10 ans que je milite. Parfois, je me demande ce qui nous fait tenir. Bien sûr, il y a les idées, il y a ce sentiment qu’il faut quelque chose, que quand on a la chance d’avoir accès à des outils d’analyse critique, on n’a pas le droit de se taire. Se taire, ne pas prendre parti, c’est défendre le pouvoir en place, c’est défendre l’ordre social.
Mais même en sachant ça, ce n’est pas évident de dire qu’on restera militant-e toute sa vie. Ce n’est pas évident qu’après un coup de matraque sur la tempe, on revienne se placer face à un cordon de flics. Ce n’est pas évident qu’après avoir bagarré des jours, des semaines, des mois contre un projet de loi rétrograde, une expulsion de logement ou l’installation de caméras de surveillance, on ne soit pas pris d’une envie de tout lâcher et partir à la campagne, loin du monde, ou tout simplement d’une envie de retrouver une vie tranquille, métro, boulot, dodo. Quand on a vu des gens, parfois des amis, mourir en essayant de traverser la frontière à Calais ou à Ceuta, quand on a vu nos camarades de lutte partir en dépression face à la violence encaissée, quand on a entendu pendant des années son patron, son proviseur, les flics en uniforme et les autres, ceux qui s’accommodent de cette vie, nous répéter que nous étions des utopistes, que nous devrions retourner travailler, que nous n’avons rien compris, quand on a déjà goûté à la froideur du carrelage mouillé pour seul matelas parce que les flics sont passées dans la nuit confisquer les mousses sur lesquels on dormait en campement pour exiger un relogement, ce n’est pas évident qu’on ait encore l’énergie suffisante pour continuer à lutter.

Alors qu’est ce qui nous fait tenir ? Au-delà des idées et de l’obligation éthique, il y a d’abord tous les petits moments qui nous font sourire, tous ces moments qui nous rappellent qu’on est vivant-e-s, les courses poursuites en petites voitures en plastique avec les gosses qui se retrouvent à la rue ou les parties de foot avec leurs ainés, pour leur faire oublier un peu la situation, les repas partagés sur les marches d’une quelconque institution ou dans la chaleur d’une cuisine collective crado, les étreintes après un beau film qui résonne avec nos vécus, le sentiment de puissance quand on s’oppose collectivement à son chef ou qu’on fait reculer temporairement les CRS, les nuits blanches à coller des affiches subversives et les jeux du chat et de la souris avec la BAC, le sentiment de liberté quand personne n’a plus l’autorité pour te dire quoi faire de ta journée, ce qui est autorisé ou pas, quand tu décides seul-e, selon ta conscience et selon l’intérêt collectif, les batailles de boue, ces moments de l’intimité ou du collectif où plus rien ne compte que l’intensité du présent. Mais, même ça, ça n’est pas suffisant.

Je crois que ce qui nous fait tenir, ce qui alimente une vie de luttes, la rage de combattre, c’est aussi et surtout des rencontres. Et souvent quand un-e camarade nous quitte pour reprendre le cours d’une vie plus classique, je pense que ce n’est pas les idées et les bons moments qui lui ont manqué pour rester, ce sont les rencontres scintillantes, celles dont on ne peut pas se détacher. Personnellement, c’est ce qui m’est arrivé. Et je ne parle pas d’amour, même pas d’amitié. La plupart des gens que j’ai en tête en écrivant ses lignes n’en connaissent pas plus sur moi que j’en connais sur elles et eux, sur nos « vies privées », nos « vies minuscules ». Je ne sais pas s’il sera jamais possible de rendre en mots l’intensité d’une relation de camaraderie. Beaucoup ont écrit sur l’amitié, encore plus sur l’amour, mais comment expliquer ce qui nous relie à quelqu’un-e dont on ne sait où elle/il habite, dont on ne connaît pas le nom de famille, dont on ne sait même parfois pas comment elle/il vit, son boulot, s’il/elle a des gosses, s’il/elle sucre son café ou s’il/elle préfère les glaces au chocolat ou les parfums plus exotiques.

Jean-Pierre Petit faisait partie de ces gens là pour moi. Je ne savais rien, ou presque, de sa vie. Je savais qu’il bossait à La Poste, mais parce que je l’avais rencontré quand un large collectif du 20ème occupait un immeuble de la Poste et parce qu’il se présentait parfois comme syndicaliste à Sud PTT. Je ne l’ai pas connu longtemps, à peine deux ans. Après, je suis reparti sur les routes qui se tracent en marchant de ma vie et je ne l’ai presque plus croisé. De temps en temps, quand je montais à la métropole qu’il habitait mais détestait tant ou quand on faisait le voyage chacun de son côté pour soutenir les copaines de Notre-Dame-des-Landes et qu’on finissait forcément par s’y retrouver. Pourtant, quand j’ai appris sa mort hier matin en arrivant au boulot, j’ai pleuré. Et je n’ai pas réussi à m’arrêter. C’est toujours dans ces putains de moments que les mots prennent vraiment du sens. Et quand les collègues à côté de qui je bosse tous les jours, en dépit d’une certaine affection qui s’est créée entre nous au fil des mois, n’ont même pas vu les larmes sur mes joues, je me suis dit que cette camaraderie me manquait encore plus.

A vrai dire, je ne savais même pas qu’il était malade. Quand j’ai lu qu’ « avant de s’endormir, il a retiré son masque à oxygène pour articuler clairement une dernière fois « Il faut s’organiser » », je n’ai pas pensé à l’image romantique du dernier souffle du révolutionnaire infatigable qu’il était, simplement que je ne le voyais pas avec un masque d’oxygène. Je le voyais au Transfo dans les réunions du collectif NDdL-IdF ou dans le hangar du même lieu à filer un coup de main sur la Transfu, au 260 [Rue des Pyrénées, lieu d’organisation et de luttes logement], dans nos petites réunions inter-groupes au CICP ou ailleurs où on essayait de coordonner et de partager nos réflexions sur les luttes en cours. Il était à nos côtés lorsque la main métallique d’un néonazi a tué Clément, avec toute sa colère et sa sensibilité. C’est presque tout seul qu’il a forcé les milieux anti-autoritaires parisiens (et parisiano-centrés) à s’intéresser à la lutte du Triangle de Gonesse. Et il avait de nombreux autres engagements, à la radio avec Les Amis d’Orwell, pour la convergence des luttes avec le Festival des Résistances et des Alternatives de Paris ou la Foire à l’Autogestion, contre la vidéo-surveillance avec « Souriez Vous Etes Filmés » et probablement d’autres dont je n’ai pas conscience. Jean-Pierre était partout et pas seulement pour y faire de la figuration. C’est probablement cette image que beaucoup de camarades garderont de lui.

Dans la nuit noire de ce monde, celle qui enveloppe nos illégalismes nocturnes mais surtout qui nous isole les un-e-s des autres dans nos petites bulles stériles, les camarades sont comme un réseau d’étoiles qui permettent de retrouver son chemin quand on se sent perdu-e-s. Au hasard des rencontres et des aléas de la vie, certaines étoiles brillent plus que d’autres. Jean-Pierre était l’une d’elles pour moi. Lointaine mais vivace. Et le croiser mettait toujours un peu de baume au cœur. Sans lui, mon Paris s’obscurcit encore un peu plus, redevient un peu plus la métropole vicieuse et hostile que je fuyais quand j’étais gamin.

Mais tant que des étoiles brillent encore dans le ciel, ses combats resteront les miens. Alors tou-te-s à Gonesse le 21 mai !


Ps. L’annonce de ses ami-e-s et camarades et un autre de Serge Quadrupanni