Les effets des politiques d’externalisation des frontières sur les pays dits « tiers », à la lumière de mon expérience au Maroc : Quand le politique entre par la porte, le droit sort par la fenêtre.

 

Introduction en quelques chiffres

Trois personnes d’origine sénégalaise sont décédées en mer le week-end dernier. Après avoir quitté Tanger à bord d’une embarcation de fortune, les huit personnes à bord sont interpellées par la Marine Royale Marocaine. L’arrivée du bateau de la Marine Royale, renverse l’embarcation. Cinq personnes sur les huit sont secourues. Trois sont laissées à la noyade. Une situation de non-assistance à personne en danger en grave infraction au devoir de sauvetage – the obligation to rescue people in distress – prévu par la convention des Nations Unies sur le droit de la mer, et pourtant ni les circonstances ni les responsabilités n’ont été éclaircies par les autorités.
Mi-Juin, 34 personnes, dont vingt enfants, sont mortes, dans le désert en tentant de passer du Niger en Algérie. Au début du mois, un bateau portant 60 personnes à son bord avait quitté Laayoune au Sud du Maroc et n’a jamais atteint les côtes des îles Canaries.

Des chiffres plus heureux paraissent également tous les jours, attestant des passages entre les côtes marocaines et espagnoles. Le 20 Juin, 13 personnes sont secourues en mer et transférées à Cadiz, en Espagne. Le 23 Juin 14 personnes arrivent par la mer sur la plage de Tarajal, qui avait connu vingt morts trois ans plus tôt. Le 18 Juin, 52 personnes embarquent de Nador, Maroc à Motril, Espagne. 27 personnes le 23 Juin, 29 personnes le 25 Juin. 4 personnes escaladent la barrière de Ceuta et refusent de descendre pendant des heures. Le 26 juin à 6h du matin une tentative de passage de 120 personnes des multiples barrières se dressant entre Nador et Melilla, font 20 à 30 passages réussis pour autant d’arrestations et de transferts de blessés aux hôpitaux de la région.

2809 migrants sont passés du Maroc en Espagne en quatre mois.
La semaine dernière au moins 2000 personnes ont été secourues de 15 embarcations différentes en moins de 36 heures par Médecins Sans Frontières en Méditerranée Centrale, passage entre la Libye et l’Italie. MSF, qui vient de décliner ses financements européens par désaccord avec ses politiques déclare aux dirigeants de l’UE: « c’est honteux. »

Ces chiffres ne sont pas des erreurs, des anomalies d’une politique par ailleurs cohérente. Non ces chiffres quotidiennement répétés, égrènent entre pertes humaines et passages l’échec manifeste d’une politique migratoire européenne exclusivement sécuritaire et militarisée. La campagne Frontexit tire la sonnette d’alarme sur l’augmentation constante du budget de l’agence européenne de contrôle aux frontières extérieures (FRONTEX) et ses inexcusables dérives, vouées à se perpétuer par l’élargissement récent des missions de l’agence. Le développement d’un arsenal sécuritaire destiné à empêcher les flux migratoires s’articule avec une politique d’accords multilatéraux et bilatéraux de coopération signés avec les pays d’origine et de transit des principaux flux d’exilé/es afin de pouvoir leur déléguer le déploiement de cet arsenal militarisé.

Ainsi donc actuellement, une politique meurtrière antidémocratique et enlisée se poursuit et se complexifie. Le choix de l’entêtement sécuritaire dépourvu d’une approche en Droits humains a aujourd’hui et aura à l’avenir des conséquences irrémédiables dont il est difficile d’appréhender la totale ampleur. Cependant, certaines conséquences se dessinent.

