espoir que les choses changent.

 

Par ailleurs, ce qui caractérise le Maïdan comme ces autres événements ayant eu lieu en France ou en Roumanie c’est qu’à ce caractère statique que l’on observe, vient s’ajouter un phénomène de prolifération des mouvements dans l’espace géographique des territoires qui la connaissent. Asef Bayat observe ainsi que pendant les printemps arabes dans les pays du Moyen-Orient, les manifestations se sont étendues depuis les villes jusqu’aux campagnes. De la même façon, Maïdan n’a pas eu lieu seulement à Kiev, mais dans plus d’une trentaine de villes en Ukraine, qu’elles que soient leurs tailles, comme Lviv ou Mykolaiev. Nuit Debout était à Nice, à Grenoble à Montpellier ou encore à Lyon. En Roumanie, la révolte contre la corruption s’est étendue à Cluj-Napoca, Timisoara, Iasi, Sibiu, Arad, Craiova, Ploiesti, toutes des villes de tailles différentes et aux profils différents …

 

 

 

 

Finalement, des villes du printemps arabe, à Kiev en passant par Bucarest et jusqu’à Paris, nous voyons à quel point la question de la place urbaine se pose dans les mouvements sociaux.

L’urbanisme, bien qu’il conserve à première vue son caractère géographique et statique, s’exprime à travers l’Histoire et est un vecteur de sociabilité. Parce qu’elles sont un lieu privilégié de rencontres et de proximité, les places urbaines offrent aux populations de nouveaux moyens de s’exprimer librement, de réinventer la société pour construire d’autres visions du monde, et ouvrir la voie vers des chemins jamais empruntés. En cela, l’urbanité fait grandir nos sociétés. Mais à ces phénomènes que l’on voit émerger aujourd’hui, d’autres s’y opposent.

L’urbanisme, n’est pas seulement créateur de lien social, il exclut aussi. Il est un moyen de se distinguer et de rejeter l’autre. L’architecture défensive en est un exemple. Dans nos sociétés occidentales, on voit de plus en plus apparaître de nouvelles constructions pour empêcher les personnes sans abris fixes de s’allonger: des cactus sont plantés sur la voie publique, les bancs sont remplacés par les chaises, les piques en pierre sont construits sur les rebords d’immeubles.

Aussi, alors que le caractère urbain statique d’un mouvement social est source de liberté pour certains, l’immobilité d’un phénomène socio-urbain peut devenir synonyme d’enfermement pour d’autres. C’est un phénomène très récent que nous évoquons ici, celui des camps de réfugiés en Europe. Ces campements, dont on supposait l’état provisoire, sont devenus de véritables villes, habitées et pourtant inhabitables par leur manque d’infrastructure : l’éphémère devient constant, les libertés n’existent plus. On est “enfermés dehors” selon les propos de Michel Agier[3].

 

Iulia & Iris

 

 

[1] Le Parlement

[2] Selon les enregistrements, Leonid Koutchma aurait commandité à la fin de l’année 2000 l’assassinat du journaliste d’opposition Gueorgui Gongadzé.

[3] Le couloir des exilés, publié en 2011.