Le non-accès des personnes migrantes aux droits humains fondamentaux : conséquence la plus manifeste des politiques migratoires européennes

L’UE génère et cautionne par l’externalisation stratégique de ses frontières les violations des Droits humains commises à l’encontre des personnes en migration sur les territoires des Etats qu’elles traversent sans souhaiter y rester. L’inexistence d’aucune voie de passage légale et la criminalisation de la migration contraignent les personnes fuyant leur pays à l’emprunt de routes clandestines toujours plus risquées. L’approche sécuritaire et répressive dépourvue d’approche en droits humains permettant protection crée elle-même les conditions d’existence du trafic d’êtres humains qu’elle prétend combattre, laissant les personnes vulnérables aux prises des mafias transnationales dont les ressources leur permettent de ne pas être inquiétées par l’inflation des mesures sécuritaires aux frontières.
Au Maroc, l’accès au droit d’asile européen aux enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla est inopérant. La création récente d’un poste-frontière international dont l’autorisation d’accès est rare et aléatoire a ouvert la voie à la commercialisation du passage pour les migrants originaires de pays arabes. Réfugiés syriens, afghans, irakiens doivent monnayer leur passage en se procurant des documents d’identité marocains, seule solution pour s’approcher de la frontière. Le marché noir du passage est le théâtre renouvelé d’exploitation, d’abus et de violences physiques. Les migrants d’origine subsaharienne ne peuvent prétendre à la même opportunité, repérés à la couleur de leur peau ils sont immédiatement éloignés des frontières. Pour sauvegarder sa politique aux frontières extérieures, l’Union Européenne cautionne une répression violente : coups et blessures sont quotidiens, rafles policières sur leurs lieux de vie, détentions arbitraires, ou déportations forcées vers les villes du sud du Maroc. Les déportations vers le désert algérien qui suscitaient trop d’attention de la part de la société civile transnationale avaient cessé depuis 2014. Jusqu’à ce 1er juillet 2016, où 8 personnes, dont 3 femmes, ont été refoulées vers la frontière désertique d’Oujda en Algérie. Les morts à répétition ne sont pas des accidents mais les conséquences logiques d’une politique injuste : trois personnes sont décédées en mer lors d’une arrestation par la Marine Marocaine, une personne est décédée après s’être étouffée dans les égouts près de la ville de Nador lorsque les forces auxiliaires marocaines ont fait usage d’un gaz à son encontre dans un espace confiné.
L’UE encourage ces violences par l’impunité des forces de l’ordre, la légalisation de procédures en infraction au droit international que sont les refoulements à chaud, et un silence complaisant à l’égard des violations aux droits humains documentées notamment par l’Association Marocaine des Droits Humains.
Dans ce climat inhospitalier et anxiogène, les migrants prennent la mer sur des pateras, embarcations de fortune, ou se cachent dans des voitures pour accéder au continent européen et à leur rêve d’une vie digne.
Cependant cela prend du temps : la fermeture des frontières maintient les personnes migrantes qui fuient des situations invivables vécues dans leur pays d’origine sur le territoire d’états démocratiquement fragiles où l’exercice du Droit ne peut être considéré comme acquis. Dans ces conditions, les personnes en situation administrative irrégulière sont extrêmement vulnérables aux violations des droits humains. Parmi elles, l’existence et la bonne santé des enfants et des femmes sont sérieusement mises en danger par la clandestinité dans laquelle les accords entre Etats les maintiennent.

L’invisibilisation des violences sexuelles, violences sexo-spécifiques constituant pour les femmes le « prix à payer » de la migration, tout au long de leur traversée et également au sein des centres de détention, est un silence grave qui nie les drames collectifs et les oppressions qui se jouent sur les corps des femmes.

Impact normatif et politique très fort : l’imposition d’une approche sécuritaire unidimensionnelle

L’imposition d’une politique sécuritaire aux pays de transit via la signature d’accords bilatéraux favorise une véritable chasse aux migrants qui se diffuse dans la législation et dans les mœurs, à des états qui n’avait connu qu’un processus historique d’émigration et qui découvre avec la fermeture des frontières une dynamique d’immigration qui leur est nouvelle.
La Bulgarie, entrée à l’Union européenne en 2007 et exempte de mesures transitoires depuis 2014, a connu des flux d’émigration historiques et devient entre 2015 et 2016 un pays – frontière de la zone UE, partageant une frontière de 493 km avec la Grèce et de 259 km avec la Turquie, sur le passage de flux migratoires importants. Un mur n’en finit pas de se construire sur 120 kilomètres, et la formation de milices armées agressant des personnes migrantes alarment les organisations non gouvernementales sur le terrain.

Le déficit d’une vraie politique communautaire réfléchie et adaptée consacre une rupture Est / Ouest au sein même de l’UE, s’ajoutant à la rupture entre les pays du Nord et les pays de la rive Sud de l’UE consécutive de l’échec de la politique d’asile. Lors d’une conférence portant sur les Défis en Méditerranée, l’ambassadrice de la Roumanie au Maroc le confirme : « L’Est, entré dans l’UE en 2004 n’est pas du tout dans une optique d’accueil. A l’ouest les débats sur l’intégration, la diversité, les discriminations ont une histoire. La Hongrie, la République Tchèque, la Slovaquie, la Bulgarie ont été le front du refus. Par exemple la Bulgarie est entrée dans l’Union en 2007, c’est très récent. Elle accuse un fort retard économique. 500 euros, ce n’est même pas le salaire moyen en Bulgarie, c’est impensable d’en faire la base d’une compensation financière pour les réfugiés. La Roumanie et la Bulgarie ont eux-mêmes de vraies problématiques migratoires. De plus ce sont des pays qui n’ont pas d’histoire post coloniale, qui ne connaissent pas les migrations et qui ne connaissent pas l’Afrique, le Moyen Orient. Se préparer à accueillir des flux de migrant/es demande des mesures politiques, économiques et scientifiques fortes, la Roumanie et Bulgarie n’ont pas été préparées. L’argent des aides de l’Union est allé aux forces de sécurité et de contrôle. »

Quant au Maroc, la fermeture des frontières au Nord l’a converti en un pays d’installation temporaire mais durable des personnes en migration. Les personnes migrant depuis les pays du Sud du Sahara, et n’ayant plus la possibilité de continuer leur route vers l’Europe demeurent au Maroc sans en avoir le choix. L’injonction sécuritaire influence durablement la façon dont les personnes migrantes vont pouvoir vivre au Maroc, un pays où l’intégration sociale de personnes étrangères est une problématique récente qui n’a pas subi les instrumentalisations politiques et médiatiques irresponsables qui ont eu cours au sein des états ouest européens. La construction progressive du vivre ensemble, les interactions naissantes entre la société civile marocaine et les dynamiques initiées par les personnes étrangères pourrait être à l’origine d’évolutions positives. Seulement le chantage européen au renforcement sécuritaire participe à la criminalisation juridique de l’immigration irrégulière et des actes d’assistance à celle-ci, et progressivement à l’émergence d’une criminalisation sociale de la figure du migrant. La pression sécuritaire au Nord du pays gagne la population et accentue dans la région les comportements stigmatisants créant un climat défavorable à l’intégration.

Offre d’une caution morale à des états qui confisquent le discours humaniste au détriment de la société civile : la politique migratoire européenne contribue à l’instrumentalisation et à la dévalorisation des standards internationaux des droits humains

La politique européenne discrédite toute conditionnalité de la poursuite des relations internationales à une protection des droits humains par les états, et ce faisant, participe à la sape de la puissance normative des Droits humains et à leur éviction de la scène internationale. Des faits éloquents sont rapportés par le document élaboré par l’association Arci:

« Le fait que le Kenya menace de fermer Dadaab, le plus grand camp de réfugiés au monde, devient ainsi tout à fait normal pour revendiquer sa part de fonds. Conséquence directe de la stratégie européenne, des dictatures telles que l’Erythrée, le Soudan ou la Gambie utilisent le rôle de partenaire que l’Union Européenne leur a attribué dans la lutte contre l’immigration, pour se réhabiliter face à l’opinion publique internationale, en tentant de faire passer au second plan les crimes qu’elles ont commis. (…) Les fonds pour la coopération internationale engagés par l’Union européenne ne sont pas utilisés pour des projets de développement, mais pour mettre en œuvre des mesures de contrôle et de répression à la frontière ; des fonds destinés à des pays qui violent systématiquement les droits fondamentaux. »
Les accords bilatéraux ou multilatéraux de coopération deviennent des instruments de chantage à la répression des personnes qui transitent sur le territoire des états devenus partenaires de cette coopération. Alors qu’en réalité, des aides fournies à des gouvernements antidémocratiques multiplient les raisons que les citoyen/nes de ces Etats ont de fuir.
Dans sa logique, l’UE travaille à la normalisation de ses relations avec des dictatures : l’Erythrée, le Soudan, la Gambie. En ligne de mire, la signature d’accords similaires à celui signé avec la Turquie, visant à renforcer les contrôles aux frontières et à faciliter les réadmissions des personnes en se passant de l’étude individualisée de leur demande d’asile.

Quant au Maroc où je suis, le statut de partenaire respecté et valorisé du Maroc est régulièrement réaffirmé par les responsables politiques espagnols et français. D’excellentes relations diplomatiques reposant sur des échanges de bons procédés en termes de politique interne pour les uns, et de politique migratoire pour les autres. Des procédés très bien compris. Le 4 mai 2016 le quotidien marocain Libération titre: La déstabilisation du Maroc serait néfaste pour l’Europe. En partant de la déclaration d’un responsable espagnol, la conclusion du journaliste est éloquente : « Ce serait pire qu’un attentat à Paris ou à Bruxelles » a déclaré un haut responsable de la sécurité espagnole au quotidien ABC (…) La situation en Syrie ou en Lybie a un impact sur la sécurité des pays européens. Toute déstabilisation des pays du Nord de l’Afrique ou de la rive sud de la Méditerranée aura des répercussions sur les pays de l’Europe. Et c’est dans ce sens qu’on peut comprendre la déclaration de ce haut responsable de la sécurité espagnole rapportée par ABC. Les responsables marocains doivent tirer profit de cette position pour défendre les intérêts vitaux du royaume concernant ses relations avec l’Union Européenne surtout ceux afférents au dossier du sahara marocain. »

Le lundi 13 Juin 2016, le gouvernement marocain a plaidé à Genève lors d’un débat dans le cadre de la 32e session du conseil des Droits de l’Homme, en faveur de la « dépolitisation des Droits de l’Homme » et la promotion de « réponses intégrées aux défis de la pleine jouissance de ces droits à travers le monde ».
Un positionnement étatique clair à mettre rapidement en parallèle avec le contexte. Un communiqué récent de l’institut international pour l’action non violente (NOVACT) résume le climat actuel: « A partir de Juin 2015 ont commencé les pressions de la part du gouvernement marocain à l’intention de NOVACT, en même temps qu’une augmentation préoccupante des restrictions opposées aux organisations locales oeuvrant pour les Droits humains, spécifiquement l’Association Marocaine des Droits Humains, et des obstacles graves au travail des organisations internationales telles qu’Amnesty International, Human Rights Watch, Avocats sans frontières. Dans ce climat de peur et d’impunité, NOVACT a décidé de fermer son bureau au Maroc et de transférer son bureau régional à Tunis, où NOVACT espère trouver une atmosphère plus propice au travail de la société civile indépendante. »

En conclusion, l’entêtement sécuritaire a pour conséquence l’exclusion progressive et durable des droits humains de la sphère du politique.

  • * * *

Alors d’où leur vient cette persévérance insensée ? Persévérer dans l’externalisation et la militarisation des frontières pour ne pas avouer une erreur politique et historique funeste ? Ou persévérer parce que petit à petit, mort après mort, la vie humaine perd son sens et les droits fondamentaux ne deviennent plus qu’un champ lexical manié lors des joutes rhétoriques officielles faussement affectées ? La crise majeure des politiques migratoires européennes se poursuit par ce que La Cimade appelle dans son dernier rapport Frontières européennes, défense d’entrer, une démission morale du politique. Une démission irrémédiable dont les citoyens européens ne sont pas dupes.

Ainsi, les derniers irréductibles convaincus de la portée européenne des droits Humains sembleraient être, en tout paradoxe, ceux qui risquent leur vie pour y chercher refuge.

Ceuta, juin 2016.

Ceuta, juin 2016.